« Aujourd’hui il y a du brouillard sur tout l’est de la France. Nous sommes le jeudi 19 novembre, merci d’être avec nous et tout de suite nous allons écouter Les Beatles, avec A Hard Day’s Night. Nous vous souhaitons une bonne journée. »
Rachel éteint le poste de radio. Raymond le laisse toujours allumé quand il part travailler le matin. Dans le coin de la cuisine, l’aspirateur semble attendre d’être utilisé. Rachel soupire et s’assoit sur une chaise. Elle n’a que vingt-six ans, et elle a déjà l’impression d’être vieille. Elle déteste cette routine, elle déteste cette maison, elle déteste son mari et elle déteste sa vie. Mais il faut qu’elle continue, chaque jour. Elle se lève et rallume la radio. Finalement c’est toujours plus facile de faire le ménage avec de la musique. Elle prend un chiffon et essuie la poussière en profitant du rythme de la chanson. Si Raymond était là, il lui dirait de ne pas écouter ces chansons modernes et provocatrices. Mais elle est toute seule pendant la journée, alors elle s’en fiche.
A dix heures, elle se rend à la boulangerie. Elle met son manteau avant de sortir, il fait très froid et le ciel est gris. Les arbres sans feuilles lui font regretter le printemps.
— Bonjour madame Lefèvre.
Rachel rend son sourire à la boulangère, bien qu’elle déteste qu’on l’appelle comme ça. Elle aurait préféré garder son nom de jeune fille plutôt qu’on lui rappelle tous les jours en la nommant qu’elle est mariée à un homme qu’elle n’aime pas et que sa vie n’a aucun sens. Pendant qu’un jeune homme entre dans le magasin, Rachel prend sa commande.
— Je voudrais un pain et une baguette, s’il vous plait.
La boulangère attrape les produits demandés derrière elle et les emballe dans du papier.
— Ça fera deux francs dix.
La jeune femme lève les yeux de son porte-monnaie en fronçant les sourcils.
— Ce n’était pas un franc quatre-vingt d’habitude ?
— Si, mais le prix du pain a augmenté, répond la boulangère d'un air désolé. Mais vous pouvez tout de même payer, non ?
Rachel secoue la tête.
— Non, je dois encore aller à la boucherie après, et je n’ai que ce que mon mari me donne. Il n’y a jamais un centime de trop.
La vendeuse hausse les épaules sans savoir que faire.
— Je suis désolée.
Elle retire le pain du sachet et Rachel dépose les quatre-vingt-dix centimes de la baguette sur le comptoir. Elle prend son sachet et sort de la boulangerie. L’homme s’avance vers le comptoir.
— Bonjour monsieur Madec. Qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ?
— Une baguette, comme d’habitude, et ajoutez un pain s’il vous plait.
La boulangère prépare le sachet sans poser de questions.
— Deux francs dix.
L’homme pose l’argent sur le comptoir, récupère ses achats et se dépêche de sortir de la boulangerie. Il aperçoit Rachel un peu plus loin et court pour la rattraper.
— Madame, attendez !
Rachel se retourne, étonnée, et l’homme lui tend le pain qu’il vient d’acheter.
— Voilà votre pain.
— Comment ? Mais je ne l’ai pas…
— Prenez-le, il est pour vous.
Rachel accepte finalement le cadeau de cet homme tout juste plus vieux qu’elle.
— C’est vraiment gentil, vous n’auriez pas dû.
L’homme sourit en haussant les épaules.
— Ne vous inquiétez pas, je le fais de bon coeur. Je ne devrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je vous ai entendue parler avec la boulangère et je trouve ça injuste que vous ne puissiez pas acheter ce pain juste parce que votre mari vous donne uniquement le nécessaire.
Rachel hoche la tête en fixant le sol.
— Je sais, mais c’est comme ça.
— Vous devriez lui dire, à votre mari, de vous donner un peu plus.
— Oh ça non, il ne voudrait jamais. Il me fait déjà si peu confiance pour ces quelques francs qu’il me donne le matin…
L’homme hoche la tête dubitativement.
— Et bien je trouve ça honteux de sa part.
— Oui moi aussi, mais pourtant je n’ai pas le choix et je suis obligée de supporter son comportement chaque jour sans pouvoir rien dire.
Elle relève la tête et se reprend, se rendant compte qu’elle est en train de raconter sa vie à un inconnu.
— Excusez-moi, je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça.
L’homme sourit à nouveau et Rachel en profite pour l’observer. C’est la première fois qu’elle le voit alors qu’elle connait la plupart des gens de ce quartier.
— Ne vous excusez pas, il n’y a aucun problème.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous remercier pour le pain ?
— Rien du tout, j’insiste. En tout cas je suis heureux d’avoir fait votre connaissance. Vous êtes ?
— Rachel Lefèvre, mais je préfère qu’on m’appelle Rachel tout court. Et vous ?
— Je m’appelle Paul Madec, mais vous aussi vous pouvez m’appeler seulement Paul.
— Je ne vous ai encore jamais vu, vous habitez ici ?
— Oui, j’habite dans le bâtiment là-bas.
Il désigne du doigt une grande maison à une cinquantaine de mètres d’eux, dans lequel Rachel sait qu’il y a plusieurs appartements. Paul continue.
— Ça fait un mois que j’habite ici. Je suis originaire de Bretagne mais depuis quatre ans j’ai déménagé cinq fois.
— Je vois, vous ne trouvez jamais le bon endroit.
— Ce n’est pas ça, j’aime découvrir de nouvelles choses. Je déteste l'idée de devoir passer une vie entière au même endroit alors que le monde possède tellement de lieux différents. Je suis bien partout, mais j’ai souvent besoin de changer d’air, de découvrir toujours plus, de rencontrer de nouvelles personnes. Avant ma mort j’aimerais pouvoir avoir vécu dans chaque région de France et avoir visité chaque pays du monde.
