Chewing-gum en bouche, les jours s'effrangeant, mon évaporation sensorielle se poursuivait en douceur. Depuis mon sauvetage d'Esther Williams, je ne faisais plus aucun rêve sanguinaire. Au coeur de mes nuits, je traversais dorénavant des paysages de blanches mousselines, des labyrinthes constellés de barbe à papa ou des jardins tapissés de colchiques qui me souriaient en fredonnant un hyménée, ayant pour refrain : ô umen, ô umenaie. Ou quelque chose comme ça.
Foufou coco, non ? Cui-cui les petits zoziaux !
C'était tout aussi bizarre, mais nettement plus relax que de pourchasser ma mère dans les bourbiers.
Préservant mon énergie comme Darius III son trésor, mes idées commencèrent à se mettre tranquillement en place pour échafauder un plan d'action crédible. Tant physiquement que mentalement, j'allais devoir gravir l'acmé, me challenger, pousser vers l'excellence. Pour survivre, jouer à colin-maillard les yeux bandés ne suffisait pas. Il fallait que je mue, que je me réinvente.
Au niveau de mes fonctions corporelles, je pensais pouvoir assurer. Ma fleur de l'âge était fanée depuis longtemps, mais j'avais toujours bon pied bon oeil, mon cardio était métronomique et, sans aller jusqu'à danser le twist pour épater Tik Tok, j'étais capable de marcher durant des heures sans voir le temps passer, de vadrouiller dans les torrents, d'escalader encore certaines parois. Autres points forts de ma décrépitude, un repas me suffisait par jour pour recharger mes batteries, mon corps s'acclimatait assez bien aux temps chauds et aux temps froids, je tombais rarement malade et me délivrais d'un rhume en roupillant deux heures. Ne me restait plus qu'à reprendre les pompes et quelques séances de hatha yoga pour revigorer la machinerie.
Cela débuta très mal. En faisant ma première posture du chien tête en bas, mes mains glissèrent sur le parquet et je me suis écrabouillé le pif à en pisser le sang. Tant que le ridicule ne me tuait pas, peu m'importait. Ma motivation était bien là. C'était le principal.
Sortir et m'éloigner de Bigfork en voiture me semblait envisageable, sachant qu'à tous les coups je n'irai pas bien loin. Je devais donc prévoir de crapahuter en parfaite autonomie. Pour cela, j'avais besoin d'un sac à dos de randonneur émérite. Que je ne possédais pas. Pouvais-je en fabriquer un le cas échéant, avec des découpes de ciré, de Denim, de Kevlar ? C'était à cogiter.
Afin d'entretenir ma plasticité cérébrale, ne pas sombrer dans le gâtisme, je me forçais chaque jour à lire des textes difficiles, quasiment inbitables, à déchiffrer des raisonnements difficiles, à faire des sudokus force 8 que je laissais le plus souvent inachevés. Je tentais d'imiter en cela les prouesses cognitives de ma mère qui s'éteignit à un âge vénérable avec "Ulysse" de James Joyce en main. Soit, un pavé de 1655 pages.
La méthode d'Émile Coué basée sur l'autosuggestion me permit de trouver quelques concepts idéo-dynamiques pour mettre un pied devant l'autre sans me poser trop de questions. Selon Coué, l'imagination, plus que la volonté, déterminait nos actes. Contrairement à ce que l'on enseigne, ce n'est pas notre volonté qui nous fait agir, mais notre imagination. S'il nous arrive souvent de faire ce que nous voulons, c'est que nous pensons en même temps que nous le pouvons. Cette imagination est en fait l'inconscient de l'individu conçu comme une ressource qu'il faut utiliser à bon escient en y répandant des idées positives. Chaque fois que volonté et imagination sont en lutte, c'est toujours l'imagination qui l'emporte, sans aucune exception. De fait, matin et soir, je me répétais une vingtaine de fois cet axiome farfelu mais bourré de vitamines :
Puisque je suis en vie, la fin du monde est encore loin. Tant que mes yeux resteront ouverts et vigilants, le monde n'existera qu'à travers eux. Le monde, c'est moi.
Pour calmer ma psyché turbulente, ce dicton d'Aristote m'avait traversé plusieurs fois l'esprit : la patience est amère, mais son fruit est doux ! J'avais toujours béni ces grands êtres pétris d'amour de la sagesse qui, m'ayant précédé, avaient façonné dans le temps l'architecture de mes pondérations. Jeune, on s'éprend vite fait de leurs préceptes poético-rationnels, sans vraiment en percer la portée. Mais lorsque le poil blanchit, que les pas ralentissent, tout commence à s'éclairer. On comprend mieux pourquoi ces vérités bêtes comme chou sont curatives, et l'on s'en sert comme de béquilles pour clopiner plus aisément dans les brumes. Tout ce qu'on laisse entrer de bon dans l'âme ne ressort jamais par le cul. Et forcément, un jour ou l'autre, tombe la récompense.
Bref...
Aux aguets depuis mon confinement, mes judas auditifs ont fini par entendre les pincements des premiers adieux, le bruit des coffres qu’on claque, les moteurs hybrides qu’on démarre pour décamper vers les vapeurs épaisses de l'inconnu. D'heure en heure, d'autres embrassades avaient suivi, d'autres effusions de pleurs, autant de coeurs lourds qui se traînaient jusqu'aux banquettes, délaissant ici une vieille maman goutteuse, là un grandpa sourdingue enraciné à sa maison. Quel régal ! Je n'en croyais pas mes ouïes. Cette caravane émotive qui se constituait peu à peu à l'abri de mes regards me semblait presque irréelle, jusqu'à me demander si je ne la rêvais pas.
Mais non, je ne la rêvais pas.
Les habitants de Bigfork pliaient bien bagage, hissaient le grand foc, se sylphidaient comme Houdini.
Babelisés jusqu'aux épis, ils rompaient enfin la paille avec leur sophistication du vide, leurs valeurs obsolètes, leur odeur de faux-gentil, leur cave pleine de souvenirs superfétatoires. Dans ma barbe, je leur ai quand même souhaité bonne chance pour entamer ce marathon de la survie, même s'il était couru qu'il se terminerait sous un arc de triomphe lézardé.
En début de soirée, une fillette s'est mise à crier soudain devant mon portail : mon ourson, maman, j'ai pas Barnaby ! Sa peur de partir sans son ami protecteur s'est rapidement transformée en terrible crise d'angoisse. Je me suis approché de la fenêtre et j'ai vu que la gamine bondissait comme un pois sauteur et n'était pas loin de suffoquer devant la porte du camping-car.
- Barbaby !... Barnaby !... Barnaby !... s'époumonait-elle dans un mantra déchirant.
