La mercenaire s’approcha lentement, la fixant de ses yeux dégoulinant de khôl. Olivia était désarmée, elle avait tout son temps.
— Ton nom, répéta-t-elle.
Un premier claquement retentit. Une gifle, dont la force propulsa Olivia en arrière. La jeune femme sentit sa joue s’embraser, une douleur aiguë se mélangeait à l’humiliation.
— Toujours pas ? continua la Mercenaire avec ironie.
Olivia n’eut pas le temps de se protéger le visage : cette fois-ci, le coup sonna son oreille comme un coup de gong, lui extirpant un cri étranglé : elle crut que son tympan allait exploser.
— Alors ?
Et devant ce sourire plein de fiel, d’un coup, ce fut trop. Trop de souffrances, trop de peur, trop de rage accumulés. Conasse. Hors de contrôle, le bouillonnement déborda d’Olivia comme un raz de marée, et se déversa telle une onde sauvage autour d’elle.
Le temps d’une inspiration, les deux mercenaires furent balayés, emportés par le vent comme un tas de feuilles mortes. Dans les airs, les deux corps entamèrent une danse macabre, leurs bras et leurs jambes dessinant dans angles impossibles, leurs bouches béantes ne parvenant à produire le moindre son. Puis l’homme et la femme s’écrasèrent sur le sol dans un affreux bruit d’os. Deux poupée aux yeux sombres, désarticulées. Le Souffle s’était tu. Olivia assista à la scène, le cerveau en fusion. Ce fut Alek qui lui fit reprendre ses esprits d’une décharge d’émotions. Il fallait immédiatement quitter Momo : des habitants pouvait accourir à tout moment. Ranimée par le danger de sa situation, Olivia slaloma entre les deux agonisants et s’échappa par une petite rue en direction la sortie sud. Tant pis pour ses quelques affaires.
Elle courut à en perdre haleine, s’éloignant du village aussi vite qu’elle le pouvait. Elle ne s’arrêtait que pour reprendre son souffle, puis reprenait de plus belle.
Se sauver. Fuir, le plus loin possible.
Les lumières du village scintillaient dans la nuit au travers des branches cornues de pêchers. Le silence de l’obscurité, l’absence de remous la conforta dans l’idée que personne ne la pourchassait. Olivia ralenti, les poumons en feu. Si Boniface ne la dénonçait pas, il était peu probable qu’elle soit immédiatement soupçonnée. Du moins, pas avant la découverte de son absence le lendemain matin. La jeune femme aperçut dans la pénombre quelques fruits abimés laissés sur le bas-côté, qu’elle ramassa machinalement. Même à moitié pourri, c’était toujours de la nourriture. Elle avait un peu d’argent, caché dans son soutien-gorge, mais en comptant l’équipement qu’il lui faudrait racheter, cela ne lui permettrait pas de tenir bien longtemps. Elle allait devoir prendre des risques, et rallier Harfang à découvert. Là-bas, elle priait pour trouver enfin du soutien, grâce au contact donné par Tilma.
L’inquiétude d’Alek était toujours présente, un sentiment qui évoquait de la terre glaise.
— Tout va bien, s’entendit-elle dire à voix haute.
Comme s’il pouvait l’entendre de là il était.
— Corinne ?
Le sang d’Olivia ne fit qu’un tour : elle reconnut la voix de Totoche, quelque part dans le verger. Il avait suffi à la sans-clan de couper à travers champ pour la rattraper, plutôt que d’emprunter la route sinueuse. Comment avait-elle pu être aussi stupide ?
N’obtenant pas de réponse, Charlotte se mit à crier :
— Corinne ! Attend moi !
Olivia plongea dans le fossé et se recroquevilla dans le noir. Une pensée glaçante la traversa : Boniface n’avait peut-être pas agit seul. Ses compagnons de voyage pouvaient tout à fait être à l’origine de la dénonciation.
Totoche était à présent sur la route, à quelques mètres d’elle. Elle haletait avec force, éreintée par sa propre course.
— Corinne, répéta-elle entre deux respirations bruyantes, je suis venue seule. Tu n’as pas besoin de te planquer.
