Ju’ul n’avait pas lésiné. Un petit lac, des fleurs colorées et odorantes, des papillons multicolores, une herbe douce et souple, c’était parfait. Le shale s’assit au milieu de cette merveille et elle fit de même.
- Sais-tu comment les eoshen choisissaient leurs apprentis du temps de L’Jor ? commença le shale.
Bintou s’étant trompée dans le choix de son premier apprenti, avoir cette information plus tôt l’aurait sacrément aidée. Elle fit signe « non » de la tête.
- Le jour où un enfant atteignait l’âge de raison dans les palais de coton, il était confié à l’un des eoshen. Pendant une lune, ils vivaient ensemble, loin des yeux du monde. L’eoshen devait utiliser le shen, de manière visible, ostensible et spectaculaire devant l’enfant. L’objectif était double.
- Repérer ceux qui y réagissaient et les envoyer au foyer, supposa Bintou.
Le shale acquiesça et garda le silence. Bintou réfléchit. Non, elle ne voyait pas quelle pouvait être la seconde raison. Son haussement d’épaules l’indiqua au shale qui expliqua :
- Le second but était de foutre la trouille à l’enfant.
Bintou ouvrit de grands yeux.
- L’eoshen s’amusait avec pour seul objectif de terrifier le plus possible le gamin. Les eoshen du palais s’ennuyaient, rappela-t-il. Les occasions d’utiliser le shen étaient rares.
- Ils profitaient de cet évènement pour s’en donner à cœur joie, comprit Bintou. C’est horrible !
- Mais ça marchait, indiqua-t-il. Tous les elfes noirs capables de manipuler le shen étaient repérés et entraînés. Les autres sortaient emprunts d’une terreur certaine des eoshen, permettant aux shale, très peu nombreux, d’être obéis et respectés, d’autant que le jour de sa sortie, dès que l’enfant posait un pied en dehors des palais de coton, un shale l’attendait et lui lançait une Nech’i kwasi, comme ça, sans raison, juste pour sa culture personnelle.
Bintou grimaça. Elle ne comptait pas les imiter. Ces méthodes la dégoûtaient.
- Comme tous les enfants ayant atteint l’âge de raison, j’ai été mis en présence d’un eoshen et la porte s’est refermée derrière moi.
Il s’arrêta de parler. Bintou vit son visage se décomposer. Avait-il jamais raconté cet évènement traumatisant à quelqu’un ?
- Je ne te décrirai pas ce qu’il m’a fait subir, annonça-t-il. Tu en vomirais sur place. Je voulais juste… que ça s’arrête… Disparaître… Cesser d’exister.
Bintou trembla.
- À la fin de la lune, j’ai retrouvé ma liberté et après m’être péniblement relevé de la douleur de la Nech’i kwasi, j’ai pu choisir d’intégrer la caste de mon choix.
- Quoi ? Comment ça ?
- Il m’a raté. Cet abruti ne s’est pas rendu compte que j’avais réagi. Est-ce parce que j’avais tellement peur, que je voulais tellement disparaître que lorsque mes pensées se sont éloignées de moi, je les ai immédiatement ramenées… ou bien parce qu’étant très doué, je ne me suis juste jamais répandu ? Je ne sais pas. En tout cas, il n’a pas constaté mon éveil au shen.
Bintou ouvrit de grands yeux. Elle n’en revenait pas.
- J’ai choisi parmi les castes déficitaires celle dans laquelle je souhaitais entrer. J’ai choisi d’être Tewagi.
- Quoi ? s’étrangla Bintou. Tu es… Oh putain… Tu m’étonnes que je ne t’arrive pas à la cheville en combat. Tu es Tewagi !
Il sourit pleinement tandis que Bintou soupirait en secouant la tête.
- J’ai choisi un centre d’entraînement près de l’océan, à l’est, le plus loin possible du foyer et des eoshen dont je n’avais pas la moindre envie de croiser de nouveau la route.
Bintou fit la moue. Il allait devoir pas mal les supporter plus tard.
- J’y ai passé le niveau 1 puis le 2 et à ce moment-là, comme tous les apprentis atteignant cette maîtrise, j’ai dû surveiller les combattants larvaires.
- Les quoi ? demanda Bintou.
- Les humains se battant dans les combats de larve.
- C’est quoi ?
- Des combats de coqs mais avec des humains à la place des gallinacés. On en met deux dans une arène et on lance les paris sur le survivant. Ça occupe le peuple.
