Partie 2
Novembre 1964
La machine à laver est en route, et Rachel profite de ce moment pour enfin s’affaler sur le fauteuil, épuisée. Raymond ne lève pas les yeux de son journal.
— Il est déjà dix-huit heures passées, tu devrais commencer à préparer le dîner.
Elle le regarde en fronçant les sourcils.
— C’est bon, ça peut attendre. J’ai le droit de me reposer un peu je te rappelle.
Il abaisse son journal pour voir sa femme, et la fusille presque du regard.
— Je ne sais pas ce qui te prend ces derniers temps, mais tu ne devrais pas me parler comme ça ou bien ça va mal finir.
Elle hausse les épaules. Elle a de moins en moins peur de lui. Au début elle avait du mal à lui désobéir, elle sentait bien qu’il était plus puissant qu’elle. Mais plus les mois passent et moins elle se laisse faire. Avec tout ce qu’il lui fait subir au quotidien, elle se dit que c’est lui qui lui est redevable, et non le contraire.
Le lendemain c’est dimanche. Rachel et son mari vont déjeuner chez Henri, le frère de Raymond, et sa femme Eliane. Ces derniers les accueillent avec un grand sourire. Leur fils Éric, qui a quatre ans, est debout devant l’entrée et Eliane tient dans ses bras Patricia, la petite dernière, née il y a quelques mois seulement. Devant ce tableau de famille, Rachel soupire intérieurement. Elle sent déjà que la journée va être longue.
— Asseyez-vous, voyons. Eliane a préparé des escalopes de dinde, vous verrez ce sont les meilleures du monde.
Raymond se tourne vers Rachel.
— En tout cas elles sont sûrement meilleures que les tiennes…
Elle jette un regard noir à son mari. Elle n’a jamais été contre une petite plaisanterie de temps en temps, mais pour le coup ses remarques deviennent incessantes. Il ne fait que la critiquer, et elle sent qu’elle ne pourra bientôt plus le supporter. Eliane entre dans le salon, portant un plat chaud du bout des bras. Malgré les températures presque négatives dehors, elle porte une jupe très courte et des talons hauts. Toujours munie de son tablier et de ses gants de cuisine, son sourire ne s’est pas décroché depuis l’arrivée de ses invités. Elle pose le plat sur la table, puis s’assoit. Chacun se sert et les discussions commencent, à la plus grande appréhension de Rachel.
— Alors Raymond, ton travail ça va ?
— Plutôt bien, oui. J’ai eu une promotion la semaine dernière.
Rachel ne prend pas part à cette discussion qui ne l’intéresse pas. Chez son frère à elle, Raymond n’est pas le centre de l’attention. André et Françoise n’oublient jamais de lui demander où elle en est professionnellement. Mais chez le frère de Raymond, ce n’est pas pareil. Ici ils ont tous le même avis, les femmes ne doivent pas travailler. Même Raymond ne veut rien entendre. Cela fait quatre ans qu’elle le supplie de la laisser travailler et de l’autoriser à être enfin professeur d’anglais, mais il refuse systématiquement. Il ne l’autorise même pas à ouvrir un compte en banque. Rachel sent les larmes lui monter aux yeux à chaque fois qu’elle y pense, à chaque fois qu’elle réalise combien en seulement quatre ans il lui a détruit sa vie. Elle qui avait pensé qu’avec le temps elle tomberait amoureuse de lui, elle se rend compte maintenant qu’elle en est arrivée à un point où elle s’avoue enfin qu’elle le hait.
— Maman, j’arrive pas à couper ma viande.
La plainte d’Éric sort Rachel de ses pensées. Pendant qu’Eliane se penche vers l’assiette de son fils pour l’aider, Rachel en profite pour discuter un peu avec elle, puisque les hommes sont trop occupés à parler de leur travail.
— Patricia dort mieux la nuit maintenant ?
Eliane continue d’afficher son grand sourire idiot.
— Oui, beaucoup mieux. Je peux enfin me reposer.
— Tant mieux alors.
Etonné que sa femme prenne la parole, Henri écoute leur discussion. Après un court silence, c’est lui qui reprend le débat.
— Dites donc, quand c’est qu’Éric et Patricia auront enfin un cousin ?
Rachel se sent rougir, haïssant son beau-frère de relancer encore une fois ce sujet. C’est Raymond qui répond.
— Pas encore, puisque Rachel n’est toujours pas décidée…
— Arrête, Raymond.
Henri la pointe du doigt.
— Non, il a raison. Pourquoi tu t’y mets pas ?
— Mais je n’y peux rien, moi.
Il hausse les épaules.
— Ça j’en sais rien, c’est des choses qui me regardent pas. Mais quand même, un mariage sans enfants c’est pas un mariage.