Entre deux menaces d'asphyxie, sa mère affolée l'a prise dans ses bras pour tenter de l'apaiser. Peine perdue ! La petite n'en pouvait plus de se complaire dans son hystérie. Comme le père ne réagissait pas, restait les mains crispées sur le volant, sa femme est alors venue d'un pas vif l'apostropher par la vitre :
- Qu'est-ce que tu fous, bordel ! Tu l'entends pas ? Pourquoi tu vas pas chercher Barnaby ?
- Ca changera quoi, Barnaby ? lui a t-il balancé calmement.
- T'es sérieux là ?
- On lui suffit pas ? Elle a pas confiance en nous ?
- Non, mais t'es sérieux ?
- Oui, totalement sérieux. Il serait peut-être temps qu'elle mûrisse un peu la gamine, tu trouves pas ?
- Tu vois pas qu'elle est choquée par ce qui se passe. Qu'elle s'en fout de Barnaby.
- Quand bien même. Imagine qu'elle hurle comme ça dans le bunker parce qu'elle n'a pas ses corn-flakes ?
- Mais qu'est-ce que tu racontes, pauvre taré.
- Je raconte que si elle reproduit ce genre de lubie à tout bout de champ, on se fera jeter dans la seconde par des gens qui ont des gamins bien mieux élevés.
- Elle est chavirée de frousse, et tu appelles ça une lubie ?
- Peu importe. L'enfant-roi dans un bunker, ça passera pas, je te dis.
- Tu entends ça Melody ?
- Melody !!! Tu vois, même pour le prénom on s'est totalement planté.
- Bon, je veux plus voir ta gueule. Tu démarres, tu te casses avec ton sang-froid pourri. On va se débrouiller seules. On va prendre un Uber, faire du stop !
- Ben voyons, un Uber garni de peluches avec son mini-bar milk-shake et sa petite confiserie.
Sur ce, la mère en larmes a déguerpi sur la route avec la petite dans ses bras. Dix secondes après, le père, sans doute pris de remords, est sorti fissa de l'habitacle, a couru comme un dératé pour les rejoindre. Il les a dépassé et a couru encore pour regagner le home familial.
De longues minutes se sont passées où j'ai rongé mon frein. Puis, le père a hurlé à son tour par une fenêtre ouverte :
- Il est où ce putain de doudou ? Vous l'avez foutu où, ce trou du cul d'ourson ?
- Mais je sais pas ! Cherche ! s'est égosillée en écho la mère, à en briser les étoiles.
C'était empoignant ce raffut de tous les diables. Cela prenait aux tripes. J'étais peiné pour eux, mais je ne voulais plus entendre ça. Je voulais que cela cesse. Définitivement. J'essayais comme je pouvais de contenir ma phonophobie, mais je n'y parvenais pas. Le sang commençait à tonner dans mes oreilles. Des lignes blanchâtres zigzaguaient devant mes yeux. Mon aversion montait crescendo et se portait principalement sur les pleurs incoercibles de la fillette, que sa mère inepte, stupide, inopérante, n'arrivait pas à consoler. Ce "Barnaby" répété à tue-tête me donnait l'envie d'aller baffer l'une et l'autre et de les balancer dans la benne à ordures juste en face.
Mais où te planques-tu espèce d'ourson débile et crasseux ? me suis-je mis à imiter le père en griffant la dentelle de mon rideau.
Au bout d'une dizaine de minutes, le père est enfin réapparu avec cette loque de Barbaby comprimé dans son poing. Il avait l'air en nage, semblait avoir fracassé de nombreux tiroirs et placards, horripilé selon toutes apparences d'avoir très mal géré sa bonne action. De retour, il n'est pas allé donner l'ourson à sa fille. Mais l'a jeté d'un geste sec à travers la vitre ouverte sur le siège passager. Ce faisant, il est venu reprendre son volant. La mère lui a lancé un regard glacial en venant récupérer la maudite peluche, puis elle a embarqué sa furie dans le salon arrière. Et a claqué la porte.
J'ai regardé le camping-car s'éloigner dans la nuit jusqu'à ce que revienne mon cher silence. Et la violence en moi s'est désamorcée dès la disparition du véhicule.
Cette famille, qui venait de perdre la raison devant mes yeux pour une stupide histoire d'ourson, ne partait pas en vacances. Elle partait fuir la fin du monde, sans avoir les yeux ouverts. Où se rendaient-ils donc, eux aussi ? Dans quelle humide hypogée ? Dans quelle fosse commune taillée dans le roc ? Pour se volatiliser ainsi les uns après les autres, quelqu'un avait dû leur refiler le plan d'un refuge idyllique. Ils avaient tous dû se passer le mot : les amis nous sommes sauvés, il y a une termitière au nord, avec tout le confort, de nombreux filtres à particules et des jeux de société ! Ces nigauds s'accrochaient encore à leur optimisme béat, ils entretenaient toujours en eux cette foi en la Providence. Ce nom de baptême du hasard.
Je suis encore resté longtemps dans ma pénombre à savourer cette délicieuse débâcle. Plus la ville se vidait, plus je me sentais désincarné. En peu de temps, mes céphalées cessèrent de m'importuner. Je commençais à respirer de mieux en mieux, sans le moindre effort. J’avais l’impression que quelque chose était en train de se libérer dans ma poitrine, comme si minute après minute elle s’affranchissait d’une matière encalaminée. J’ai souri quand j’ai compris ce qui se passait. Cette suie gluante, nocive, dégoûtante, qui se dissipait peu à peu des replis de mon cœur, cette lourdeur : c’était les Zhoms !
Tous ces déserteurs n’avaient pas eu l’air de bien saisir la suite du programme. Les images terribles qu’ils avaient dû voir sur internet et les prédictions funestes des spécialistes ne les avaient pas rendus plus intelligents. Mon avantage était mince et je n’étais pas plus avancé qu’eux, mais je connaissais bien les conséquences globales des retombées nucléaires. À l’heure qu’il était, le blocage du rayonnement solaire par les projections de suie et de fumée avait déjà débuté. S’ensuivrait bientôt l’hiver nucléaire, à savoir une baisse notable des températures de 15 °C à 25 °C durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, qui engendrerait à l'échelle mondiale des bouleversements climatiques sans précédent. S’ensuivrait également l’étouffement inexorable de la photosynthèse, le dépérissement des plantes et du plancton. Herbivores et carnivores n’y survivraient pas, ce qui entraînerait inévitablement la famine nucléaire, et la mort certaine de 95 % des individus.
Comme l’avait asséné feu le Général Petraeus, il allait de soi que, même calfeutré dans le plus robuste des bunkers, personne ne résisterait très longtemps au poids de l’écrasante solitude. La dernière pandémie du Covid en attestait cruellement. Aussi bien jeunes que vieux, personne n’avait supporté de rester confiné si longtemps loin de ses congénères. Les dépressions avaient flambé, les passages à l'acte, les troubles alimentaires, le recours aux benzodiazépines chez des adolescents qui les préféraient à la marijuana. Perclus de chagrin et de désoeuvrement, bon nombre de personnes âgées s'étaient laissées mourir pour mettre fin aux mesures sanitaires drastiques. L'alcool ayant coulé à flots, les violences conjugales avaient explosé. Insultes, torgnoles, coups de pied, les gosses avaient salement trinqué aussi, de même que les animaux domestiques.