Bintou resta un instant interdite avant de murmurer :
- Tu veux dire que c’était ce à quoi j’étais destinée à l’origine ? C’est pour ça que les elfes noirs m’ont emmenée ?
- Probablement, oui. Les ramasseurs ont vu en toi un excellent combattant, une bonne prise, un futur vainqueur… ce en quoi ils n’avaient pas tort. Tu te bats très bien. Tu aurais fait un fantastique combattant larvaire.
- Mais je n’étais pas du bon sexe, continua Bintou.
- Les femmes sont respectées, trop pour être jetées dans une arène pour y répandre le sang.
- Respectées ? répéta Bintou. Je n’ai pas eu la sensation de l’être. Méprisée, ignorée, rejetée, oui, mais respectée, non.
- Nul ne savait comment se comporter face à toi, tenta de justifier le shale. Mais revenons un peu en arrière si tu veux bien.
- Oui, bien sûr, pardonne-moi. Tu es devenu gardien des prisonniers humains.
- D’abord les premiers rangs, ceux tous justes amenés, découvrant l’endroit. Ils étaient enchaînés dans des conditions atroces, avec un faible accès à la nourriture et l’eau, et aucune commodité. L’air empestait. Les maladies se répandaient. Les survivants méritaient bien ce titre.
Bintou grimaça. Elle était bien contente de ne pas avoir eu à connaître cela. Elle comprit également qu’elle avait sûrement envoyé plusieurs hommes vers cet enfer en aidant à leur vente.
- En passant le niveau suivant, j’ai pu accéder au poste de gardien des combattants larvaires armés. Ceux-là pouvaient boire, manger, se laver, faire leurs besoins convenablement. Ils avaient également accès libre à une salle d’armes très bien pourvue. Évidemment, même le meilleur d’entre eux restait bien inférieur à un Tewagi niveau 3. Ceci dit, des erreurs se produisaient de temps en temps et des rebellions arrivaient régulièrement.
- Ce sont des combattants larvaires qui me sont tombés dessus à Ketema, comprit Bintou et le shale hocha la tête.
- Aucun humain n’a jamais réussi à mettre une évasion sur pied sous ma surveillance, assura le shale. Je détestais tellement cette mission. Une corvée détestable. Les humains sont des porcs. Ils passaient leur temps à se dominer les uns les autres et usaient beaucoup du sexe pour ça. Sodomie, fellation, masturbation, il semblait qu’ils passaient leur temps à utiliser leur sexe.
Bintou sourit. Les larves devaient s’entraîner pour survivre ou mourir dans l’arène, simples chiens de combat sous les hourras de leur geôliers. Normal qu’ils essayent de profiter un peu du temps qu’ils avaient.
- Beaucoup plus tard, un excellent forgeron y a mis un terme en construisant une cage spéciale enserrant le sexe des combattants mais en attendant, j’ai vécu des années de dégoût.
Une cage spéciale enserrant le sexe des combattants ? répéta Bintou dans sa tête, n’arrivant pas à s’imaginer l’objet en question mais n’osant pas trop poser la question non plus.
- Je me suis entraîné d’arrache-pied mais rien à faire, je n’arrivais pas à m’améliorer. C’était très frustrant. J’ai décidé de prendre mon destin en main au lieu de me morfondre. J’ai annoncé ma volonté de changer de district et je suis parti vers Abeba. Cela me rapprochait considérablement des eoshen mais tant pis. Là se trouvait un expert Tewagi. Ils étaient rares, très rares. Maîtriser aussi bien l’art du combat n’est pas donné. Il n’y en avait que trois à l’époque.
- Celui à Abeba était le plus proche ? supposa Bintou.
- Non, c’était le meilleur, à ce qu’on disait. Je suis allé le trouver et je lui ai demandé de me conseiller. Il m’a dit deux choses. D’abord que je devais augmenter ma régénération naturelle qui me permettrait de me prendre davantage de coups sans faiblir et d’augmenter mon temps d’entraînement. Deuxièmement, que je devais changer d’entraîneur si celui-ci était incapable de m’élever, non pas qu’il était mauvais mais qu’il ne me convenait juste pas. J’ai suivi ces deux conseils. À la validation suivante, je passais niveau 4.
Bintou sourit. Il était vraiment doué !
