Chapitre 5

5

 

Eartha – Confluent – 1999

 

Peu rassurée à l’idée de m’exposer à nouveau à la lumière du parvis de la tour de Ganne, je monte au deuxième palier du jardin. La végétation s’est emparée des escaliers, dont les marches irrégulières glissent encore plus que dans mes souvenirs.

Je pose avec soulagement le pied dans l’herbe grasse et me retourne pour contempler le terrain en contrebas : mon passage a laissé des traces évidentes, les tiges couchées forment un chemin qu’on discerne même en pleine nuit. Raison de plus pour ne pas traîner dans le coin.

J’escalade le mur mitoyen et me retrouve sur la terrasse du voisin. Dans cette section de la rue, les jardins suspendus se suivent en enfilade. Je franchis les clôtures une à une et finis par regagner la rue sans avoir été exposée aux lampadaires et caméras de surveillance active.

Sur la place de l’église, deux drones en faction se croisent en réalisant des allers et retours réguliers. Je les entends ronronner. Toutes les cinq minutes, un bip retentit : c’est le signal de sauvegarde des données de ronde. Rien à signaler, ils poursuivent leur veille aérienne.

Leur régularité est une opportunité. À force de les observer, je détecte un instant durant lequel ils sont tous deux tournés vers l’extérieur du parvis, vers la rue qui donne au centre-ville et celle orientée vers les quais de Seine. Je saisis ces cinq secondes de flottement pour m’élancer dans la montée qui mène au parc communal, toujours précédée de Gremlin, qui m’entraîne dans une ruelle adjacente.

Pas de caméra visible dans ce petit passage qui longe le parc tout en surplombant le fleuve.

À la lueur des étoiles, je découvre un pan de mur abîmé. Il est moins haut que le reste. Les pierres du dessus, incrustées de verre pilé, ont dû tomber, laissant place à celles du dessous, moins dissuasives. C’est l’occasion de pénétrer dans le parc sans se faire remarquer. Je sautille pour prendre de l’élan et prends appui sur la partie basse pour passer par-dessus. J’atterris avec lourdeur dans un buisson épineux, tandis que mon chat répète l’opération avec grâce et légèreté.

Je m’avance dans la pénombre, protégée des drones par le feuillage luxuriant des arbres. Aucune caméra en vue. Je laisse mes pas me guider jusqu’à un vieux banc de bois situé face aux jeux collectifs et m’y assieds.

Enfant, je venais chaque semaine escalader la montagne artificielle et me suspendre aux balançoires. Mon père s’asseyait sur ce même banc et me regardait jouer durant des heures.

Cet endroit correspondrait-il au lieu mentionné dans son message ? Aurait-il caché la boîte de Jehan dans un endroit aussi fréquenté, au risque que quelqu’un d’autre la découvre ?

D’ailleurs, qui est ce Jehan ? Et que peut bien contenir cette boîte ? Pourquoi tant de mystère ?

Je ne comprends rien à cette énigme surgie de nulle part. Je sais bien que mon père n’était pas apprécié du régime, c’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons été séparés, mais pour quelle raison lui aurait-on voulu du mal ? Était-il suivi ? Surveillé ? Sa résistance était-elle si dérangeante ? En quoi la musique, les arts et le savoir en général pourraient-ils être à ce point problématiques ?

 Chaque nouvelle interrogation m’amène à la suivante, sans m’apporter de réponse, dans un tourbillon sans fin. Je me noie dans l’océan de mes incertitudes.

Soudain, j’aperçois un petit point rouge qui clignote dans un arbre en face de moi ! Une caméra ! Ces fourbes en ont placé jusque dans ce parc familial !

Je ne sais pas ce qu’elle a filmé, mais les données ne tarderont pas à être envoyées à la centrale et seront traitées dans la foulée. Les intelligences artificielles et leurs algorithmes travaillent à toute heure du jour et de la nuit, sans rémunération ni sommeil, et surtout sans faille. Avec un peu de chance, l’obscurité masquera mes traits, mais ils ne tarderont pas à faire le rapprochement avec ma disparition de l’orphelinat. Il est temps de trouver une cachette plus fiable.

J’emprunte de nouveau le chemin qui m’a permis d’entrer et redescends en direction des quais.

Le système de surveillance y a été installé récemment, mais les caméras, en forme de soucoupes volantes, suspendues aux lampadaires, y sont plus visibles, plus faciles à déjouer.

Dans l’opacité de la nuit, je suis presque invisible. Les réverbères sont tous éteints, certainement en réponse à la restriction de sortie due au couvre-feu. Une manière comme une autre de faire des économies sur le dos des contribuables, pour changer.

Je longe les péniches, délogeant quelques imposants rats fauves, sortis en quête de nourriture. La faible lumière des étoiles se reflète dans l’onde irisée d’hydrocarbures, à peine troublée par le clapotis des poissons volants.

C’était si beau ici, avant. La Seine n’est plus qu’une poubelle où se déversent les égouts et où l’on rejette les déchets dont on ne sait que faire. Sans parler des cadavres…

Je me retrouve devant le bateau des Conteurs. Il a changé d’emplacement, probablement écarté au profit d’une embarcation plus pimpante et plus lucrative. Son nom, écrit en grosses lettres multicolores est craquelé, la peinture de revêtement s’effrite un peu partout. Ça doit faire un moment qu’il n’est pas sorti de l’eau pour bénéficier d’une révision au chantier naval. Mais il tient bon et flotte toujours.