Charlotte attendit, puis se mit à longer la route. Olivia sentait son cœur se soulever dans sa poitrine. Si elle avait eu un couteau, un sabre… elle aurait pu la tenir à distance et s’enfuir. Elle n’osait plus faire un mouvement, de peur que la sans-clan ne l’entende, et ses muscles lui faisaient mal tant elle était crispée.
— J’ai compris Corinne… je vais m’en aller. Je voulais… je voulais te donner l’argent qui te reviens. Gus ne va pas être content, mais tu en auras plus besoin que nous.
Tout à l’heure, lorsque j’ai vu Boniface… tu aurais vu sa tête ! J’ai tout de suite compris. Tu sais, on avait capté avec Gus que tu n’es pas une sans-clan. Mais tu n’as pas l’air d’être bien méchante non plus, alors…
Et pis tu nous faisais penser à Nolita. C’est notre fille. Elle a disparu il y a deux ans. Elle te ressemblait, dans la fleur de l’âge, une volonté de fer, rien ne l’arrêtait ! Un jour, elle n’est pas rentrée de son travail. On a d’abord pensé qu’elle s’était engagé dans la Rébellion. Mais des jeunes sans clans, comme elle, ont commencé à disparaitre les unes après les autres… c’est de ça dont je voulais te prévenir, ma petite Corinne. Harfang est une ville dangereuse pour les gens comme nous. Si tu restes seule…
Charlotte s’essuya le nez d’un revers de manche. Elle n’était probablement pas au courant du carnage qui venait d’avoir lieu par la faute d’Olivia.
— Bref, fait attention à toi. Adieu, Corinne. Gus et moi, on ne t’oubliera pas.
Galaad, du haut des cieux
Beni sa terre bienfaitrice et féconde
L’Empereur est au crépuscule de sa vie
Ses enfants, les filles et les fils de Séraphine, seront les gardiens d’Harfang
Oh Harfang, ville céleste !
Olivia tomba amoureuse de la Capitale du Luft au premier regard. Combien de personne avait ressentie ce même ravissement avant elle ? On ne pouvait imaginer ville plus extraordinaire, semblant tout juste éclose du rêve d’un artiste. Les maisons évoquaient de la dentelle fine, hautes de taille mais aussi légères que si elles avaient été tenues par des fils de soie. La cité impériale s’étendait sur toute la montagne, véritable ville-jardin dans la ville entourée de vieux remparts, et le palais surplombait l’ensemble telle une glycine pleine en floraison, spectaculaire avec ses milliers de vitres luisant au soleil. Comment les Harfois avaient-il pu accomplir de telles prouesses architecturales, sans grues, ni engins modernes ? Quatre gigantesques ponts en voute d’ogive jaillissaient des extrémités de la ville pour relier la cité impériale, couvrant les rues de leurs ombres ciselés. Olivia observait les formes d’Harfang, un mélange tellement hétéroclite qu’elle ne pouvait juger du style comme d’inspiration occidentale, orientale ou d’autres région du monde qu’elle avait vu en image. Contrairement à ce qu’elle avait supposé, le pourtour de la Capitale n’était ni fortifié, ni surveillé. Olivia entra par l’Est et parcouru Harfang durant une bonne partie de la matinée, au hasard des rues. Elle observait la population autour d’elle, et s’imprégnait de l’atmosphère des lieux. C’était manifestement une ville florissante, avec des voies larges et bien entretenues, parfois interdites aux chevaux. Les artères commerçantes étaient traversées d’une multitude d’échoppes et de petits restaurants dont les tables débordaient sur le trottoir. Il y avait même le tramway, que l’on voyait venir de loin, carrosserie bleu ciel surmontée d’une volute de fumée blanche.
Olivia avait l’impression de détonner avec ses vêtements grossiers au milieu des tenues chatoyantes et sophistiquées des passants. De peur d’attirer l’attention, elle n’avait pas osé dormir à l’hôtel durant son parcours, et s’était contenté d’acheter une couverture dans laquelle s’emmitoufler la nuit. Mais maintenant qu’elle mesurait la taille de la ville, Olivia comprenait que trouver le fameux café Blar ne s’avérerait pas une mince affaire, et que la priorité était de trouver un point de chute. Elle se sentait telle une égarée au milieu de tous ces gens sûrs de leurs destinations, et continuait de déambuler, lisant les noms d’enseigne dans l’espoir de tomber sur un établissement hôtelier.