- Je venais de gagner ma liberté. J’ai pris divers postes : chef des ramasseurs puis des gardes frontières. J’ai été un peu entraîneur mais ça m’a vite saoulé. J’ai commencé à bouger, allant un peu partout dans L’Jor, découvrant mon pays, sauvant souvent des gens d’attaques d’animaux sauvages. J’ai choisi cette voie.
- Tu étais protecteur, comprit Bintou.
- C’est ça, indiqua-t-il. J’ai pris le commandement d’un petit groupe et nous sillonnions les routes au petit bonheur la chance, mettant nos compétences au service du peuple. Ces années ont été merveilleuses.
Bintou voulait bien le croire.
- Et puis, un jour, j’ai décidé de les écouter. Ils me répétaient tout le temps que je pouvais passer le niveau 5 et je les envoyais paître. Je m’en foutais en fait. Je n’avais pas besoin d’être reconnu. Je savais ce que je valais et l’argent ne m’intéressait pas. Mais bon, j’en ai eu marre qu’ils me le disent alors j’ai tenté, surtout pour qu’ils me lâchent.
- Tu as réussi, c’est ça ? supposa Bintou et il confirma d’un hochement de tête. Expert Tewagi, ben je ne suis pas prête de te toucher en combat.
Il sourit.
- Le roi m’a demandé à ses côtés. J’ai remplacé l’expert précédent qui s’est effacé pour aller prendre le commandement des Tewagi protégeant les mines au nord. Il semblait ravi de cette nouvelle mission. À Abeba, j’ai découvert les enjeux du pouvoir, les réunions ennuyeuses, les doléances soûlantes mais au combien essentielles. Le roi me demandait souvent mon avis, considéré comme neutre et impartial, objectif et sincère. Je faisais de mon mieux. La proximité avec les combats de larves m’exaspérait. Je passais beaucoup de temps à murmurer au roi d’y mettre un terme. Il aimait bien trop cette activité pour m’écouter. J’avais beau répéter que l’esclavage des humains nous nuirait et nous déshonorait, il m’ignorait.
Bintou soupira. Elle était heureuse de n’avoir jamais été en conflit direct avec les anciens. Elle ne sait pas trop comment elle aurait géré la situation.
- Le roi a commencé à vouloir quitter ses fonctions. Il en avait assez. Comme souvent dans ce cas, il l’annonçait et les volontaires se présentaient. La passation se faisait soit par combat truqué, soit réel mais au premier sang. Les combats à mort étaient exceptionnels.
Bintou l’ignorait mais elle trouva cela logique.
- Parmi les volontaires, N’Mieta me plaisait davantage que les autres. Il partageait beaucoup de mes idées et écoutait mon point de vue. Le roi ne choisit pas N’Mieta mais Frama, un jeune loup aux dents longues à l’opposé de mes convictions. J’ai encouragé N’Mieta à défier le roi mais il ne savait pas se battre alors j’ai décidé de l’aider un peu en lui enseignant quelques trucs. Les Tewagi ne sont pas censés transmettre leur savoir en dehors de leur caste. J’ai fait un léger écart, pas énorme non plus. Je n’ai révélé aucun secret, juste des trucs de base sur le regard, le moment, la distance.
Bintou sourit à sa tentative de justification. Il avait fait un écart. Elle s’en fichait. Elle ne le jugeait pas.
- La veille du jour prévue pour la passation, N’Mieta, à la surprise générale, a défié le roi. Ce dernier ne s’est pas démonté et a accepté le combat à mort, le perdant. N’Mieta venait de devenir roi et dans mon esprit, j’ai entendu « L’Jor vient de changer de roi. Le combat a été juste et digne. N’Mieté le dresseur prend le titre ». L’eoshen shale demeurant à Abeba venait de faire son rapport.
- Et tu l’avais entendu ! s’exclama Bintou.
- Frama n’a pas hésité une seule seconde. Il a défié N’Mieta, qui a gagné. Immédiatement après la victoire de mon poulain, j’ai entendu « Frama le tanneur est mort après avoir défié N’Mieté ». Ça m’a furieusement énervé. Je n’ai pas pu m’en empêcher. J’avais beau les craindre, ça me hérissait trop. Je me suis placé devant lui et sans même prendre la peine de le saluer, je lui ai craché « Il s’appelle N’Mieta, pas N’Mieté ».
Bintou sourit. Le Tewagi avait défendu son poulain.
- Il était roi bordel ! Le minimum était au moins de prononcer son nom correctement, même s’il était surprenant et inhabituel !
Bintou rit devant l’énervement encore présent du shale malgré les années.