À part les ermites, les anachorètes et autres vieux des montagnes, aucun être douillet n’était préparé pour cela.
Mais moi, je me sentais prêt. Paré pour relever ce défi, profité de ce luxe que le destin me servait : me frayer une vie, aussi courte soit-elle, dans un monde débarrassé de ses plus vilains insectes.
Petite précision, et non des moindres...
Je n’aurais jamais dû me trouver à Bigfork le jour du Doomsday. Je n'avais gardé cette maison de famille austère et sans agrément que par sentimentalisme, pour faire plaisir à ma mère qui y avait vécu toute sa vie, y avait hébergé mon père, ma soeur et moi, comme elle aimait à le dire. La nostalgie m'étant étrangère, elle me servait dorénavant de garde-meuble et je la prêtais parfois à ma nièce et mon neveu pour qu’ils viennent respirer l’air pur du Montana.
En vérité, ce qui m'avait fait revenir à Bigfork, c'était mon chien.
C'était Marley.
Marley, le grand amour de ma vie !
Venant d'un sauvage comme moi revenu des bluettes du genre humain, cet aveu impudique pourrait sembler niaiseux. Il n'en était pourtant pas moins sincère. Le plus surprenant c'est que ce béguin fanatique qui me liait à Marley ne devait rien à mon désenchantement, mais plutôt à la chimie moléculaire. La raison d'être de cette attirance magnétique envers mon chien se nichait tout bêtement dans mon hypothalamus sous le nom d'ocytocine, qu'on appelle plus poétiquement "l'hormone de l'amour". Cette recherche perpétuelle de mon contact de la part de Marley, tant physique que visuel, de jour comme de nuit, dès que venait l'heure de manger ou de sortir, provoquait instantanément dans mon cerveau des shoots de félicité, comme n'aurait jamais pu les susciter la plus belle femme du monde. La moindre oeillade de mon chien, le moindre dodelinement de ses bajoues quand je lui offrais pitance, faisait rayonner mon coeur et me donnait l'impression de surfer sur une vague de gloire. Aucune femme ne m'avait jamais regardé ainsi, avec des yeux si doux et emplis d'une infinie bonté qu'ils vous donnent l'impression de fondre comme un sucre dans l'absinthe. Je le répète, aucune femme ne m'avait jamais regardé ainsi, même après lui avoir concocté le plus succulent des repas, même après un cunnilingus d'une heure en totale apnée.
Ces derniers mois, dans le désert du Sonora où nous résidions maintenant, Marley s'était mis à souffrir de plus en plus de sa boiterie. Adorant cette bête merveilleuse plus que ma propre vie, mon empathie pour sa peine était telle que j'avais commencé à claudiquer moi aussi quand je l'emmenais en balade. Les rares personnes que nous croisions en chemin me regardaient souvent d'un oeil sévère, comme si je me moquais de lui. Pourtant l'élancement que j'éprouvais dans ma cuisse était bien réel, voire télépathique, à l'instar de ces jumeaux capables de ressentir la même douleur au même endroit. "Toi, regarde ailleurs. Tu n'as jamais été aimé par un chien pareil et tu ne le seras jamais !", lançais-je parfois à ces promeneurs débiles.
On m'avait donné l'adresse de Dull Knife, un guérisseur Papago dont les invocations chamaniques réparaient, soit-disant, les aigles, les hermines et même les serpents. En à peine trois minutes, Dull avait juste ausculté Marley du regard, sans porter la moindre attention à sa hanche ni à sa patte arrière. Sur ce, il m'avait dit de revenir le lendemain. Encore un charlatan, m'étais-je dit. alors qu'il ne m'avait pas demandé un cent. Un charlatan déjà plein aux as, qui soigne dorénavant les crotales à l'oeil, par contrition.
Le lendemain, Dull m'avait dit qu'il avait conversé avec l'âme de Marley en rêve et que le temps était venu à cette âme de rejoindre Grand Mystère. Je m'attendais à un truc du genre, mais je lui ai demandé quand même :
- Qui est Grand Mystère ? Quelque chose comme Yahvé ? Allah ?
- Je ne connais pas ces noms. Les Cheyennes l'appellent Maheu, les Iroquois l'appellent Manitou, les Sioux Wakantanka.
- Une sorte de créateur animiste qui vivifie aussi bien les êtres vivants que les objets, les éléments naturels, comme les pierres ou le vent ?
- Oui. Et les génies protecteurs.
- Plus de génie, donc, pour mon chien ?
- Je peux apaiser ses douleurs. Ce sera facile pour moi. Tout dépend de vous.
- De moi ?
- De la fin de votre incrédulité méprisante pour mes capacités.
Avec quelques passes magnétiques, un peu d'encens, Dull Knife avait effectivement redonné de l'énergie à Marley, rééquilibré son système nerveux et pacifié son mental. En deux jours, ma bête chérie avait retrouvé tonus et souplesse dans sa démarche, et un peu d'appétit. Mais au bout de trois semaines, la douleur tenace était revenue tordre sa hanche, et je m'étais remis à clopiner pour lui montrer mon affection inépuisable. Cette existence d'éclopé n'était plus viable pour lui et moi. Sa dysplasie nécessitait une chirurgie urgente m'avait dit au téléphone Mike Shannon, ce vétérinaire attitré qui avait prolongé la vie de presque tous mes chiens. Aussi, j'avais préféré rapatrier Marley à Bigfork, et depuis le Doomsday j'attendais des nouvelles de Shannon qui ne venaient pas.
C'est à l'aube du sixième jour que j'ai voulu savoir. Que s'était-il passé ? Pourquoi me faire subir une telle angoisse ? Je ne pouvais pas imaginer que Mike Shannon soit parti se réfugier dans une base souterraine en laissant mon chien dans une cage. Je ne pouvais pas imaginer que Marley ait rejoint Grand Mystère sans que Mike Shannon n'ose me le dire, même pour différer ma détresse.
Les jambes ankylosées, c'est en tremblant un peu que j’ai enfin mis le nez dehors. Un vent frisquet m’a saisi aussitôt, me montrant les limites calorifiques de ma parka bon marché. À part le corps de Nicole Yolette pendue à son bougainvillier, les rues étaient désertes. Pas une âme sur les trottoirs.
J’avais eu ce que je voulais : la ville m’appartenait !
