Peu avant dix-huit heures, elle reçut un nouveau message de Lachlan, qui attendait en bas de l’immeuble. Elle aida Isobel à enfiler son manteau puis l’entraîna dans le couloir, l’ascenseur, le hall. Elle pourrait faire tout ce trajet par cœur, à présent, si elle l’avait voulu. Kelpie dormait sagement dans sa caisse de transport, le ventre bien rempli de son dernier biberon. Il y avait quelque chose de gratifiant à voir la peau de son minuscule bidon se tendre quand elle était repue.
— Salut Tonton ! salua-t-elle en arrivant à hauteur de la portière de sa voiture. Tu as un rehausseur ou il faut que j’aille chercher le mien ?
Elle n’avait pas de voiture mais en avait acheté un presque un an plus tôt, juste au cas où. Cependant, son oncle secoua la tête, un sourire aux lèvres :
— J’en ai acheté un quand j’ai su que je rentrais à Londres, chaton. Je n’allais pas mettre ta petite puce en danger, hm ? Il est dans le coffre, je te l’ouvre.
En quelques minutes, ce fut réglé : Eleanor attacha la ceinture de sécurité d’Isobel, cala la caisse de transport entre le siège de Lachlan et celui où sa fille se trouvait, puis prit place à l’arrière, à ses côtés. Elle était moins barbouillée quand elle s’installait à l’avant, mais préférait surveiller la petite, au cas où elle aurait un problème.
— Ton installation se passe bien, Tonton ? Je peux venir t’aider le week-end, si tu as besoin d’une paire de mains supplémentaires.
— Non, je m’en sors bien, ne t’en fais pas. Tous les meubles sont en place, mais mes livres et une partie de mes vêtements et bibelots sont encore dans des cartons. Je règlerai ça demain, puis je pourrai aller m’occuper du salon de tatouage.
— Où est-ce que tu t’es installé, d’ailleurs ? Je ne vais plus sur Facebook, mais j’imagine que tu as posté l’info sur ta page…
— Évidemment, et sur Instagram aussi, répondit-il avec un petit haussement d’épaule. J’ai trouvé un salon à reprendre à Camden, le type qui me l’a vendu a décidé de visiter tous les pays du monde ou quelque chose du genre.
— Wow, tu seras bien situé ! Tu as déjà des rendez-vous prévus pour quand tu réouvriras ?
Leur conversation se poursuivit tout le temps du trajet en voiture. La voix grave et profonde de son oncle aida Eleanor à combattre sa vague nausée. Elle n’était décidément pas une grande fan des trajets en voiture, mais le métro et le bus coûtaient un bras qu’elle préférait ne pas sacrifier quand elle avait accès à une alternative.
— Voilà, on est arrivés ! s’exclama Lachlan d’un ton jovial.
Il venait de se garer dans l’allée d’une petite maison victorienne sur trois étages. Sa façade était peinte en vert pâle, comme toutes celles du reste de la rue, et sa structure complexe avec des balcons en arc devant les fenêtres des chambres attirait l’œil. Eleanor comprenait sans la moindre difficulté en quoi cette petite étrangeté avait charmé son oncle. C’était le genre de maison qu’elle achèterait un jour si elle le pouvait.
— Je ne sais pas si le jardin servira à grand-chose vu le temps de chien qu’on se tape par ici, mais au moins il est là. Je pensais utiliser une partie pour un potager ou quelque chose du genre.
— C’est une bonne idée, mais il faut avoir le temps d’entretenir d’un jardin. J’en avais commencé un quand je m’occupais de Papa, mais j’ai fini par abandonner justement par manque de temps.
Les pattes d’oie aux coins des yeux de Lachlan se creusèrent tandis qu’il souriait à nouveau. Il avait l’air tellement plus détendu et heureux qu’à Édimbourg. L’ombre de la maladie de son frère ne pesait plus sur lui, après tout.
