Chapitre 7

Par Maëlys

Je quitte Emilie le 5 juillet 1981.

 

Le 4 juillet, à 9h, je pars marcher avec Julien. 

« - Ça doit faire plus d’un an que je ne suis pas sorti de la résidence ! s’exclame-t-il.

- Vraiment ? Tu ne t’ennuies pas ?

- Pas vraiment, non… A force, on s’attache aux gens qui y sont et puis on n’a pas envie de partir.

On s’engage dans le sentier qui doit nous mener en haut de la montagne. Je rêve de la gravir depuis que je l’ai vue.

- Tu es là depuis combien de temps ?

- 5 ans, peut-être 6, je ne sais plus trop.

Même si la vie au centre de repos est agréable, qu’il y soit depuis tant d’années m’étonne. Julien ne renchérit pas tout de suite. La pente est escarpée, le chemin étroit. Il se place derrière moi, j’entends sa respiration qui se fait haletante.

- A vrai dire… Le centre m’a apporté beaucoup. Je pense qu’il m’a guéri. Quand je suis arrivé ici, je…

Un rocher nous fait face. Je grimpe plutôt aisément, tend la main à Julien, et l’aide à monter. Il s’essuie le front du dos de la main.

- Il est pas facile ton parcours, dis donc.

- On a passé le plus compliqué. Mais continue, tu étais en train de parler.

- Je disais qu’arriver ici, ça m’a vraiment aidé. J’étais comme vidé de tout au départ, enfin, quand je suis arrivé. Je ne ressentais rien, ni joie, ni tristesse, ni intérêt pour les gens. J’étais maussade en permanence, et personne n’avait encore réussi à me sortir de cet état. Quand mes parents m’ont conseillé de me rendre là-bas, je n’avais aucun espoir. Je ne vivais pas dans une souffrance permanente comme certains, j’étais seulement…vide. Ça m’a pris plusieurs années pour changer, bien sûr, mais au fil des mois, des choses se débloquaient en moi. Il y avait des jours, comme ça, où une nouvelle chose fleurissait en moi. Le problème, c’est que je méprisais tout ce qui m’entourait. Peu m’importait le soleil ou la pluie, le sourire ou les pleurs.... Et puis un jour, je me suis allongé dans l’herbe fraiche. Sans réfléchir. Je suis resté plusieurs heures comme ça. Je me sentais accompli. Pourtant ce n’était rien.

J’aperçois le sommet de la montagne au loin.

- Une avalanche de petites sensations m’a recouverte. J’ai apprécié sentir le soleil sur ma peau. J’ai aimé voir Maria sourire. J’ai ressenti des petites étincelles de joie, presque imperceptibles, mais c’est ainsi que j’ai compris que je n’étais pas complètement perdu. La lumière m’atteignait enfin. Je le sentais. Bien évidemment, ça a pris beaucoup de temps. Tu sais ce qu’on dit, il y a des hauts, des bas. Mais j’ai guéri.

- Mais… pourquoi est-ce que tu es encore là, si tu es guéri ?

Julien soupire légèrement.

- Cet endroit… Il a bien des avantages, mais il a également un inconvénient. Je pense qu’une personne saine, qui demeurerait trop longtemps dans cet endroit, ne pourrait le rester.

- Je ne comprends pas vraiment.

Le centre me paraît paisible. Depuis que j’y suis, je me sens plutôt apaisé. Être coupé du monde me fait un bien fou.

- Tu sais, depuis le temps que je suis ici, j’ai vu beaucoup de personnes se perdre. A force de côtoyer le malheur, on finit par oublier le goût du bonheur.

Nous sommes arrivés au sommet de la montagne. J’observe le paysage qui s’offre à nous. Il est à couper le souffle.

On rentre à la résidence en discutant de banalités. La phrase qu’il a prononcée tourne en boucle dans ma tête.

***

A 12h, le téléphone fixe de la résidence sonne.

Jonathan s’approche de moi et m’informe que l’appel est pour moi. Je m’excuse auprès d’Emilie et quitte la table. Je me rends dans l’entrée, et saisis le combiné.

- Akira !

Je sursaute.

- Lisa.

- Tu comptais m’appeler un jour ?

- Oui, bien sûr mais… j’étais un peu occupé.

Lisa soupire.

- Quand est-ce que tu rentres ?

Elle ne me laisse pas le temps de répondre.