Je monte sur le ponton pour m’approcher des hublots. Comme pour chacune des maisons de cette ville ou de ce pays, aucun son ni aucune lueur n’en émane. Se pourrait-il qu’il n’y ait personne à l’intérieur ? Certains étaient des amis de mon père, s’ils sont là, ils accepteront sûrement de me cacher…

Le jour se lèvera bientôt, et je n’ai nulle part où me camoufler. Je me dirige vers la petite cabine. Elle n’est pas verrouillée. Je me faufile dans l’ouverture qui mène dans la coque et referme le battant avec soin. Personne ne doit découvrir que je suis ici.

Le bateau est vide. Enfin, pas tout à fait : si les occupants ont disparu, certainement emprisonnés pour résistance, tout ce qui leur appartenait est encore là. Je me sens soudain intruse dans ce lieu, je n’aime pas trop m’approprier les biens des autres, ne fût-ce pour quelques heures.

Je me dégote une penderie dans une des chambres et m’y glisse, emmitouflée dans des couvertures que je viens de trouver, pour y passer la fin de la nuit.

À mon réveil, quelques heures plus tard, un jour blafard filtre dans l’entrebâillement de la porte qui fait face au hublot. Je ne sais pas exactement quelle heure il est, mais je ne pourrai plus dormir.

Je sors de mon sac les livres récupérés à l’atelier. Je me souviens les avoir déjà vus, sans pour autant les avoir déjà lus ni même feuilletés.

Pourtant, leur place n’a jamais été sur les rayonnages, en compagnie des autres ouvrages. Non. Ces deux-là sont des livres de « chevet ». Mon père les disposait toujours sur le guéridon attenant à son fauteuil de lecture, dans son atelier. Entre deux travaux, il lui arrivait de s’y plonger jusqu’à en oublier l’heure.

Le plus petit est relatif à la musique et à la lutherie primitive improvisée. Son titre est on ne peut plus évocateur : Fabriquer des instruments avec des objets du quotidien. La reliure en tissu beige râpé me laisse penser qu’il est ancien. Soulevant la couverture, je repère la date de publication : 1973. En effet, il n’est plus tout jeune.

Je compulse les premières pages avec attention. Si mon père s’est donné la peine de les cacher avant de disparaître, il contient certainement des informations cruciales.

Au fil des paragraphes, je découvre ses annotations manuscrites. Il a tenté de mettre en application les instructions et les a étoffées par ses propres expériences. Les instruments réalisés devaient avoir une sonorité exceptionnelle, à faire pâlir les orgueilleux qui se pavanent avec leurs médiocres instruments signés de grands noms.

Arrivée au premier tiers, les feuilles gondolent. En tournant la page cinquante-sept, je découvre que les deux tiers restants ont été découpés pour constituer une petite cachette au cœur du livre. À l’intérieur se trouve une grande quantité de petites coupures : la banque ! Bien qu’il n’ait rien à cacher, mon père n’a jamais pu se faire à l’idée d’être espionné dans ses achats et s’est toujours refusé à détenir une carte bancaire. Quel meilleur moyen de conserver son argent ? Bien plus sûr, en tout cas, qu’un bas de laine ou un matelas !

Il y a plusieurs centaines de Couronnes du Nouvel Ordre. Ça sera probablement utile ces prochains jours.

Que peut bien dissimuler le second ouvrage ?

Celui-ci est relié de cuir, lissé par les multiples lectures dont il a fait l’objet.

Il est apparemment plus vieux encore que le précédent. Il a l’allure d’un énorme journal intime, un journal d’aventurier. À moins qu’il ne s’agisse d’un grimoire.

Un lacet de cuir le maintient fermé. Je détache le nœud et ouvre délicatement la couverture. Il craque malgré mes précautions.

C’est un ouvrage manuscrit ! Les lettres calligraphiées sont parfaitement dessinées, à la fois longues et rondes. L’encre noire est un peu passée, mais on distingue encore les mots inscrits :

« Crémonensis, Anno 1698,

Antonio Stradivari et Andrea Guarneri ».

Un authentique ouvrage de cette période ! Est-ce vraiment possible ?

Si je me souviens bien, ces deux-là étaient ouvertement concurrents. Il est étonnant qu’ils aient pu collaborer à l’élaboration d’une telle œuvre. Pour les experts, il n’est même pas certain que ces luthiers de renom, tour à tour élèves de Niccolò Amati, se soient effectivement côtoyés. Et pourtant, l’ouvrage est là, encore plus épais qu’une bible, noirci d’explications techniques et de dessins d’une précision bluffante.

Mon père lisait souvent ce livre, rien d’étonnant pour un luthier autodidacte. Il s’y perdait des heures durant. Je n’ai jamais cherché à savoir ce qu’il pouvait contenir. Chacun ses livres fétiches, celui-là était à mon père.

Mais ce codex est bien plus que ça, selon ce qu’il m’a jadis expliqué. C’est une édition unique et secrète – ou à tout le moins inconnue du grand public et des scientifiques – qui regorge de savoir-faire ancestraux, jamais égalés, aujourd’hui totalement oubliés.

Sa valeur est inestimable. Mon père en avait tiré ses apprentissages. Cela lui a valu son succès auprès des musiciens, du temps où la musique était encore tolérée.

La valeur marchande de cet ouvrage à elle seule justifie que mon père l’ait dissimulé parmi les autres livres de la bibliothèque. Mais pourquoi ne l’a-t-il pas tout simplement emporté avec lui ?

Craignait-il d’être arrêté et d’en être délesté ? Souhaitait-il me le transmettre ?

Encore de nouvelles questions sans réponses. Ça devient franchement perturbant. J’ai dû manquer quelque chose d’important, quelque chose qui vaille qu’on sacrifie sa vie pour la sauver… Mais quoi ?

Je te le promets, Papa, je prendrai soin de ton codex et je mettrai au jour ses secrets. Même si je dois y passer des heures, des jours, des années… Je comprendrai et je te retrouverai, j’en fais le serment.

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