— J’ai décidé de lever le pied avec le travail. Je me fais vieux et j’ai réussi à faire de belles économies pendant ma carrière. En plus, j’ai tiré un excellent prix de ma maison à Édimbourg. Bon, une bonne part de cet argent est parti à Skye pour essayer de sauver le manoir, mais quand même, j’ai de quoi me poser tranquillement.
— Tu mérites une bonne retraite, Tonton.
— Bah, parfois on n’a pas ce qu’on mérite, mais je vais essayer. Ne restons pas plantés là toute la journée, hm ? Entrez, les filles, mettez-vous à l’aise. J’arrive, j’ai juste quelques bazars à décharger de la voiture. Tiens, chaton, prends les clés et fais comme chez toi.
Eleanor éclata d’un petit rire et s’empara du trousseau qu’il lui tendait en secouant légèrement la tête. Peu de choses pouvaient faire de l’ombre au sens de l’hospitalité de Lachlan. Elle détacha Isobel, fit le tour de la voiture et l’aida à sortir avant de remonter l’allée de gravier gris clair. Cette teinte complémentait à merveille le vert menthe de la porte et la nuance bien plus pâle des murs.
— Viens, ma puce, allons voir comment Tonton Lachlan a arrangé son intérieur.
— D’accord !
Isobel frétilla d’impatience pendant tout le temps qu’il fallut à Eleanor pour déverrouiller la porte et l’ouvrir, puis fonça dans le hall. Avec un regard à sa mère, elle s’assit cependant sur une marche et attendit que la jeune femme lui enlève ses chaussures avant de s’enfoncer plus loin à l’intérieur. Eleanor suivit sa fille, regardant autour d’elle avec toute l’attention qu’elle ne consacrait pas à la surveiller juste au cas où. Il n’y avait pas encore vraiment de décoration sur les murs gris perle, juste quelques photos de famille, mais les boiseries avaient été entretenues très récemment, et le sol de parquet sombre ne grinçait pas sous ses pieds.
Puisque Lachlan lui avait dit de faire comme chez elle, Eleanor prit place derrière le comptoir qui séparait la cuisine d’un salon très vaste et très haut de plafond. Elle surveillait Isobel d’un œil, mais la petite fille se contentait d’explorer la pièce sans essayer de faire quelque chose de dangereux. Cette phase lui était passée presque six mois plus tôt, mais la jeune mère ne se faisait pas d’illusion : le goût du danger reviendrait à mesure que sa fille grandirait. Elle était prête, cependant. Son esprit combatif ne craignait pas de se mettre sur le chemin de toutes les menaces qui pourraient planer sur l’avenir de la fillette, que du contraire.
— Tu veux quelque chose à boire, ma puce ? appela-t-elle tout en fouillant les placards à la recherche des gobelets et des verres.
Lachlan les trouva quelques minutes plus tard assises sur le canapé, un verre et un gobelet vide sur la table basse devant elles. Kelpie avait été sortie de la caisse de transport où elle passait la majorité de son temps – à son âge, elle n’avait pas besoin de plus – et se tortillait à présent sur les jambes d’Isobel, qui la caressait avec autant de délicatesse que possible. Un sourire attendri se dessina sur les lèvres de l’homme à la vue de ce tableau. Il frotta l’ombre de barbe sur son menton puis prit la parole, malgré sa réticence à perturber le calme qui régnait chez lui.
— Je n’ai qu’à réchauffer la sauce et faire cuire les pâtes et tout sera prêt. Chaton, tu as interdiction formelle de mettre la table ou de faire la vaisselle. Ce soir, tu te détends.
Eleanor ricana mais acquiesça de bonne grâce, secrètement touchée par ses mots. S’il ne lui avait pas donné un ordre, elle aurait probablement essayé de l’aider, mais elle respectait son autorité, comme elle l’avait toujours fait. Puisqu’il lui avait donné l’occasion de se reposer, de ralentir la course des rouages qui ne s’arrêtaient jamais à l’intérieur de son esprit, elle se rapprocha d’Isobel et commença à lui décrire d’une voix douce toutes les choses que Kelpie serait bientôt capable de faire. Sa fille avait encore du mal avec la notion du temps, mais l’idée que la chatonne puisse bientôt voir et entendre l’enthousiasmait énormément.