- L’eoshen m’a déshabillé des yeux, fronçant les sourcils puis regardant dans le vide. Je n’ai pas entendu l’échange suivant. Je pense qu’il était passé en communication privée. Il est rapidement revenu vers moi pour m’annoncer : « Tu n’es plus Tewagi. Tu vas te présenter au foyer en temps qu’apprenti eoshen. »
Bintou blêmit.
- J’étais à droite du roi. Je venais de mettre mon poulain sur le trône. J’allais enfin pouvoir me faire entendre. J’étais, plus ou moins, le maître de L’Jor. En un clin d’œil, je venais de tout perdre.
Bintou en trembla de rage pour lui.
- L’eoshen m’a transpercé des yeux avant de me demander « Tu vas aller au foyer ? ». La menace était claire. Il me mettait à l’épreuve. Probablement était-il dans ma tête à ce moment-là. Je ne sais pas très bien. J’ai sagement hoché la tête. Nul ne s’oppose impunément à la volonté d’un eoshen. J’avais suffisamment souffert entre les mains de l’un d’eux pour le savoir. J’ai tout quitté, sans un regard, sans un adieu, sans un mot. J’ai pleuré sur tout le trajet, davantage de colère que de tristesse d’ailleurs. Tout ça, pour rien. Des années d’entraînement, de souffrance, de corvées, de politique perdaient toute valeur.
Bintou secoua la tête. C’était horrible.
- Je suis allé au foyer où j’étais attendu. Ils ont commencé à me traiter comme les autres apprentis, comme un môme. Je ne me suis pas laissé faire. Je refusais d’obéir à leurs ordres. Je ne voulais pas faire telle ou telle action, non, je voulais savoir pourquoi. On m’a prévenu que je devrais participer à la prochaine épreuve de certification qui se tiendrait sept lunes plus tard. J’ai demandé à en connaître le contenu exact. On m’a ris au nez. J’ai insisté… lourdement… beaucoup. Ils ont fini par craquer et me le révéler.
Bintou ricana. Il n’avait pas été un apprenti facile.
- Le jour de l’épreuve de certification, je me suis avancé pour l’épreuve de régénération naturelle, sans m’être jamais rendu dans aucun cours correspondant. Connaître le contenu de l’épreuve m’avait suffi. Une dague en plein cœur ? Je m’en étais déjà prise durant les entraînements de Tewagi, pas qu’une fois et par surprise. Franchement, leur épreuve me faisait doucement rigoler.
Bintou souriait pleinement. Elle trouvait très drôle la narration du shale.
- Lorsque j’ai annoncé vouloir passer le niveau 5, le maître de cérémonie s’est avancé et m’a chuchoté « Tu as bien compris qu’en agissant de la sorte, tu te grilles cinq ans en une fois ? Tu es sûr de vouloir... » Je lui ai coupé la parole pour répéter, un peu agacé, « niveau 5 ».
Bintou se retenait difficilement d’exploser de rire. Elle imaginait sans peine les sédentaires pincer les lèvres devant un tel effronté.
- Il a enfoncé sa dague dans mon torse et je suis resté debout, ne cachant pas mon ennui mortel. La lame retirée ne montra pas la moindre trace de sang. Le maître de cérémonie m’a validé puis il a annoncé l’épreuve de maîtrise du shen, et il a constaté, ahuri, que je ne quittais pas le cercle.
Bintou ouvrit de grands yeux. Non ! Il n’avait pas osé !
- Je crois que j’ai toujours utilisé le shen, admit-il. J’ai juste fermé les yeux sur les évènements surnaturels qui se produisaient autour de moi, les attribuant à la fatigue ou à une illusion d’optique. Je me suis voilé la face pour qu’elle corresponde à l’idée que je me faisais de la vérité.
Bintou connaissait bien cette notion, très courante.
- Je ne suis allé qu’à un seul cours de maîtrise du shen, pour constater que la difficulté maximale ne me posait aucun problème. J’ai demandé à me rendre au cours supérieur mais on m’en a interdit l’accès sous prétexte que je n’avais pas validé la compétence inférieure. J’ai pris la peine de montrer à l’eoshen formateur que je savais faire les exercices précédents mais il n’en a rien eu à faire.
- Ils sont du genre pointilleux, confirma Bintou.
- Quand j’ai annoncé « niveau 5 », ça a commencé à remuer dans l’assemblée. Quand j’ai réussi, encore davantage. Quand je suis resté dans le cercle pour la maîtrise de l’esprit, ça a empiré.