Rachel fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ça ?
— Ça veut dire que Raymond pourrait très bien divorcer, puisque sa femme ne peut pas lui donner d’enfants.
Elle n’a jamais été autant en colère. Elle s’emporte.
— Mais Raymond a épousé une femme, pas un appareil reproducteur !
Henri lâche un petit rire.
— Excuse-moi, je vois pas très bien la différence.
Rachel sait qu’il fait exprès d’exagérer, mais elle trouve qu’il va vraiment trop loin. Sentant qu’elle est sur le point de se mettre en colère pour de bon, Raymond intervient.
— Arrête, Henri, je n’irais pas jusqu’à demander le divorce. C’est vrai, je ne serais rien sans Rachel. Tu imagines un peu, qui est-ce qui ferait la cuisine ? Et le ménage ?
Rachel ne sait pas s’il dit ça sérieusement ou non. Parce qu’elle sait qu’il est parfaitement capable de le penser. Elle se lève furieusement et sort de table. Sous les interrogations qui fusent dans la pièce, elle répond sans même se retourner :
— Allez tous vous faire foutre.
Personne ne répond. Rachel prend une cigarette dans la poche de son manteau et sort par la porte de la cuisine. Debout sur la petite terrasse, elle garde les yeux droits devant elle et essaie de ne plus penser à rien.
— Qu’est-ce que tu fais, tante Rachel ?
Elle sourit en apercevant Éric derrière elle. Elle a beau haïr les parents de ce garçon, il reste le plus attendrissant des enfants qu’elle n’ait jamais connu.
— Rien du tout, mon grand. Et toi, qu’est-ce que tu fais ?
— J’ai mal à la tête. Et puis j’ai mal au pied aussi.
— Et bien, tu as mal partout toi on dirait.
— Oui. Et toi tu as mal où ?
— Moi…
Rachel ne sait pas quoi lui répondre. Elle baisse les yeux et regarde au sol en répondant tout bas, pour elle-même.
— Moi j’ai mal à ma vie.
Éric n’a pas entendu et Rachel retrouve rapidement son sourire.
— Allez rentre mon grand, tu vas attraper froid.
Rachel pose sa tête contre la vitre de la voiture. Elle n’a aucune envie de parler, mais c’est Raymond qui lance la discussion.
— Qu’est-ce qui t’a pris de quitter la table comme ça ?
Elle tourne la tête vers son mari, le regardant d’un air outré.
— Tu oses encore me le demander ?
— C’est bon, tu sais bien que je ne vais pas te quitter. Je te l’ai dit pourtant, ça aurait dû te rassurer.
— Ce n’est pas le problème.
— Alors quoi ?
— C’est juste que je ne supporte pas vos discours, à toi et ton frère, tu le sais bien.
Raymond s’emporte. Il ne la laisse jamais aller trop loin quand elle le contredit.
— Arrête, ce n’était quand même pas nous qui étions en tort. Je veux bien entendre que tu veuilles un peu plus de considération, mais quand même là c’est le monde à l’envers. Je te rappelle que le problème vient de toi à la base. C’est toi qui es stérile. Alors d’accord, ce n’est pas de ta faute et c’est pour ça que je vais pas te quitter, mais tout de même tu ne devrais pas te permettre de tout critiquer comme ça.
— Mais être stérile ne fait pas de moi une handicapée. C’est bon, on n’aura pas d’enfants, pas la peine d’en faire tout un monde.
Raymond secoue la tête.
— Là tu exagères. Que toi tu t’en fiches de ne pas avoir d’enfants, c’est ton affaire. Mais arrête d’être égoïste, et mets-toi un peu à ma place. Moi j’aimerais bien en avoir, j’ai envie d’être père comme tout le monde. Et à cause de toi, c’est pas possible. Donc non, pour moi ce n’est pas qu’un détail.
Rachel est de plus en plus choquée.
— Que j’arrête d’être égoïste ? C’est ça que tu as dit ? Mais tu ne m’autorises même pas à travailler, je n’ai même pas de compte en banque et tout ça parce que tu refuses qu’une femme ait ton égal. C’est toi qui es égoïste, beaucoup plus que moi en tout cas.
— Mais non, ça n’a rien à voir. Et puis je ne te dois rien. Tu me donnes pas d’enfants, je vois pas pourquoi je te donnerais un compte en banque.
Rachel ne dit plus rien. Elle n’arrive plus à savoir si elle est coupable ou non dans cette histoire. Elle se dit que peut-être que si, finalement. Elle n’accepte toujours pas qu’il ne la laisse pas avoir de libertés mais en fin de compte elle se dit qu’elle est aussi coupable que lui de ne pas lui donner la liberté d’être père.
Elle se dit peut être que si finalement (j'enlèverais "que" après dit)