— Voilà, c’est prêt !
L’eau à la bouche, Eleanor reposa Kelpie dans sa caisse de transport, la referma puis rejoignit Isobel qui s’était déjà élancée en direction de la table et s’assit à la droite de son oncle. Le fait que Lachlan ait acheté une chaise haute pour le bénéfice de sa petite nièce faisait fondre un peu plus le cœur d’Eleanor, qui ne pensait pourtant pas un tel exploit possible. Elle n’arrivait pas à poser de mots sur le bonheur simple et pourtant débordant qu’elle éprouvait à l’idée du retour de son oncle à Londres, à une dizaine de minutes en voiture de chez elle. Elle se sentait moins seule, moins démunie, alors qu’elle n’avait même pas été consciente de l’emprise constante de ces sentiments sur elle jusque-là.
Ils mangèrent tranquillement ; pour la première fois depuis qu’elle était revenue à Londres, Eleanor fut assez détendue pour accepter un verre de cidre de la part de son oncle à la fin du repas. Lui ne buvait que de la bière occasionnellement, mais elle n’était pas surprise qu’il possède une bouteille du seul alcool qu’elle appréciait. C’était de cette façon que Lachlan aimait montrer son amour pour les membres de sa famille, pour ses amis. Il se sentait toujours mal à l’aise quand il devait l’exprimer à voix haute. Il préférait agir plutôt que discourir.
— Merci pour cette soirée, Tonton.
— C’était un plaisir, chaton. Et puis, je sais que tu me rendras la pareille !
Ils avaient toujours fait comme ça dans la famille : ils s’invitaient mutuellement, au moins une fois par mois, pour se rassembler et échanger les dernières nouvelles, mais surtout pour se soutenir dans les épreuves qui pavaient leurs vies respectives. La dernière histoire sérieuse de Lachlan s’était finie tragiquement quand son compagnon de l’époque avait reçu une opportunité d’emploi en Australie, dix ans plus tôt. Quant à Bruce, il avait été le brave père célibataire qui élevait une petite fille seul, sans l’appui de sa mère.
Parfois, quand elle avait été en colère, amère, Eleanor lui avait reproché cette absence, mais elle reconnaissait aujourd’hui avec une grosse dose de regrets que son père avait fait tout ce qu’il pouvait. Il l’avait rassurée quand elle avait eu ses premières règles, catastrophé de ne pas avoir pensé à lui en parler en amont parce qu’il la pensait trop jeune pour les avoir. Il l’avait bercée des heures durant quand elle avait réussi à couper les ponts avec son premier copain après qu’il ait abusé d’elle pendant trois ans – elle n’avait que dix-huit ans à l’époque, et elle avait cru que ses mots cruels et ses bousculades si brusques qu’elles lui laissaient des bleus faisaient partie de la vie normale d’un couple. Il l’avait aidée à retrouver son équilibre, à découvrir sa véritable valeur et ne pas laisser ce savoir lui échapper à nouveau.
— D’accord, mais on commandera. Je suis une catastrophe en cuisine, moi. Tu peux m’expliquer comment ce gène a pu sauter ma génération ?
Lachlan rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Ils échangèrent quelques banalités puis Eleanor quitta l’habitacle, aida Isobel à en faire autant puis récupéra la caisse de Kelpie. La jeune femme avait demandé à son oncle de les déposer à deux blocs de chez elles : elle devait passer à la supérette pour racheter des protections hygiéniques, oubliées lors des dernières courses. Cela ne lui prit que quelques minutes, mais elle ne cherchait pas particulièrement à presser le pas. La nuit se montrait clémente et douce, après tout, et elle ne se sentait pas en danger dans ce quartier.