La boule au ventre, j'ai marché presque en reculant pour rejoindre la clinique vétérinaire. À chacun de mes pas, Marley occupait toutes mes pensées. Je le visualisais tout triste m'attendant seul devant la porte, ses oreilles tendues à l'extrême guettant le bruit de mes semelles. Pour patienter, il devait regarder les feuilles d'automne virevolter, se pourchasser l'une l'autre, et ses yeux étaient mouillés. Je voulais entendre ses jappements de joie, ressentir son amour un peu fou, quand il m'apercevrait. Je voulais surtout le consoler, m'agenouiller devant lui, le serrer fort contre moi pour qu'il me pardonne. Je voulais écouter son regard me dire : t'en fais pas, vieux, je suis solide comme un roc ! Je lui aurais caressé tout le corps pour le faire frissonner. Et lui, mon Dieu de chien, m'aurait léché la main, le cou, les joues, et il aurait remué sa queue superbe. Alors, en cet instant, j'aurais été le plus heureux des hommes.
Comme je l'avais malheureusement pressenti, la clinique était désertée. Personne ! Pas un miaulement, pas un aboiement pour cogner le silence. J'ai tapé sur les vitres en hurlant "Marley", comme l'avait fait la fillette avec son ourson, cette petite que j'avais haï comme un taré. Éperdu de chagrin, j'ai encore titubé en faisait plusieurs fois le tour de la bâtisse, jusqu'à perdre toute vigueur dans mes jambes, et me laisser choir sur le sol. Là, dans le froid, j'ai pleuré à chaudes larmes, et je crois bien que j'ai souffert tout ce que je pouvais souffrir. Mike Shannon avait-il enterré Marley dans le petit cimetière des animaux qui se trouvait à deux miles en dehors de la ville ? Probablement. Mais je ne voulais pas le vérifier. Je préférais me laisser croire que mon chien était déjà en route, en partance pour notre bicoque du Sonora.
La tête pleine de papillons noirs, j'ai rallié comme un somnambule le lac de mon enfance. En bout de promenade, j’ai retrouvé mon banc, et je me suis assis. J’ai roulé une cigarette avec le peu de tabac sec qui me restait. Un cigarette précieuse, puisque c’était sans doute l’une des dernières que j’allais griller avant longtemps. Précautionneux, je l’ai allumée comme on allume un cierge, pour Marley, pour que ses récepteurs olfactifs ne défaillent pas sur la piste de mes phéromones. Il ne pouvait pas me retrouver ici, c'était certain, puisque comme un idiot je m'étais retranché durant cinq jours dans l'éther de ma misanthropie.
Mon espoir renaissant un peu, j’ai détendu mes jambes. Et puis j’ai admiré la harpe du ciel qui se teintait crescendo de grisaille.
Sensibles à l’électricité de l’air, quelques canards à front blanc s’excitèrent alors devant moi et désertèrent bientôt les flots à tire-d’aile. J'ai pris cela comme le signe qu'un spectacle qui allait bientôt commencer. Seul au monde enfin, j’étais aux premières loges. Aucun VIP, aucun nabab insolent, ne viendrait voler ma place.
Irrésistiblement, l’évaporation du plan d’eau et la sublimation des glaces se mirent à l’œuvre. Du zénith à la ligne d’horizon, de forts nuages naquirent, s’amoncelèrent, s’épousèrent, tandis qu'un "Turner" invisible mélangeait leurs franges de gris-bleu aux franges de gris-froid, venait fondre leur basalte aux guipures de l’anthracite.
J'ai laissé vibrer sur moi ces doigts de la nature qui semblait jouer avec mes sens comme d’un vieil harmonium. J’avais l’impression que je l’inspirais, qu’elle composait son requiem rien que pour moi, son désormais unique enfant. En m’offrant son expressionnisme abstrait, la répartition spectrale de sa lumière, ses dégradés ineffables et ses ombres absolues, ses croches et ses soupirs, elle m’offrait la partition de son chagrin de mère, déçue par tous les hommes.
Mais soudain, le vent forcit. Il secoua avec virilité les arbres alentour, les dépouilla de leur feuillage, accompagnant son souffle algide de grains de neige et de brumaille. En un instant, l’instant devint surnaturel. Le temps de compter jusqu’à cinq, je ne fus plus qu’une vapeur cotonneuse ne voyant plus ses propres mains. Les éléments m’avaient totalement absorbé. Cette disparition non fictive de ma morphologie était empreinte d’une telle beauté mais aussi d’une telle tristesse, que cette tristesse m’accapara.
D’emblée, il y eut cette âcre montée de mélancolie dans ma gorge. Marley me manquait terriblement, mais il n'y avait pas que ça. D’un coup, je me suis senti morne et creux, pareil à une cosse de pois vide. Cela faisait des années que je luttais avec ces profondeurs, que je m’efforçais de limiter leur influence, sans jamais y parvenir vraiment. J’appelais ces vertiges mes chutes existentielles de cynisme, lorsque trop loin du monde, je n’avais plus personne après qui maugréer.
Lorsque je suis enfin réapparu de mon suaire de frimas, ma décision était prise. Il fallait que je décampe illico de ce maudit patelin que tout le monde avait fui. Quitte à imiter ces nigauds que j’abhorrais tant, je devais quitter Bigfork.
Immédiatement !
Afin de vérifier si quelque part je pouvais encore faire acte de bonté, tendre une main, partager un biscuit.
Vu le temps qui se dégradait de folle manière, il allait me falloir de bonnes chaussures que je n'avais pas non plus. Dans le Sonora, je ne vivais qu’en espadrilles ou en sandales respirantes, le plus souvent pieds nus. J’aurais pu aisément en voler ici ou là, mais je ne me voyais pas démarrer ma vie de pionnier en commettant un larcin.
C’est en fouillant dans le capharnaüm de mes placards pour trouver des chevrotines, que le hasard me servit une superbe paire de Brauneck que j’avais totalement oubliée. On avait dû me les offrir lors d’une occasion quelconque de ma vie d’avant. Elles étaient encore à moitié emballées dans du papier cadeau. Les libérant de leur boîte, elles émergèrent, et je fis aussitôt la grimace, me souvenant pourquoi je les avais reléguées aux oubliettes. Elles étaient mastoc, d’un cuir de qualité, mais surtout elles étaient d’un rouge cramoisi à me donner des frayeurs. Je détestais le rouge. Depuis mon plus jeune âge, le rouge me glaçait. Cette absurde chromophobie m’obligeait encore parfois à faire un détour pour contourner une voiture vermeille, un store écarlate, un cageots de tomates ou de fraises.
Cependant, vu les circonstances, je ne fis pas la fine bouche. Il me suffisait de les teindre pour qu’il n’y paraisse plus.
Je me suis souvenu que ma mère utilisait de la teinture cuir pour rajeunir ses vieux sacs à main. Dans son armoire, j'ai trouvé deux pots de la marque Angelus. L'un était rose chaleureux, l'autre vert perroquet. Les bouchons étaient encore scellés, elle ne les avait jamais utilisés. Je comprenais pourquoi.