Elle se demanda si Alek avait eu l’occasion de revenir à Harfang après son exil, et quel avait été son sentiment face à toutes ces richesses, ces devantures à la beauté paisible, travaillées comme des œuvres d’art. Elle l’imaginait difficilement dans cet univers grouillant et raffiné, lui qui aimait tant le calme de la nature. Cela dit, il y avait beaucoup d’aspect le concernant qu’elle ignorait : ils ne s’étaient fréquentés que quelques mois, et Alek ne lui avait révélé sa véritable ascendance que dans leurs derniers moments. Elle avait d’ailleurs du mal à réaliser qu’en définitive, la ville Impériale lui appartenait.
Olivia guettait un signe de la part du Lufzan, une émotion particulière qui l’aurait alerté d’un changement de situation. Malheureusement, mise à part cette huile chaude à l’odeur de noisette, qu’elle associait à sa frustration, elle n’avait rien intercepté de tel : la tristesse dominait, un gouffre qui engloutissait les autres sentiments, sans éclats et indéfinissables. Olivia continuait de rêver de leur retrouvailles, l’espoir chevillé au corps, car elle savait qu’elle ne pourrait supporter indéfiniment cette séparation sans retomber au plus obscur d’elle-même.
Vers midi, elle découvrit un quartier aux maisons très anciennes, moins ouvragée. Les géraniums roses, blancs et rouges, que les riverains avaient disposé partout où c’était possible, apportaient une atmosphère gai et printanière, malgré la chaleur qui continuait de sévir. L’endroit prêtait à la flânerie : les promeneurs s’arrêtaient devant les vitrines des cafés et restaurants, touchant parfois les pierres épîtres en façade pour connaître le menu du jour. L’air embaumait la nourriture. Olivia déjeuna d’un bouillon de bœuf agrémenté de morceaux de viande, de nouilles et d’herbes fraiches, dans une petite bicoque sans prétention. La serveuse était jeune femme aux yeux en amande, très mince, qui marchait avec la grâce d’une danseuse. Sa chaleur naturelle et son affabilité eurent raison de la méfiance d’Olivia, qui osa lui demander le nom d’un hôtel dans les environs.
— Essayez le Gant des Chamois, lui conseilla la serveuse après une courte réflexion. C’est à dix minutes d’ici au sud. Ils ont des bains aux plantes fameux, et le prix de certaines chambres est raisonnable.
Elle avait dit ces derniers mots sans méchanceté, et pourtant Olivia se sentit rougir dans sa tunique rapiécée. Elle la remercia à demi-mot, puis sortie se fondre au flot des passants. Un bain chaud, quelle extase en perspective ! Cette pensée la rendait délicieusement fébrile. Après quelques allers et venues, elle repéra enfin le Gant des Chamois. L’hôtel était une maison de charme à cinq étages, dont la peinture vert sapin transparaissait à peine sous la tonne de géraniums accrochés aux fenêtres. Avant de pousser la porte d’entrée, Olivia prit le temps de réfléchir à une nouvelle identité. Quel matronyme pouvait-elle emprunter ? Il lui fallait un nom de clan loyal à la couronne, peu connu et passe partout… pourquoi pas Jeannette, ce nom qu’elle avait trouvé amusant sur la vitrine du tailleur de Momo. Elle pourrait broder sur sa fausse famille sans difficulté, c’était parfait.
— Bonjouuuuuuur !
La réceptionniste l’accueilli avec un ronronnement de chat. Sa coiffure en choucroute dépassait à peine du comptoir en bois sombre, lui-même noyé sous des corbeilles de friandises. Olivia se mit à saliver, et résista à l’envie pulsionnelle de s’en saisir à pleine poignée. Tous ces jours passés le ventre creux avaient laissé des traces.
Le hall d’entrée offrait aux visiteurs une décoration de bric et de broc surchargée, le tout souligné d’une épaisse moquette à motif géométrique. Olivia s’y sentit bizarrement à son aise, et s’enregistra pour deux nuits. La réceptionniste se mit sur la pointe des pieds et repositionna ses lunettes incrustés d’édates violettes :
— Vous n’avez pas de bagages ?