Rachel sourit.
— C’est une grande ambition.
— Je sais, mais pourtant c’est ce que je veux. Et vous, vous avez toujours vécu ici ?
— Oui, toujours. J’aimerais bien vivre ailleurs moi aussi, mais mon mari a voulu construire notre maison ici, alors je crois que je resterai dans cette ville jusqu’à la fin de mes jours.
Paul se montre compatissant.
— Vous savez, c’est peut être bien aussi.
Elle hausse les épaules.
— Peut-être, oui. Bon, je dois encore aller à la boucherie.
— Oui bien sûr, je suis désolé d’avoir perturbé votre programme.
Elle secoue la tête en riant.
— Ne vous excusez-pas, mes journée sont toutes les mêmes alors pour une fois qu’il y a un peu de changement je ne vais pas m’en plaindre.
— Bon alors bonne journée, Rachel.
— Merci, à vous aussi Paul. Et encore merci pour le pain.
Il lui adresse un signe de la main et chacun part dans la direction opposée. En arrivant à la boucherie, Rachel est plus souriante qu’elle ne l’était il y a quelques heures. Elle ignore pourquoi, mais cette discussion lui a quelque peu redonné goût à la vie.
Raymond sourit déjà en voyant l’enseigne. Café bistrot – Caroline et Nicolas.
— Allez les gars, c’est moi qui paye aujourd’hui.
La masse de collègues se rue dans le bar et Raymond s’avance gaiement vers le comptoir.
— Caroline, sers-nous une bière à chacun.
Dans ce tonnerre de bruits et de rigolades, Paul a du mal à se concentrer. Assis à une table dans le coin de la salle, son carnet à la main, il prend des notes. Il vient souvent ici le soir pour étudier les comportements des habitants de cette ville. Les cafés sont toujours les meilleurs endroits pour voir du monde. En un mois il a beaucoup sympathisé avec les gérants du bar, il apprécie ce couple dans lequel la femme s’occupe du service et l’homme passe le balai, tout ça dans une bonne ambiance. Caroline et Nicolas sont des gens ouverts et généreux, qui aiment toujours le voir arriver le soir pour lui servir son café et le regarder lire et écrire.
— Nicolas, qui sont ces hommes ?
Le quinquagénaire cesse de balayer. Il regarde le groupe en train de boire et de rire, puis se tourne vers Paul.
— Je les connais pas tous, mais la plupart sont des habitués. Ils travaillent chez Renault et après leur journée ils viennent boire ici.
Paul prend des notes et essaie d’écouter ce que ces hommes disent. Les bières s’enchainent, et en peu de temps les ouvriers sont éparpillés un peu partout dans la salle. Raymond marche en titubant et aperçoit Paul, un livre et une tasse de café à côté de son carnet.
— Pourquoi il écrit celui-là ? Hé toi, c’est quoi que t’écris là-dedans ?
Paul referme son carnet et le déplace hors de portée de Raymond.
— Monsieur, je pense que vous avez bien trop bu pour réussir à lire quoi que ce soit sur ces pages.
Raymond s’énerve.
— Pour qui tu te prends ? Qu’est-ce qu’il y a tu veux qu’on se batte, c’est ça ?
Il s’approche de lui et Caroline se dépêche d’intervenir, s’interposant devant Raymond.
— Arrêtez, Raymond. Vous feriez mieux de rentrer chez vous. Votre femme vous attend toute seule là-haut et je suis sûre qu’elle s’inquiète.
Il manque de tomber par terre.
— Je m’en fiche de ma femme, j’aime mieux être ici qu’à la maison.
Paul soupire. Toutes les villes sont différentes, et il sent qu’il ne restera pas très longtemps dans celle-là.
Rachel est assise à table, elle regarde l’horloge. Il est déjà vingt-deux heures. Elle a fini de manger, et son mari n’est toujours pas là. Elle jette un oeil dans le plat de légumes, il est déjà froid maintenant. La porte s’ouvre, elle se lève brusquement et se rend dans l’entrée.
— Où tu étais ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
L’odeur de l’alcool envahit le couloir et Rachel s’énerve encore plus.
— Tu ne peux vraiment pas t’en empêcher ?
— Arrête, laisse-moi tranquille. Je suis fatigué.
Raymond se rend vers la chambre en s’accrochant aux murs pour ne pas tomber, et Rachel le suit.
— Je t’avais fait des légumes, le plat est froid mais on peut le réchauffer.
Il enlève ses chaussures et tombe sur le lit tout habillé.
— J’ai pas faim, arrête de m’embêter.
Rachel serre les dents. Elle ne pleurera pas cette fois. Elle se rend dans la cuisine pour débarrasser la table, puis retourne dans la chambre. Raymond ronfle déjà, et elle se glisse dans le lit tout en se tenant le plus loin possible de cet horrible personnage qui vit sous le même toit qu’elle.
Je dois dire que je reprends cette histoire avec beaucoup de plaisir et que j'apprécie déjà ce monsieur Madec, Paulichon pour les intimes. Forcément il m'est sympathique et j'espère vraiment que Rachel va tomber dans ses bras huhu tant pis pour Raymond, il est vraiment insupportable, je peux pas le blairer. Normal, tu me diras, mais n'empêche ! En tout cas, j'aime beaucoup cette lueur d'espoir que tu nous offres 🥲 on a envie de s'y accrocher pour la pauvre Rachel
Effectivement c'est un tout autre type de personne mais tant mieux s'il te plaît, il se pourrait bien qu'il prenne de l'importance par la suite hihi