Une fois la teinture sèche, j'ai remis les lacets sur mes grosses godasses mentholées. J'avais l'air d'un clown flashy du Loomis Bros Circus, mais elles étaient souples, hyper confortables, et frôlaient suavement le bout de mes orteils.
De vrais chaussons aux pommes ! De quoi arpenter les rails de ma liberté !
J'étais requinqué et ma prestesse s'en ressentait. À certains moments, j'avais l'impression que mes vingt ans me remontaient dans les guibolles comme de la glace brûlée. Pris d'une pulsion folâtre, j'ai trouvé amusant d'allumer une fontaine lumineuse pour me souhaiter "buen camino". L'expédition post-apocalyptique de Mike Horn 2.0 se rapprochait à grands pas. Depuis que j'avais enfilé mes tatanes, mon flux sanguin s'emballait comme un moteur d'Aston Martin. Je n'y tenais plus de quitter cette ville morte, cette télé que j'avais fini par réduire en miettes, toute cette baraque encombrée d'antiquailles où poissaient les commotions de mon enfance. J'étais certain d'avoir fait le bon choix. L'ad patres en pantoufles entre ces murs, à fixer le minuteur, aurait été un blasphème pour mon aubaine de réchappé.
Les répercussions de ma flânerie inconséquente ne m'inquiétaient pas plus que cela. Devant le miroir, je m'étais plusieurs fois observé et j'avais déjà fait le deuil de mon avenir. Dissimulant mon visage sous une serviette, j'avais béni mon squelette qui chaloupait, riait encore, manipulé sans doute par quelque ange tutélaire de la forza del destino. J'entendais tinter autour de ses fémurs un grelot de frêle conscience que je souhaitais préserver à tout prix, quitte à devoir la bousculer jusqu'au vertige, l'éparpiller moi-même aux quatre vents. Le dessein qui mûrissait au fond de moi s'annonçait colossal. Fini de refaire le monde à la sauce gribiche, béchamel ou tartare. Mon temps était venu de piétiner ces mégalomanies douces qui s'épuisent en verbiage pour, au bout du compte, ne jamais concrétiser l'Utopie. Cette chance, j'allais mordre dedans à pleines mâchoires. L'Apocalypse sans le savoir venait de mettre au monde une entité supra naturelle à fort potentiel démiurgique, capable de patiner sur des lacs glacés avec les mains dans le dos, de grignoter des racines vénéneuses sans choper la diarrhée, d'être le dernier croisé embarqué pour immoler les bibles chimériques qui encensaient l'Au-delà sans jamais porter aux nues la Vie d'ici-bas. Même infecte.
Que demandait le peuple ? Je croulais déjà sous le luxe. J'avais trois fois rien, j'avais tout : la tente Quechua, le tapis de sol, le sac de couchage, l'oreiller gonflable, la couverture de survie, le poncho de pluie, le couteau suisse, la popote.
Ne me manquait que le sac à dos !
Il y a quelques années, ma mère faisait du Airbnb pour arrondir ses fins de mois. Comme une andouille, elle avait prêté mon Mystery Ranch à un étudiant en médecine endetté. Pour fêter son diplôme, celui-ci avait décidé au débotté de faire sa première rando en montagne avec ses potes, de se taper une cîme et de bivouaquer pour s'arroser de champagne sous la lune. Résultat de cet exploit avorté, ce puceau du trek avait balancé mon sac à un ours noir pour faire diversion et pouvoir s'échapper à toutes jambes, joues, torse, bras en sang, complètement lacérés. Ses potes avaient filmé la scène. La vidéo avait fait le buzz. Ma mère m'avait envoyé le lien. Toute cette jeunesse inventive et détraquée semblait avoir bien rigolé. Le plan final se terminait sur mon sac en lambeaux que l'ours avait déchiqueté pour se tortorer un maousse pot de miel.
J'avais besoin de quoi au juste ? De pas grand chose. Quelques bouts d'étoffe, une craie, des boucles, un dé, du fil, et de l'album "Rumours" de Fleetwood Mac pour bercer mes esgourdes. Ce serait une formalité. Ma mère avait tout ça dans sa pièce de divertissement.
Sauf que voilà !
Suite à l'humiliation que je venais de m'infliger, j'allais devoir différer mon départ de quelques jours. La grosse merdasse !
Le constat était accablant. Selon une étude menée sur moi même : derrière l'entiché de philosophie grecque se cachait un indécrottable gougnafier en couture. Moi qui rêvais d’une Odyssée de survivant remplie d’aventures singulières, d’effectuer un parcours initiatique sous millisievert pour retrouver mon Ithaque de prédilection, mon projet de confection du dit-sac venait de prendre l’eau de toutes parts. Je me croyais fûté, plutôt habile manuellement. J'avais passé la pire journée d'empoté de ma vie. Pour dire, je crois même qu'un gamin aux mains plâtrées s'en serait mieux sorti.
Pourtant dans ma cervelle, l'élaboration du sac s'était admirablement bien déroulée : simplicité de conception, avec gages de légèreté, de solidité, d'étanchéité. J'étais parti sur une forme de cylindre écrasé d'une capacité d'environ 70L, dos et avant plats avec les côtés arrondis. Pas besoin d'être ingénieur pour savoir qu'une fois le sac rempli, il s'arrondirait naturellement. La fermeture se ferait en haut par un lacet torsadé. Les bretelles et lanières ventrales seraient en mousse extraite de l'assise du canapé. Pas d'armature ni de report de charge, mon matelas, épais de 2cm, roulé à l'intérieur avec toutes mes affaires, permettrait de rigidifier suffisamment l'ensemble pour me passer de baguettes métalliques, que du reste je n'avais pas.
Il n'y a pas de résultats sans travail et pas de travail sans effort. L'art, c'est le travail effacé par le travail, avait dit Socrate. Je pensais donc sortir gagnant de ce petit job d'ouvrier ne cassant pas trois pattes à un canard.
Il en fut autrement.
Au bout de huit heures de besogne soutenue, j’avais juste crayonné un patron ésotérique entortillé de numéros et de flèches. N’ayant pas les ciseaux adéquates, j’avais tailladé comme un salopiaud le manteau en cuir marron de ma mère et le froc de bure de son père qui était bénédictin. Avec sa machine à coudre, j’avais cassé trois aiguilles en surjetant de traviole deux poches latérales censées accueillir mes bouteilles d’eau et mes bâtons. Enfin, dans un des bonnets de son soutien-gorge, j'avais créé une poche de ceinture pour stocker ma lampe frontale, qui ressemblait à s’y méprendre à un bonnet de soutien-gorge mâtiné de complexe oedipien. Ajoutons à cela que j’avais passé la première heure à tenter de mettre la main sur son mètre ruban, et que j’avais fini, au pifomètre, par me fier à mon empan, l’unité de mesure ancienne qui part du pouce jusqu'au bout du petit doigt.
