Chapitre 6

6

 

Alec – Confluent – 1999

 

À mon réveil, alors que le soleil se lève à peine, Eartha n’est pas là. C’est la première fois qu’elle ne se trouve pas à mes côtés à cette heure de la journée.

Comme tous les jours depuis que cette satanée maladie s’est déclarée, j’ai déjà mal partout. J’avale une pincée de poudre de plantes séchées que mon amie m’a donnée, en attendant qu’elle revienne avec des remèdes plus efficaces. Elle doit se promener dans un couloir ou peut-être dans les jardins. J’imagine ses longs cheveux aux reflets rouges dansant sous la brise qui caresse les quais.

Dans la grisaille ambiante de notre prison, elle est une lueur essentielle à ma survie, un soleil à elle seule.

Il est à présent huit heures. Elle n’est toujours pas revenue. Son absence prolongée commence à m’inquiéter sérieusement. Où diable est-elle passée ?

Un hurlement de terreur retentit à l’étage du dessous. C’est une femme de ménage qui pousse des cris stridents, ininterrompus. Puis plus rien. Je cours comme je peux dans le couloir, malgré la douleur. Mes jambes tremblent, elles refusent de m’emmener plus loin, et je m’effondre d’un bloc sur le carrelage.

— Ça va, Alec ?

— Pas vraiment… Je ne peux plus bouger.

Impossible de retenir mes larmes. Je suis paralysé, et Eartha n’est pas là pour veiller sur moi. Je n’ai aucune chance de m’en tirer.

— Pleure pas, le bleu de tes yeux est déjà délavé et ton teint, je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi pâle… Ne bouge pas, je vais t’aider. Tu voulais aller voir ce qui se passe, toi aussi ?

Corto attrape vigoureusement mon bras et le passe autour de son cou. Bien qu’il ait lui aussi seize ans, il est beaucoup plus grand et deux fois plus musclé ; il ne semble même pas faire un effort pour me relever. J’aurais peut-être été aussi baraqué que lui, si je n’avais pas eu à supporter ce parasite qui m’entrave chaque jour un peu plus. Si seulement on trouvait un moyen de me guérir…

Dans le couloir, c’est la cohue. Tout le monde court de manière désordonnée, sans vraiment savoir où aller. On se croirait au milieu de chauves-souris dérangées par la lumière dans leur grotte. Nous sommes percutés plusieurs fois, mais Corto me soutient, et nous finissons par arriver à l’étage d’où proviennent les cris.

— Vous avez vu, c’est horrible…

— Quoi ?

— En venant réveiller les gosses pour faire la chambre, la femme de ménage a trouvé Damien…

— Quoi… ? Qu’est-ce qu’il a, Damien ?

— Il est mort…

Cette brute est morte ? Qu’a-t-il pu lui arriver ? Il était pourtant en bonne santé…

— Quelqu’un sait ce qui s’est passé ?

— Non. Il paraît juste que sa cervelle s’est répandue sur le matelas.

— Huh. C’est gore…

Quel soulagement ! S’il est mort, il ne s’attaquera plus à moi. Je ne me sens même pas coupable d’éprouver de tels sentiments. Il me menait la vie dure. Il m’avait pris pour cible dès son arrivée. Dès que l’occasion se présentait, il m’insultait et se moquait de mon infirmité, me dérobait les quelques affaires que j’étais parvenu à conserver et, systématiquement, cela dérapait. Du harcèlement, il passait rapidement à la violence physique. En général, je me retrouvais prostré dans un recoin, cible des coups de pieds de toute sa bande d’attardés. Bien entendu, jamais personne n’intervenait pour me porter secours… Il faut dire qu’il ne prenait pas vraiment de risques, vu mon état de santé et mes rares fréquentations avant l’arrivée d’Eartha... Je n’aurais jamais pu lui tenir tête sans elle.

Sa mort pourrait-elle avoir un lien avec la disparition de mon amie ? Aurait-elle été jusqu’au crime pour me protéger ? Où est-elle, à présent ?

Si elle a fui, ce bazar tombe plutôt bien. Les adultes mettront un certain temps à se rendre compte de son absence.

— Regagnez vos chambres et attendez le passage des drones.

Aucun membre du personnel n’a daigné venir nous soutenir, c’est le haut-parleur qui nous hurle les instructions à suivre.

— Viens.

Corto m’entraîne dans les escaliers pour me raccompagner à l’étage supérieur.

Mes articulations me lancent de plus en plus.

C’est à peine si mes jambes se plient encore.

En arrivant sur le palier, je m’effondre.

— Avancez, là, on est bloqués dans l’escalier, nous !

Mon ami me traîne par le bras pour m’écarter du passage. Le flot de gosses qui nous suit s’abat devant nous et se répand dans le couloir.