- En même temps, si tu étais en mesure de capter une communication publique dans laquelle tu n’étais pas inclus de base, c’est que tu maîtrisais la compétence supérieure, fit remarquer Bintou. Évidemment que tu as validé le niveau 5. Tu aurais même dû valider le niveau supérieur.
- L’assemblée ne parvenait plus à rester silencieuse quand je suis encore resté dans le cercle pour l’épreuve de maîtrise de la nature.
Bintou sourit. Il leur en avait mis plein la vue.
- Ils ne pouvaient pas comprendre. La vie réelle leur était tellement lointaine. Ils ont vécu leur enfance enfermés dans les palais de coton. L’âge de raison atteint, ils ont vu L’Jor le temps de rejoindre le foyer pour ne jamais plus en sortir. Aucun d’eux n’a jamais fait de feu, ni planter une graine, ni vu un poussin sortir d’un œuf et les shale ne prenaient pas la peine de leur transmettre ce genre de vision. De ce fait, ils devaient apprendre les lois de la nature. Il est tellement plus intéressant de les vivre, de les sentir, de s’y confronter, pour de vrai. « Le feu, ça brûle et l’eau, ça mouille ». Ils assenaient cela comme des leçons importantes. J’avais la sensation qu’ils me prenaient pour un imbécile avant que je finisse par comprendre que les idiots, c’était eux et je les ai pris en pitié.
- Ils n’ont pas dû apprécier.
- Pas sûr qu’ils l’aient su, indiqua-t-il. Tu t’en doutes : j’ai validé le niveau 5 et ceci a été accueilli non pas par des applaudissements mais par un silence de plomb, pesant, mortel. Plus personne ne m’a adressé la parole. J’ai eu droit à un rejet total.
- Ils étaient jaloux, comprit Bintou. Ils t’en voulaient car ta réussite démontrait leur faiblesse.
- Ils m’ont ouvert les portes de leur cours à reculons, n’ayant aucune raison valable de me refuser mais ne se montrant pas accueillants non plus.
Bintou grimaça. Elle comprit qu’elle avait été l’esclave d’un eoshen haï des siens. Logique qu’elle n’ait guère été appréciée.
- J’ignorais tout de la projection, n’ayant jamais eu besoin de le faire. Tous les autres cours ne m’ont vu qu’une seule fois, assez pour comprendre que je n’avais pas besoin d’eux.
- Que faisais-tu de tes journées ?
- Je m’entraînais dans leur salle d’armes, indiqua-t-il. Très bien équipée, je n’ai jamais compris à quoi elle leur servait. Avant mon arrivée, elle était toujours vide. Le retour d’un premier shale au foyer m’a permis de comprendre que seuls ceux-là s’en servaient. Il m’a demandé de l’entraîner. J’ai tiqué. Il m’a dit que la caste des eoshen était supérieure à celle des Tewagi et que par conséquent, les secrets de l’une pouvait se transmettre à l’autre. Je lui ai concédé ce point et l’ai aidé à s’améliorer avant qu’il reparte. Deux autres ont reçu mon enseignement.
- Les eoshen shale t’appréciaient.
- J’étais neutre à leurs yeux, précisa-t-il. Ni apprécié, ni déprécié. Les évènements du foyer leur passaient carrément au-dessus de la tête.
- Comme je les comprends, murmura Bintou.
- L’année suivante, ils m’attendaient au tournant, s’attendant à me voir tomber.
- Vraiment ? Ils n’avaient toujours pas compris ?
- Non, ils me prenaient pour un idiot, un écervelé qui ne saisissait pas la nature profonde du shen et qui se montrait bien trop prétentieux.
Bintou ricana. Qui était prétentieux ?
- J’ai validé le niveau 5 en projection, puis en maîtrise complexe du shen, puis en maîtrise de l’esprit et enfin en maîtrise de la nature. Sous un silence glacial, j’ai attendu mais le maître de cérémonie ne m’a pas accueilli. À la place, il m’a tendu une feuille. Surpris, je m’en suis saisi. Sur le parchemin, des lignes étaient tracées. « Tu n’as jamais passé l’épreuve écrite » indiqua-t-il.
- L’épreuve écrite ? répéta Bintou qui n’en avait jamais entendu parler.