La tarte, la quiche, le poireau ! Ce que vous voulez !
Bref, je me suis retrouvé autour de minuit totalement flappi dans le cellier pour inventorier ma réserve de bouffe. Il ne débordait pas, mais il me restait suffisamment de denrées pour m’alimenter avant que mon tube digestif se nécrose, ou qu’un gamin m’achève à coups de crick pour me voler trois sardines. Inutile de me leurrer, je devrais moi aussi mettre mes scrupules et ma probité dans ma poche, apprendre à chaparder en cours de route, si possible en toute dignité, sans effraction, sans violence. Il était plus que probable que la faim tenace n'allait pas tarder à travestir les comportements. L'homme né bon, serviable, généreux, ne le resterait pas très longtemps. Le moindre agneau s’approchant de ma bulle protectrice serait potentiellement un loup-garou ayant les crocs. Chaque bouche m'envoyant un simple "bonjour" contiendrait un lasso tentaculaire. Par ailleurs, si une émouvante mamie cherchait à m’embrasser pour une raison ou une autre, j'allais devoir crâmer ses bigoudis et surtout compter mes dents. Somme toute, je pouvais compter sur mon côté inhospitalier pour soigner mes abords immédiats. Maquiller mon regard d’épines noires, barbeler mes sourires de clous sournois, montrer les dents, jouer les tarés, les zombies épileptiques, était complètement dans mes cordes.
C'est à minuit quinze exactement qu'on frappa à ma porte.
Punaise ! C'était qui cette chauve-souris ?
J'avais connu cinq jours d'état de grâce. Voici que les emmerdes déboulaient.
Comme je restais planqué comme une anguille, l'importun continua à tambouriner sans vergogne. Puis, il beugla ce vieux poncif qui en disait long sur la médiocrité de ses stéréotypes :
- Y a quelqu'un ?
Boum, boum, boum...
- Ohhh, ohhh ! Y a quelqu'un ? Ohhh...
Il insistait le néandertalien.
Boum, boum, boum...
- Putain... mais y a de la lumière ! Y a forcément quelqu'un !
Bien vu, l'aveugle ! Le type était loin d'être con, mais sa voix était salement chargée. Je subodorais qu'il n'avait pas fait que sucer de la glace. Que faire ? Prendre un long couteau, aller lui ouvrir, le planter, refermer ? Pas super fair-play pour un précurseur du Nouveau-Monde.
Par chance, en un éclair je me suis ravisé, me disant : ce chiatique ne peut être qu'un envoyé des dieux !
Sa venue tardive inopinée était assurément un test pour éprouver ma lâcheté. Le manque de bravoure ne disparaît jamais de lui-même. Il se surmonte. Si je me déballonnais pour ouvrir une porte, mon voyage capoterait, je ne dépasserai jamais le bout de ma rue. Il me suffisait juste de paraître plus débile que ce dingue qui tambourinait chez moi à une heure indue. Alors, sans hésiter, je me suis mis en mode métamorphose. J'ai inspiré un grand coup. Rictus et poings serrés, j'ai quitté le cellier d'un pas ferme et suis allé ouvrir ma lourde d'un coup sec, présentant à l'ostrogoth ce visage bien courroucé : quel foutu trou du cul vient m'emmerder à minuit passé !?!?
Le type m'est aussitôt apparu comme un pastiche de vétéran de la guerre d'Irak. Ni beau ni laid, 1,70m à tout casser, barbe poivre et sel, calvitie frontale, lunettes tactiques au vitrage orangé, chemise de paintball, bedaine bedonnante sur pantalon treillis militaire, rangers, en main gauche boutanche de Sortilège Whisky déja bien biberonnée, pas loin d'être torché, ayant visiblement beaucoup de mal à les envoyer :
- J’ai... J'ai vu de la lumière... Dérange pas ?...
- C’est à dire que… je suis en pleine couture là.
- Wouah !... Un homme qui coud la nuit… comme c’est... attendrissant.
- C'est pas ce que j'aurais dit.
- Aujourd'hui, plus aucune bonne femme sait... sait vraiment s'y prendre lorsqu'il s'agit de faire... un peu de couture. Pas vrai ?
- Si tu le dis.
- Clic, clic, clic, elles achètent, achètent, achètent... goinfrent la penderie. Quand elle est pleine, bing, elles jettent. Avant... avant au moins elles filaient aux pauvres. Mais comme les pauvres font tous pareil.
- Ben oui, quel gâchis !
- Ah putain, les chinetoques ont vraiment trouvé l’attrape-couillons magique, hein ! Le lowcoast des chinetoques ? Sont malins, les chinetoques ! Mieux vaut vendre un milliard de robes pourries à 5 dollars que... que 5 dollars à... J'en étais où déjà ?...
- Attends, rassure-moi, tu n’as pas frappé à ma porte pour dégoiser sur le consumérisme.
- Ah non ! Ah mais non !... Je suis juste bavard et un peu pété... Je suis comme ma femme, j’ai le contact facile. Mais comme j’ai plus grand monde à qui parler.
- À quoi sert de parler ?
- Ah ouais, t'as pas tort. On parle trop... Là, excuse-moi, j'arrive pas à parler moins... J'ai beau essayer, ça sort tout seul... T'as vu ça, ils sont tous barrés.
- J'ai vu ça.
- Dis-moi, si c'est pas indiscret, tu reprises quoi, monsieur le couturier ? Ton slip troué ? Tes chaussettes ?
- Ca t’intéresse tant que ça ?
- Bah, comme tu vois... Je me démène comme je peux pour de créer un lien amical... Réveiller en douceur... ton affabilité.
- Désolé, je suis pas affable. Je l’ai été, je le suis plus. Et là, j'en ai marre, tu me gonfles.
Joignant le geste à la parole, j'ai commencé à refermer la porte sur lui. Mais, pris d'un réflexe d'orgueil, il l'a bloquée comme un félin en plaquant sa rangers au coin du seuil.
- Oh, pas cool, mec ! Tu ne vas quand même pas me foutre ta porte sur le blair... Je fais pas la charité.... Je veux juste te parler d’un truc.
Cette manie de faire ma curieuse. J'ai cédé, rouvert ma porte.
- Ah oui ?... Quel truc ?...
- Un truc qui va t'épater.
- Moi aussi, je peux t'épater.
- Ah ouais ? Comment ça ?
- Tu connais le comble de la politesse ?
- J'en sais foutrement rien.
- S’asseoir sur son cul et lui demander pardon.
Il ne lui en fallait pas plus pour se mettre à se bidonner, à se tordre en deux, en trois, à tousser, éructer, cracher, et à finir justement par s'écrouler le cul sur le sol.
- Putain, t'es un génie, mec !... Un génie !... Regarde ça, aussitôt dit aussitôt fait : pardon mon cul, pardon, pardon, pardon !!!