En avisant une silhouette dans les plates-bandes quelques maisons après la supérette, Eleanor se figea pendant quelques instants. Elle reconnaissait ces membres tout en longueur et ces boucles noires… Samuel.
J'aime beaucoup que, assez discrètement, on ait un portrait très flatteur de Lachlan. On voit toutes les petites attentions qu'il fait pour sa famille. Ça le rend vraiment attachant. Et puis, ça donne une représentation d'une famille vraiment cool. Ca change un peu je trouve. ^^
D'ailleurs, je trouve qu'on sent que malgré le calme d'Eleanor, elle est surtout en mode "survie" et elle se laisse un peu aller.
C'est vraiment un chapitre qui établit une belle relation entre Eleanor et son oncle.
Et comme je me commençais à me dire "Mais où est Samuel dans tout ça ?", le voilà en fin de chapitre ! Parfait ça ! :D
On en apprend davantage sur la vie passée d'Eléanore, c'est chouette !
J'aime ces petites touches du quotidien glissée ça et là, en toute banalité, comme l'homosexualité de l'oncle ou le "zut j'ai plus de serviettes", ça rend les choses encore plus immersives.
Et évidemment, on recroise Samuel... :) On comprend mieux qu'avec la relation toxique qu'elle a eu elle se méfie, surtout que ça semble loin d'avoir été la seule. Hâte de voir s'ils vont se rapprocher ;)
Samuel a le chic pour être aperçu au détour d'un chemin. Fait-il donc exprès?
On en apprend plus sur le passé d'Eleanor et comment elle a grandit, mais tu le fait avec une telle finesse que c'est ni trop lourd, ni surprenant. Il va falloir que j'apprenne comment tu fais, car chez moi c'est plus un déballage de détails sur mon personnage principal dès le premier chapitre...
J'adore Isobel et j'espère bel et bien qu'un tel enfant existe. Elle rend la vie simple à Eleanor, presque un peu trop d'ailleurs. Moi, j'aime quand il y a des challenges au quotidien ;-)
La curiosité a fini par me mener sur ce site pour découvrir ta nouvelle histoire. Ca fait une éternité que j'ai pas lu de romance. J'ai lu d'une traite tout le début et j'aime beaucoup. Je suis fan de son oncle pour le moment ! Et les potit chats évidemment parce que comment ne pas être fan des potit chats ?
En tout cas, je suis curieuse de découvrir la suite !
J'a-dore Lachlan ! Je trouve leur complicité adorable, super touchante, et tu la retranscris très bien, je me surprends souvent à sourire 😜
Hum, donc maintenant Eleanor sait où habite Samuel, du coup... Ah, ce que c'est utile, les règles x)
Je suis suuuuuuper curieuse de voir ce qu'il va se passer ensuite, si elle va aller lui parler, ou si lui va le faire, ou peut-être si Isobel le fait... Bref, je m'en vais bouder cette fin terrible ! (jusqu'à la lecture de la suite, soit presque une semaine xD)
Héhé, courage pour l'attente, il en fallait bien après tout ! J'adore ce genre de petits coups de pression à la fin des chapitres, c'était ma spécialité sur QQC et maintenant je ne peux plus le faire aussi souvent donc quand c'est le cas j'en profite :')
J'avais hâte de lire la suite, et je ne suis pas déçue! J'apprécie de plus en plus Lachlan, il est vraiment sympa, j'aime beaucoup sa relation avec Eleanor et leur complicité :3
Finir ton chapitre sur l'apparition de Samuel... C'est une torture, de devoir attendre la suite XD
Sinon, je n'ai pas relevé de fautes particulières. Juste, y'a une phrase où tu décris la maison de Lachlan où tu as mis une virgule juste avant le point, mais c'est tout!
J'attends le prochain chapitre avec impatience :D
Eh oui, encore un cliffhanger, je suis terrible :P Merci pour cette faute de frappe que tu as relevée, je m'en vais la corriger !
À bientôt ♥