- Ils avaient omis de préciser que tous les eoshen devaient savoir lire et écrire l’amhric, mais également connaître les lois les plus élémentaires du pays. Pour vérifier ces connaissances, une épreuve écrite était passée par chaque apprenti, au moment de son choix, ceci ne faisant pas partie de la grande cérémonie de validation du shen, avec laquelle elle n’avait pas grand-chose à voir.
- En temps que Tewagi, je suppose que tu ne savais pas lire et écrire l’amhric.
- Non, seuls les eoshen possèdent ce savoir. Les apprentis l’apprennent dès leur arrivée auprès des scribes dans la bibliothèque, endroit où je n’ai jamais mis les pieds. J’ai saisi la feuille en souriant. Avec le shen, j’ai fait venir une plume et de l’encre. Sur un lutrin de shen, j’ai complété leur inutile document.
- Comment ?
- En puisant directement dans l’esprit du maître de cérémonie la connaissance, tant de la lecture et l’écriture de l'amhric, que les réponses au test. Quelques instants plus tard, je le lui tendais complété.
Bintou ne put s’empêcher de rire.
- Il l’a parcouru des yeux. Sa mâchoire tremblait. Ça a prit un très long moment, mais finalement, d’une voix sifflante et amère, il a prononcé les mots fatidiques : « Bienvenu parmi nous, eoshen ».
- Ça lui a arraché la gorge de devoir le dire.
- Carrément ! confirma-t-il en souriant.
- Les autres l’ont pris comment ?
- Je n’ai eu droit à aucune embrassade, aucune accolade, aucun sourire, aucun regard chaleureux. J’ai contacté les shale qui m’ont volontiers parlé. L’année suivante, j’étais désigné shale et je quittais le foyer.
- Tu n’as passé que trois ans au foyer ? s’étrangla Bintou. Mais ça veut dire… que tu as passé presque autant de temps là-bas en ma présence que durant tout le reste de ta vie !
- C’est ça, confirma-t-il. Du fait de mon passage éclair, je ne me suis jamais senti comme faisant partie de cette communauté dont je n’ai jamais eu l’occasion d’intégrer les codes, les coutumes, le fonctionnement.
- Tu m’étonnes, murmura-t-elle.
- J’ai pris ma zone, très à l’est, le long de l’océan.
- Je suis surprise de ton choix, ironisa-t-elle.
- J’ai commencé à apprendre à interagir avec les gens. C’était très bizarre. Jusque-là, j’étais apprécié, attendu. Je protégeais le peuple. Maintenant, je devais apporter mes dons de soigneur mais surtout rendre la justice. Soudain, les gens se sont mis à me craindre, à détourner le regard, à baisser les yeux. Je n’avais pas l’impression d’être différent et pourtant, chaque interaction me le faisait cruellement sentir. Je ne me suis jamais senti aussi seul. C’était horrible.
Bintou s’imaginait très bien la sensation.
- Un de mes soins m’a fait croiser un marchand d’esclaves. Comprenant que les combats de larve existaient toujours, je me suis rendu à Abeba. Je n’avais rien à y faire. Ce n’était pas ma zone. Le shale en place n’a pas caché sa colère. J’ai discuté avec N’Miéta. Il a écouté mon opinion avec beaucoup de respect avant de m’annoncer une fin de non recevoir. Les combats perdureraient. Il avait beaucoup de pression. Il n’agirait pas contre l’avis du peuple. Je venais de perdre cette bataille. Par la suite, je suis allé trouver chaque nouveau roi pour tenter de le faire adhérer.
- Les shale n’ont pas dû apprécier.
- Ils se moquaient gentiment, précisa-t-il. Rien de méprisant. Juste des ricanements. Un jour où j’étais au foyer pour remplir mon aumônière, passage éclair, tu t’en doutes, j’ai perçu un appel. Le shale du nord annonçait la mort prochaine d’un contremaître d’une mine. Il demandait un envoi rapide d’un remplaçant afin que l’extraction ne s’arrête pas. J’étais surpris : la mort prochaine. Pourquoi ne pas le soigner ? J’y suis allé. J’ai découvert les mines de métal noir. Je possédais moi-même une lame de cette nature quand j’étais Tewagi. J’ai dû m’en départir en entrant au foyer, où les biens personnels sont interdits.
- Ah bon. Pourquoi ?
- Pour dépersonnaliser les eoshen, expliqua-t-il. On leur retire leurs objets, leur nom, leur identité. Ils ne sont plus qu’un membre remplaçable d’un groupe. Ça permet la cohésion, l’unité.