- Bref, je peux savoir à qui j’ai affaire ?
Je l'ai aidé à se relever comme il ne tenait quasiment plus debout.
- Excuse-moi, vieux. Je repicole depuis cette affreuse news à tomber par terre... Ambrose Barthelme !
Il m'a tendu sa main. Je ne lui ai pas tendu la mienne.
- Et donc ?
- Et donc, je gère la maison d’hôtes Stepping Stone, pas loin d’ici.
- Connais pas.
- Les tipis pour les descendants vegan de ceux qui tuaient les indiens… Lit queen size, draps et couvertures, tapis d'herbe, petites tables, lampes solaires.
- Connais pas. Je ne crèche plus ici depuis longtemps.
- Oh, ça je le sais.
- Ah oui ? Alcoolo et devin.
- Tu crois peut-être que... que je suis venu t’importuner par hasard.
- Je t'en prie, crache le morceau. Tu m'épuises.
- Comme tu y vas, un vrai pitbull.
- Bon, je vais faire un effort. En quoi puis-je t’aider Ambrose Barthelme ?
- Ah non, non, non, non, non, non. Tu ne vas pas m’aider en quoi que ce soit. C’est plutôt moi qui vais t’aider vieux schnock de mes deux soeurs.
- Accouche !
Ambrose Barthelme a alors sorti de sa bedaine avec difficulté un bouquin épais qu'il m'a tendu. J'ai tourné doucement la couverture vers moi, n'en croyant pas mes yeux. C'était "Ulysse" de James Joyce, le livre que ma mère tenait dans ses mains lorsqu'elle s'est éteinte.
- T'as l'air ému, vieux ! Ça te dit quelque chose ?
Je suis resté comme un con quelques secondes, abruti dans un mélange de honte et de déshonneur. D'autant plus piteux que je ne me trouvais pas à son chevet ce jour-là. J'étais là-bas dans le Sonora, fumant mes cigarillos sur mon rocking-chair dans ma bicoque d'ermite, en train de cajoler la nuque de Marley. Ma mère était robuste, XXX ce vieux rocher sur l'océan du temps ne s'inquiétait pas de la vie humaine, elle sirotait simplement le pollen la vie. Impossible de deviner quel pouvoir enfonça aux moelles de ses os, cette énergie vitale obstinée. "Je fais tout pour" était sa phase fétiche. Je fais tout pour ébranler l'univers, je fais tout pour faire frissonner d'envie mon bonzaï, je fais tout pour lire une ligne de plus, n'importe quel ligne, du moment qu'elle éclaire ma solitude.
Les années tombaient sur elle en vain, c'est elle qui les faisait vieillir. Elle les chassait comme des chiens leur envoyant son bâton de survie au fond des destinées. Beaucoup de blessures de jeunesse qui jamais ne guérissaient, mais qui ne saignaient plus. Elle avait fait un pacte avec son tempérament volcanique. Je dirais ce que je pense au moment où je pense, je le regretterai plus tard bien au chaud dans mon lit.
J'avais eu vent de ce livre par
- Je peux savoir ?
-
Cela fait maintenant deux mois que j’ai quitté Bigfork pour rejoindre la côte Pacifique, mon but étant de me rapprocher des miens ou de ce qu'il en restait. Les trains et les avions cloués dans le néant, je n'ai pas eu d'autre choix que de partir en voiture à la vitesse d'une limace. J'avais fait le plein et rempli trois jerricans de réserve, tout en sachant pertinemment que je n'irais pas bien loin.
De fait, l’US 90 étant devenue impraticable à partir de Missoula, j’ai dû laisser la Chevrolet au milieu d’un flot de voitures abandonnées. Et j’ai continué à pied, harnaché d'un sac à dos. Ce sac de super héros était un Osprey Atmos AG 65. Il m'avait été offert la veille de mon départ par Ambrose Barthelme, un vieux survivaliste bouffé par les varices qui n'avait plus les jambes ni le courage de crapahuter. Il me l'avait garni de tout ce qu'il fallait pour dormir, me chauffer et me défendre. Je devais porter environ huit livres et, bien qu'équilibré au gramme près, les sangles d'épaules me brulèrent les muscles trapèze, à en grimacer, sur les cent premiers miles. Mais j'ai tenu bon. Ma liberté retrouvée m'a donné des ailes.
Aujourd’hui, 9 novembre, c'est avec des larmes d'épuisement que je suis enfin parvenu aux abords de ma destination.
Demain, en début de matinée, je pense atteindre le comté de Marin, puis mes pas fileront vers Sausalito, cette ville que j'ai tant aimé et que j'avais cessé d'aimer parce qu'on n'y faisait plus l'amour sur les plages au crépuscule. C'est là qu'un beau jour, à l'âge de seize ans, j'avais fugué pour aller à la rencontre du "Peuple superbe". Un ami du même âge m'avait dit qu'il avait été déniaisé par une pulpeuse brune de trente ans sur l'heure de midi, et par une autre le soir même qui l'avait initié au Kamasutra sous les étoiles. J'avais juste un peigne et une brosse à dents dans la poche, mais je voulais en être et rien n'aurait pu m'en empêcher.
Entre les années soixante et soixante-dix, des "Enfants fleurs" étaient nés, avaient poussé ici dans une farandole d'allégresse. Ils vivaient sur des péniches rafistolées, colorées, excentriques, faisant de Sausalito une ville flottante unique que tous les assembleurs de nuées du monde rêvaient de rallier. Ils portaient de magnifiques tuniques indiennes, avaient de longs cheveux pour ne pas ressembler aux militaires du Vietnam. Ils lisaient de la poésie didactique et satirique, se berçaient de musique féconde de mirages, en faisant presque toujours l'amour avec le premier venu. Leur quête de nouvelles perceptions sensorielles et d'états de conscience modifiés, les amenaient parfois jusqu'aux franges divines d'horizons versicolores. Leur hédonisme irrépressible se résumait par ce slogan : "Vivre sans temps mort et jouir sans entraves". Rompant avec le matérialisme et le consumérisme des sociétés industrielles, ils rejetaient avec force sourire le capitalisme, les valeurs associées au travail, à la réussite professionnelle et le primat des biens technologiques au détriment des biens naturels. Leur monde n'était sans doute pas le plus parfait, mais leur esprit visionnaire et fraternel avait fait d'une abstraction une réalité tangible. Comme au regard d'un démiurge, grâce à eux, l'utopie s'était mise à vivre et à remuer sous ses longs voiles. Dans ce haut lieu de la contre-culture, ils avaient montré la voie possible d'un bonheur de l'Instant, pour tous. Malheureusement, cet Instant n'avait duré qu'une fraction de seconde à l'échelle du cosmos. Les "Enfants fleurs" grandirent, leurs dents se décalcifièrent et leur descente de LSD les rabattit violemment à terre, dissipant leurs rêves sacrés pour les uns dans le dégoût, pour les autres dans la spéculation. Le Dieu Dollar sifflant la fin de la récréation, la cité fleurie finit par s'embourgeoiser et les loyers de Sausalito grimpèrent rapidement. Bon nombre de ces hippies devenus yuppies firent fortune dans la Silicon Valley et se métamorphosèrent en bourgeois-bohème, troquant leur libertarisme psychédélique en libertarianisme technologique. Quant à moi, j'avais repris la route et continué à faire l'amour aux quatre vents. Tout autant, malgré le temps passé et mes vertiges existentiels, les fleurs de Sausalito n'avaient jamais fané dans mes cheveux.