— Merci de rester dans vos chambres jusqu’au passage des drones, martèle le micro mal réglé qui, en plus de nous arracher les tympans, grésille.

— Ça va aller ?

Je vois dans ses yeux sombres que Corto est inquiet. Il n’est pas habitué à s’occuper de moi.

J’acquiesce, machinalement.

— Dis, t’as vu Eartha, ce matin ?

Et voilà ! Il a posé LA question. Celle à laquelle je me refuse à répondre… On ne révèle pas ce qu’on ne sait pas, je ne peux pas lui dire que je la cherchais justement lorsqu’il m’a trouvé.

— Oui, très tôt. Elle est partie se promener au jardin. Elle n’a pas dû entendre les cris ni les consignes…

— Tu me rassures. Un instant, j’ai eu peur qu’il lui soit arrivé la même chose qu’à Damien…

Je n’ai pas pensé à ça. Instinctivement, j’ai cru qu’elle était partie retrouver son père qui lui manque tant et dont elle me parle à longueur de journée. Si ça se trouve, le système n’a pas apprécié qu’elle refuse de l’oublier. Elle est la seule ici à avoir conservé autant de souvenirs malgré les nettoyages. Je ne sais pas si je l’envie ou si je la plains. Moi, je ne me rappelle rien ; il paraît que c’est mieux pour les enfants battus. À Eartha aussi, ils ont dit qu’elle avait été violentée, qu’on ne lui offrait pas une éducation adéquate. Pourtant, si je crois ce qu’elle m’a raconté, elle n’a jamais rien vécu de tel. Ou peut-être n’admet-elle pas la vérité…

— Qu’est-ce que vous faites encore dans le couloir, tous les deux ?

— Je…

— Je ne veux rien savoir ! C’est déjà assez compliqué à gérer, allez dans vos chambres et n’en sortez pas !

Je me traîne douloureusement jusqu’à la porte, toujours soutenu par Corto, qui esquisse une moue dégoûtée. Il me dépose doucement sur le seuil de ma chambrée, en appui sur le cadre. Je lui adresse un sourire de remerciement sous l’œil réprobateur de la surveillante et entre m’allonger sur mon lit.

La matinée passe avant qu’un drone fasse son apparition. Après avoir scanné la chambre et ses occupants, il tourne son « œil » rouge vers nous et nous demande de sa voix robotique :

— Où est Eartha ?

Face à sa prunelle accusatrice, nous baissons tous les yeux.

Peu habitué au silence, il insiste :

— Où est Eartha ?

Pas de réponse.

Il sort et la porte claque derrière lui.

J’entends alors le directeur l’interroger :

— Alors, ils sont tous là ?

Je m’approche du battant et y colle mon oreille pour mieux entendre la conversation.

— Non, Monsieur le Directeur.

— Comment ça, non ?

— Il manque la fille du luthier, Monsieur le Directeur.

— Mais où a pu passer cette satanée gamine ?

— Je ne sais pas, Monsieur le Directeur.

— C’est bon, c’est bon…

Des talons se rapprochent :

— Monsieur le Directeur ?

— Qu’y a-t-il, Lisiane ?

— Les enfants…

— Quoi, les enfants ? Dépêchez-vous, Lisiane, j’ai à faire ! On m’attend au golf pour treize heures !

— Certains ont vu le corps du jeune Damien. Il pourrait s’avérer opportun de faire venir un psychiatre.

— Vous suggérez encore des frais ? Mais comment voulez-vous qu’on s’en sorte ?

— Je sais bien, Monsieur le Directeur, mais certains sont traumatisés. Il y en a même qui n’ont pas cessé de pleurer depuis ce matin…

— Ce n’est pas d’un psychiatre dont nous avons besoin, mais d’un bon nettoyage ! Organisez une séance pour chacun d’eux : qu’il ne leur reste plus aucun souvenir !

— C’est noté, Monsieur le Directeur.

Les talons s’éloignent en claquant sur le vieux parquet.

—Monsieur le Directeur ? interroge une voix robotique.

— Quoi encore ?

— Et pour la fille du luthier, que fait-on ?

— C’est une fugitive, donnez l’alerte ! Je suis sûre que c’est cette sale gosse qui a exécuté Damien ! Qu’elle soit retrouvée et sanctionnée à la mesure de la gravité de son acte !

Comment peut-il s’avancer comme ça ? Il n’en sait rien !

Je suis sûr qu’elle n’a rien à voir là-dedans… Ma pauvre Eartha, accusée sans preuve de la mort de cet horrible Damien. Si les drones partent à sa recherche, elle n’a aucune chance, ils sont si nombreux et disposent de tellement de ressources auxquelles elle n’a pas accès… C’est un combat inégal, perdu d’avance…

Je me sens tellement impuissant.

Que va-t-il lui arriver ?

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