- Mais empêche tout investissement, toute motivation, toute forme de reconnaissance.
Il hocha la tête avant de poursuivre sa narration :
- Je n’avais pas imaginé que les mines puissent être un tel charnier. Chaque lune, les esclaves humains mourraient par dizaines. Je n’en revenais pas. Déjà que les combats de larve me déplaisaient mais là, j’étais révulsé. J’ai rejoint le shale en place, ne comprenant pas pourquoi il regardait le contremaître hurler sans rien faire. « Il s’est blessé avec du métal noir. Il ne m’a pas permis de mettre fin à ses souffrances » indiqua-t-il et j’ai compris qu’habituellement, le shale égorgeait tout simplement celui qui commettait une imprudence.
- Il n’était pas capable de le soigner, supposa Bintou.
- J’ignorais que c’était impossible, indiqua-t-il. Je n’avais jamais lu le précis correspondant à la bibliothèque.
- Forcément, vu que tu n’y as jamais mis les pieds, fit remarquer Bintou.
- Elle ressemblait à quoi ? demanda-t-il.
- Quoi donc ?
- La bibliothèque du foyer ?
- Elle était magnifique, indiqua Bintou. J’ai compulsé de nombreux ouvrages là-bas, sous les conseils de Sylenn. Pourquoi ?
- Par pure curiosité, répondit-il.
- Tu as bien dû la voir à travers l’esprit d’un scribe.
- Non, jamais.
Bintou voulut dire « Tu n’as qu’à aller la voir maintenant » mais elle se rappelait l’usage du passé dans sa question « Elle ressemblait à quoi ? », indiquant que la bibliothèque avait probablement disparu depuis. Quand et comment, Bintou supposa qu’elle allait bientôt l’apprendre. Elle se tut donc pour le laisser continuer.
- Comme je ne savais pas que c’était impossible, j’ai projeté vers le malheureux qui se tordait de douleur.
Il se tut un instant avant de reprendre :
- Bon, pour être honnête, j’ai failli y passer… mais il a survécu et nous avons découvert que sa survie l’obligeait malgré tout à quitter son poste, la proximité avec le métal noir le faisant trop souffrir. Un remplaçant fut envoyé.
- Tu as quand même réussi à réaliser un miracle, comprit Bintou. Fini la dépersonnalisation. Tu n’étais plus un eoshen parmi d’autres, ni même un shale parmi d’autres mais celui capable de soigner une blessure au métal noir. Ils ont dû te haïr pour ça.
- Ils n’ont jamais cherché à savoir comment j’avais fait, à apprendre de moi, à m’imiter, à tenter de reproduire la chose. Ils m’ont assigné les mines tandis que l’ancien nordiste prenait ma place à l’océan.
Bintou se crispa. Ils l’avaient forcé à quitter ses terres adorées pour des mines sombres et puantes grouillantes d’esclaves humains ?
- J’ai sauvé un contremaître puis deux, puis trois. Une immense rage grondait en moi. Je gaspillais mes talents dans ces mines. Combien de personnes aurais-je aidé, là, dehors ? C’était impensable de dépenser autant d’énergie pour quelque chose d’aussi futile ! Je suis allé trouver le nouveau roi et lui ai longuement exposé mes opinions. Rien à faire. Il a refusé, son remplaçant aussi et une dizaine d’autres après lui. Je n’en pouvais plus. Je mourrai sur place. J’ai supplié les shale de me permettre de rejoindre l’océan, promettant de revenir aux mines à chaque fois qu’une blessure était déclarée – soit moins d’une fois par génération. Ils ont accepté et j’ai enfin pu retrouver la mer.
Bintou fit la moue. Il avait été obligé de quémander pour obtenir sa liberté. Quelle tristesse…
- Dans le même temps que tout ce que je t’ai raconté, un problème existant déjà avant empirait : le nombre d’enfants. La fécondité n’a jamais été très bonne chez nos femmes mais les quantités diminuaient doucement. Les eoshen dans les palais de coton avaient beau soutenir, projeter, soigner, guérir, s’assurer des bonnes conditions, les nourrir des meilleurs mets, leur assurer la sécurité et le confort, rien n’y faisait.
- Ils ne couchaient pas assez avec elles ?
- Ils ne les touchaient pas, assura-t-il. Aucun d’eux n’aurait osé.
- Ah bon ? s’étonna Bintou.