En chemin depuis Bigfork, je ne m'étais fait aucune illusion. Les ogives étant tombées tout près, je pressentais que je n'y retrouverais pas ma sœur Janet, ni Elihu mon beau-frère, ni Alicia et Zack, ma nièce et mon neveu. J'ai pourtant arpenté d'un bout à l'autre la supposée Buckelue Street jusqu'à la nuit tombée, dans l'espoir de retrouver une photographie ou, que sais-je, un objet dérisoire qui leur aurait appartenu. En vain.
Sausalito avait été pulvérisé. Ni le capitalisme, ni les enfants du New Age n'avaient triomphé.
Aussitôt, ma sentimentalité fit place à la componction devant le spectacle de désolation qui m'entourait. Bien qu'à présent rompu à ces visions effroyables, une fois de plus je fus saisi par l'ampleur du désastre : sur un diamètre d'environ un mile, la colline où résidait ma sœur Janet était entièrement pelée. Il n'y subsistait plus un brin d'herbe, plus une fleur, plus un grouillement d'insectes. Du centre-ville, il ne restait qu'une immense tache blafarde, polie comme la paume de la main. Les traces mêmes des maisons et des bâtiments en dur avaient disparu, leurs fondations semblaient pilées. Par endroits, les décombres étaient si menus que j'avais l'impression de fouler le gravier ponce d'un sol lunaire. D'éparses crevasses grises s'échappaient encore des fumées malodorantes qui laissaient flotter dans l'air une âcre odeur de fer, de plastique et de corps brûlés.
Le bitume ayant fondu et comme je n'avais aucun repère pour situer leur dernière demeure, j'ai dû choisir un emplacement hasardeux pour me recueillir. Mains jointes, tête baissée, j'ai pris l'attitude solennelle de l'endeuillé. Mais mon cœur était sec. Désespérément sec. Dénué du moindre sentiment, j'ai laissé parler le silence. Je ne me sentais pas d'adresser une prière au ciel pour que mes proches reposent en paix. Cela faisait longtemps que je ne croyais plus au mensonge de la paix, et moins encore au salut de l'âme. J'étais devenu cet éhonté qui pouvait juste pardonner aux hommes, non parce qu'ils méritaient mon pardon, mais parce que je méritais cette paix qu'ils m'avait laissée en s'entretuant.
"Cette ville que j'ai tant aimÉE".
Je continue...
Une déambulation au fil des souvenirs et des illusions perdues, la conclusion est très émouvante.
Cependant il me semble que ce chapitre est moins abouti que les précédents, surtout le paragraphe "entre les années soixante et soixante-dix". Là, je perds un peu ton personnage, même si je le retrouve à la fin du paragraphe. Il faut dire qu'il y a tant à dire... Peut-être plus qu'une analyse générale, traiter le sujet au travers des yeux de ton personnage, cela aurait plus de poids.
De manière générale j'ai noté l'emploi de nombreux possessifs , il me semble qu'ils ne sont pas tous nécessaires (ma Chevrolet/la Chevrolet ; mon sac à dos/ d'un sac à dos ; mes sangles d'épaules / les sangles ; Ma liberté /la liberté ;ses plages au crépuscule / les plages ; Un ami de mon âge / du même âge ...)
quelques remarques diverses :
- Mais j'avais tenu bon : j'ai ?
- cette ville que j'avais tant aimé et que j'avais cessé d'aimer parce qu'on n'y faisait plus l'amour sur ses plages au crépuscule : il me semble que tu peux supprimer le premier "que j'avais". Et ou mais ?
- Un ami de mon âge m'avait dit qu'il avait été déniaisé : le "m'avait dit que" alourdit, je pense que tu peux le supprimer car cette information n'est pas essentielle.
- les assembleurs de nuées : l'image n'est pas très claire
- Ils se lisaient de la poésie : ils lisaient ?
- qu'une seconde à l'échelle du cosmos : et même une fraction de seconde !
- de LSD les rabattirent violemment à terre : les rabattit
-Tout autant, malgré le temps passé et mes vertiges existentiels, les fleurs de Sausalito n'avaient jamais fané dans mes cheveux : très joli !
- Ce fut en vain : juste 'En vain" il me semble que c'est plus fort
A très bientôt
Bien à toi !
C'est beaucoup mieux !
Encore merci !
Par contre, là, je n'ai pas trop compris...
Pourrais-tu préciser comment tu l'envisages ?
par exemple :
Entre les années soixante et soixante-dix, des "Enfants fleurs" étaient nés, avaient poussé ici dans une farandole d'allégresse. Je vivais alors sur une de ces péniches rafistolées, colorées, excentriques, qui faisaient de Sausalito une ville flottante unique que tous les assembleurs de nuées du monde rêvaient de rallier. Je portais tuniques indiennes et cheveux longs pour ne pas ressembler aux militaires du Vietnam. Je lisais de la poésie didactique et satirique, me berçait de musique féconde de mirages, faisant presque toujours l'amour avec la première venue. Ma quête de nouvelles perceptions sensorielles et d'états de conscience modifiés, m’amenait parfois jusqu'aux franges divines d'horizons versicolores. Mon hédonisme irrépressible se résumait à ce slogan : "Vivre sans temps mort et jouir sans entraves" etc
Après il faut que cela colle avec la temporalité des évènements. C'est vrai que dans ce cas, ton personnage prend un sacré coup de vieux... Du coup - je réfléchis en même temps- ça ne colle pas.
En fait j'essaie de donner un âge à ton personnage, c'est assez difficile. Il ne peut avoir vécu les années soixante / soixante-dix. S'il avait 20 ans à cette époque, il en aurait 70 ou 80 aujourd'hui. Il a une sœur et des neveux donc, il est beaucoup plus jeune (40/50 ?). Tu vas dire que je pinaille mais lui donner un âge est important car cela permet de valider toutes ses expériences et réflexions. Du coup il faut peut-être bien préciser que son analyse est le fruit d'un constat d'échec qui a conduit à une trahison des aspirations profondes des générations suivantes.
Bon je me fais des nœuds, j'espère que tu arriveras à y comprendre quelque chose (MDR)