— Oh… non, uniquement ce petit sac. Je comptais faire les boutiques...
— Voilà qui est formidaaable ! roucoula-t-elle. Je vous indiquerais les meilleures adresses de la Capitale ! Maintenant, laissez-moi vous accompagner jusqu’à votre chambre.
Elle fit le tour de la réception et trottina jusqu’au couloir du premier étage, Olivia sur ses talons. Tout au fond, un homme sortait de sa chambre.
— Eh ! Salut Martie !
— Oh, Balzenus, voyons, pas devant les clients ! répondit la réceptionniste d’un ton faussement outrée.
Le Balzenus fit un clin d’œil à Olivia. Il avait le visage sympathique, les yeux rieurs, et des joues piquées de taches de rousseur.
— Le Gant des Chamois appartient à la famille de cette chère Martha depuis trente générations. Elle tient à ce qu’on y respecte les usages de l’Ere Mei. Est-ce la première fois que vous logez ici ?
— Heu… oui.
— Vous verrez, on y fait les meilleurs œufs brouillés de tout le Pays ! Rien que d’y penser, j’en ai l’eau à la bouche.
Olivia répondit par un sourire poli. Elle aurait aimé que son arrivée soit plus discrète, mais elle se dit qu’elle n’avait probablement rien à craindre des clients de l’hôtel. Sa méfiance allait finir par virer à la paranoïa.
— Profitez bien de votre séjour ! ajouta l’homme en s’éloignant vers les escaliers
Martha la Réceptionniste lui jeta un regard mi- sévère derrière ses petites lunettes en œil de chat.
— Ne vous inquiétez pas, Dame Jeannette, dit-elle, Balzenus est un gentleman et ne vous ennuiera guère. Il très occupé par son métier.
Je pense que je peux te souhaiter une bonne année, tant qu'à faire ! 😜
Encore un très beau chapitre, j'aime beaucoup la description de Harfang, complète mais pas trop lourde ! J'aurais bien aimé connaitre le voyage de Momo à Harfang, mais ce n'est pas indispensable, et peut-être que tu as prévu des flashbacks ^^
Le passage avec le souffle était à la hauteur de mes attentes, je crois, je l'ai bien aimé ! ^^
Hâte de lire la suite des aventures d'Olivia et d'Alek ! <3
• "Toujours pas ? continua la Mercenaire avec ironie" → je ne pense pas qu'il y ait besoin d'une majuscule à "mercenaire", d'autant que tu n'en mets pas habituellement ^^
• "Conasse." → connasse ^^
• "leurs bras et leurs jambes dessinant dans angles impossibles" → "des angles", non ? ^^
• "Deux poupée aux yeux sombres, désarticulées" → poupées
• "Olivia slaloma entre les deux agonisants et s’échappa par une petite rue en direction la sortie sud" → "en direction de la sortie" ou "direction la sortie sud" ^^
• "Olivia ralenti, les poumons en feu" → ralentit
• "Boniface n’avait peut-être pas agit seul" → agi
• "Beni sa terre bienfaitrice et féconde" → "bénit", non ?
• "Combien de personne avait ressentie ce même ravissement avant elle ?" → personnes / avaient ressenti
• "Quatre gigantesques ponts en voute d’ogive jaillissaient des extrémités de la ville pour relier la cité impériale" → voûte
• "d’inspiration occidentale, orientale ou d’autres région du monde qu’elle avait vu en image" → régions / vues
• "Vers midi, elle découvrit un quartier aux maisons très anciennes, moins ouvragée." → ouvragées
• "apportaient une atmosphère gai et printanière, malgré la chaleur qui continuait de sévir" → gaie
• "La serveuse était jeune femme aux yeux en amande, très mince, qui marchait avec la grâce d’une danseuse" → "une jeune femme", non ? ^^
• "Elle la remercia à demi-mot, puis sortie se fondre au flot des passants" → sortit
• "Il très occupé par son métier" → "il est" ^^
C'est vrai que j'aurais pu decrire le trajet, mais je n'étais pas sûre que ça en vaille la peine (je veux que ça n'apporterai rien à l'intrigue). Tes remarques m'apportent un point de vue différent et je me le note pour la réécriture. Merci beaucoup pour ton commentaire HP, et comme d'habitude pour toutes tes corrections :)