- Les femmes sombraient en dépression, se rejetant la faute les unes sur les autres. Le choix des reproducteurs leur revenait. Si un garçon leur plaisait, elles le gardaient avec elles. Ils vivaient tous ensemble, partageant la douceur et le bien-être des palais. Devenir reproducteur était gage d’une vie de confort.
- Les femmes choisissaient selon quels critères ?
- Aucune idée, indiqua-t-il. Leur instinct, je suppose. Bref, elles se pouillaient sans cesse, se rejetant la responsabilité. L’une d’elle sortait du lot. Elle tombait enceinte à peine débarrassée de son rejeton précédent. C’était le meilleur taux des palais.
- Que faisait-elle de particulier ? interrogea Bintou.
- Les autres se sont posées la même question. À force de la surveiller, elles ont fini par avoir le fin mot de l’histoire : amoureux, son eoshen et elle partageaient des moments intimes. En réalité, elle ne se proposait jamais aux reproducteurs. Ils gardaient ce secret depuis tellement de générations ! Les femmes appelèrent un shale et devant lui, ils furent forcés d’admettre leurs torts.
- Torts ? répéta Bintou. Visiblement, ils avaient plutôt raison d’agir de la sorte.
- J’étais de retour à l’océan depuis une, peut-être deux générations à ce moment-là. Les femmes ont eu la même réaction que toi. Après s’être brièvement réunies, elles ont annoncé au shale leur décision : à partir de maintenant, aucun reproducteur ne serait plus nommé. Seuls les eoshen partageraient leurs couches.
Bintou ouvrit des grands yeux. Les femmes avaient elles-mêmes demandé cela ?
- Ainsi fut fait. Les reproducteurs furent laissés à l’abandon dans une aile du palais, séparés des femmes par une barrière magique, finissant par mourir de vieillesse sans jamais revoir de femmes, délaissés, méprisés.
- Elles n’ont même pas pris la peine de les prévenir ?
- Non. Le dernier reproducteur s’est suicidé, annonça-t-il.
- Tu m’étonnes ! Ça a dû être horrible pour eux.
- Le truc étant que le changement a fonctionné, précisa-t-il. Toutes les femmes se sont mises à augmenter leur taux de fécondité, devenant toujours grosses juste après le départ de leur dernier. Ça a marché ! Le nombre d’elfes noirs a significativement augmenté après cela.
- Le shen en est responsable ? demanda Bintou qui en doutait sérieusement.
- Je ne pense pas. Honnêtement, je ne connais pas la raison de ce rebond. Elian pourrait peut-être nous éclairer vu qu’elle a réussi à augmenter très fortement le taux de fécondité des elfes, tant des bois que noirs.
- Tu n’as pas profité de votre entrevue pour le lui demander ?
- Elle n’a pas semblé le savoir. Je lui redemanderai à l’occasion. Cela peut attendre.
Bintou lui accorda ce point.
- C’était obligé qu’ils partagent avec les sédentaires du foyer ? gronda Bintou.
- Il fallait trouver un moyen de départager les heureux élus, indiqua-t-il. Comment choisir ? Ils ont décidé de ne pas le faire. Tout le monde en profiterait ou personne. Je me suis opposé à l’idée et les shale m’ont soutenu… avant de faire machine arrière en voyant le tollé que cela produisait. Les sédentaires nous hurlaient de nous occuper de nos affaires, que cela ne nous concernait pas, que nous ferions mieux de regarder du côté de notre zone au lieu de regarder vers les palais de coton. Nous avons détourné le regard…
- Et l’esprit, comprit Bintou.
Il hocha la tête.
Bon et du coup pour les reproducteurs et la fertilité des femmes, je dois laisser tomber mon hypothèse de compatibilité et en faire venir une autre : c'est les hommes qui sont stériles, parce qu'ils baisent trop, ils doivent faire autre chose à côté pour être fertiles (d'où le fait que les eoshens font de meilleurs géniteurs que les reproducteurs, que les elfes noirs soient plus fertiles que ceux des forêts, et qu'Elian ait beaucoup d'enfants avec Theorlingas, Saelim, Ceïlan et Beïlan)
Les hommes elfes des bois baisent énormément. Ils passent leurs journées à ça (à deux, seuls, en groupe, du même sexe ou avec les femmes, leur bite est leur unique préoccupation). Certes, les elfes des bois chantent, mais ils baisent en même temps... Ce n'est pas incompatible.
Bonne lecture !