- Tu ne m’as pas prévenu avant de partir. C’est ton père qui me l’a dit. Que tu étais parti…la voir.

Je ne réponds rien.

- Ça fait presque deux semaines que tu y es, Akira. Rentre. Tu me manques.

- Je ne l’ai pas vue depuis cinq ans. Je ne peux pas partir maintenant.

- Tes parents s’inquiètent. Donne-leur plus de nouvelles. Appelle-les.

- Je le ferai.

- Je suis sérieuse. Fais-le.

- Je te le promets.

- Tu me manques vraiment, rentre vite.

Je n’ai pas le temps de répondre. Lisa a déjà raccroché.

 

A 15h, je suis allongé dans le parc avec Emilie.

 

Emilie a emporté une couverture qu’elle a posée sur l’herbe. On s’est allongé dessus. Il fait chaud. Je protège mes yeux avec mon avant-bras. Emilie somnole à mes côtés. Je me laisse bercer par sa respiration régulière. Elle m’apaise.

 

- Akira ?

J’entrouvre les yeux.

- Akira, réveille-toi !

- Emilie ?

Ma voix est encore endormie. Sans m’en rendre compte, j’ai sombré dans un sommeil profond. Je reprends peu à peu mes repères. Nous sommes dans le parc, sur la couverture.

Le ciel s’est assombri. Je me redresse et sens tout d’un coup une goutte d’eau s’écraser sur mon épaule. Puis une deuxième.

- On ferait mieux de se dépêcher !

Emilie acquiesce et on se lève. Un éclair retentit, et une pluie diluvienne s’abat sur nous. Je m’empresse de saisir la couverture, puis je prends Emilie par la main et on court en direction de la résidence. Malgré le peu de distance qui nous sépare du bâtiment, lorsqu’on y arrive, on est trempés jusqu’aux os. Je secoue la tête pour me débarrasser de l’eau dans mes cheveux, et Emilie éclate de rire :

- On dirait un chien !

Je ris à mon tour. Sans lui lâcher la main, je l’entraîne dans l’escalier, qu’on monte à toute vitesse. On arrive jusqu’à sa chambre. Emilie se laisse tomber sur une chaise.

- Tu vas tout mouiller !

Elle continue à rire, refuse de m’écouter. Je vais dans la salle de bain prendre une serviette et reviens près d’Emilie. Je pose la serviette sur ses épaules. Elle ne bouge pas. Je pose mes mains sur la serviette et frotte doucement les épaules d’Emilie. Je remonte jusqu’à sa nuque, que je sèche aussi, puis jusqu’à ses cheveux. Emilie sourit, ses yeux brillent comme ceux d’un enfant.

- J’ai l’impression que tu es ma maman, plaisante-t-elle.

Je lève les yeux au ciel.

- Allez, va te changer.

***

Emilie s’allonge sur son grand lit, puis se redresse :

- Viens t’allonger près de moi.

Je quitte mon matelas et rejoins Emilie. Je m’allonge sur le dos, à une distance raisonnable.

- Merci, susurre-t-elle. Ça fait longtemps que quelqu’un n’avait pas pris autant soin de moi.

Je souris. Mais je n’ouvre pas la bouche. Je sens qu’Emilie va parler. Ses mots sont trop précieux pour que je les gâche.

- Natasha m’a envoyé une lettre. Je l’ai reçue hier.

- Ton assistante sociale ?

- Oui. Je crois qu’elle a dû parler à tes parents, parce qu’elle sait que tu es ici.

- Ah…

Emilie se tourne vers moi :

- Je l’apprécie vraiment, tu sais ? Elle n’est plus obligée de garder contact avec moi et pourtant elle continue à m’envoyer des lettres. Elle n’appelle pas, elle envoie des lettres. Elle m’a vraiment aidé, pendant longtemps, c’est un peu comme une mère pour moi.

La voix d’Emilie se tord douloureusement lorsqu’elle prononce ce mot « mère ». Elle détourne son regard de moi.

- Tu ne m’as jamais parlé de tes parents.

Un instant je crois qu’Emilie va se renfermer sur elle-même, fuir, une nouvelle fois. A ma grande surprise, elle parle.

- Je n’ai plus beaucoup de souvenirs de ma mère. Elle jouait du piano. Ah si ! Je me souviens du jour de sa mort. Elle était arrivée à l’hôpital depuis plusieurs jours. Elle était allongée dans un grand lit médicalisé. Je venais la voir avec mon père tous les soirs. Une fois où elle se sentait particulièrement mal, elle a demandé à écouter un morceau de piano. On a fait apporter un poste de musique, on a placé le CD. Je tenais la main de ma mère. Elle était glaciale. 

***

- Je suis restée seule avec mon père. Je n’avais jamais vraiment aimé mon père. Lui non plus d’ailleurs, mais c’est devenu pire. La mort de ma mère lui avait fait beaucoup de mal.

Emilie avale sa salive.

- Souvent, après l’école, j’allais faire mes devoirs dans le jardin. On avait un grand jardin. Au fond, il y avait une sorte de rivière, avec un petit pont en bois qui la surplombait. Le voisin d’en face me regardait de loin. Il avait à peu près mon âge. Il restait toujours assis près du pont. Il n’avait qu’à l’emprunter pour arriver dans mon jardin. Je me demandais s’il passerait ce pont un jour. Je voyais mon père dans la maison, au loin. Je voulais m’enfuir. Chaque jour, quand je voyais le voisin près du pont, je pensais : S'il passe la rivière, je pars. S'il passe la rivière, je pars. S'il passe la rivière, je pars. Mais il ne l’a jamais fait.

Puisque je ne suis pas partie de moi-même, on a fini par me faire partir. J’ai été séparé de mon père. J’avais 7 ans. Je ne l’ai jamais revu.

 

A 23h, Emilie et moi sommes toujours allongés sur le lit, en silence.

 

Après tant de confidences, Emilie s’est tue. J’ai été touché qu’elle m’ait parlé. Qu’elle m’ait raconté ses souffrances.

On a toujours été un peu seuls, elle et moi. Chacun de notre côté. Et puis on s’est trouvés.

Emilie se rapproche de moi. Elle pose sa main sur ma joue. Je saisis doucement son poignet, le caresse du bout des doigts. Elle se rapproche encore un peu. Nos yeux ne se quittent plus. C'est un de ces moments où nos solitudes se mêlent, s'embrassent. Un de ces moments où mon âme effleure la sienne. Un de ces moments où j'ai plus que jamais la certitude de l'aimer, plus que tout.

 

Cette nuit-là a été la plus belle qu’on ait passé ensemble. On n’a pas dormi. On est resté côte à côte, en silence. Entre nous, il y avait beaucoup de silences. Plus de silences que de mots, je crois. Mais les silences disaient plus que les mots. On n’avait pas à les combler. C’était eux qui comblaient les failles qu’on avait en nous.

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Edouard PArle
Posté le 08/07/2024
Coucou Maëlys !
Super chapitre, je suis investi à fond et je redoute la séparation d'Emilie et d'Akira. A quand la suite ? J'ai adoré la fin de ce chapitre, quand ils sont allongés seuls ensemble, le paragraphe de fin est vraiment magnifique. Cool d'en apprendre plus sur son passé, même si ça semble n'être qu'une infime partie de ce qu'elle a vécu, j'espère en avoir plus !
Mes remarques :
"ciel s’est assombrit." -> assombri
"La voix d’Emilie se tord douloureusement lorsqu’elle prononce ce mot « mère »." super phrase !
"Elle était glaciale. Lorsque le deuxième accord a retenti, elle était déjà morte." j'aurais trouvé cool de couper à glaciale, de laisser la mort implicite
Un plaisir,
A bientôt !
Maëlys
Posté le 20/07/2024
Coucou,
Merci beaucoup beaucoup !!
Je vais corriger ça ;)
ABChristLéandre
Posté le 01/07/2024
Belle continuation ! Beaucoup de cohérence et de réponse aux questions dans ce chapitre.
On se rapproche lentement et sûrement de l'exode d'Emilie, mais on a encore envie d'en vivre plus auprès d'elle et c'est sans doute pour ça qu'on est bercé par le récit nostalgique d'Akira.
Vivement la suite. On espère qu'il y aura un peu plus de mouvement maintenant.
Maëlys
Posté le 01/07/2024
Merci beaucoup !!
Il va y avoir un peu plus de mouvement en effet, même si ce n'est pas un roman avec beaucoup d'actions !
ABChristLéandre
Posté le 01/07/2024
Et c'est ce qui fait tout son charme... Encore une fois, vivement la suite !
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