Chapitre 7

Je n’aurais pas dû me trouver à Bigfork le jour du Doomsday. Je n'avais gardé cette maison austère sans agrément que par sentimentalisme, pour faire plaisir à ma mère qui y avait vécu toute sa vie. La nostalgie m'étant étrangère, elle me servait dorénavant de garde-meuble et je la prêtais parfois à mes nièces et neveux pour qu’ils viennent respirer l’air pur du Montana.

Ce qui m'avait fait revenir à Bigfork, c'était mon chien.

C'était Marley.

Le grand amour de ma vie !

Venant d'un sauvage comme moi revenu des bluettes du genre humain, cet aveu impudique pourrait sembler niaiseux. Même attendu, il n'en était pourtant pas moins sincère. Sincère et d'autant plus surprenant que ce béguin fanatique qui me liait à Marley ne devait rien à mon désenchantement, mais plutôt à la chimie moléculaire. La raison d'être de cette attirance magnétique se nichait tout bêtement dans nos hypothalamus respectifs sous le nom d'ocytocine, appelée plus poétiquement "l'hormone de l'amour". Cette recherche perpétuelle de mon contact de la part de Marley, tant physique que visuel, aussi bien de jour comme de nuit, dès que venait l'heure de manger ou de sortir, provoquait instantanément dans mon cerveau des shoots de félicité, comme n'aurait jamais pu les susciter la plus aimable femme. La moindre oeillade de mon chien, le moindre dodelinement de ses bajoues quand je lui offrais pitance, faisait rayonner mon coeur et me donnait l'impression de marcher dans la gloire. Aucune femme ne vous regardera jamais ainsi - avec ces yeux doux emplis d'une infinie bonté - quand bien même vous lui auriez concocté le plus succulent repas du monde.

Ces derniers mois, dans le désert du Sonora où nous résidions, Marley s'était mis à souffrir de plus en plus de sa boiterie. Adorant cette bête merveilleuse qui faisait encore battre mon coeur de chien, mon empathie pour sa peine était telle que j'avais commencé à claudiquer moi aussi quand je l'emmenais en balade. Les rares personnes que nous croisions en chemin me regardaient souvent d'un oeil sévère, comme si je me moquais de lui. Pourtant l'élancement que j'éprouvais dans ma cuisse était bien réel, voire télépathique, à l'instar de ces jumeaux capables de ressentir la même douleur au même endroit. "Toi, regarde ailleurs. Tu n'as jamais été aimé par un chien pareil et tu ne le seras jamais !", lançais-je parfois à ces promeneurs antipathiques.

Dull Knife, un guérisseur Papago avait tenté de redonner de l'énergie à Marley, de rééquilibrer son système nerveux et de pacifier son mental, comme il lui arrivait de le faire aussi avec les aigles et les serpents. Marley avait retrouvé tonus et souplesse dans sa démarche, et un peu d'appétit. Mais au bout six semaines, la douleur tenace était revenue tordre sa hanche, et je m'étais remis à clopiner pour lui montrer mon affection inépuisable. Cette existence d'éclopé n'était plus viable pour lui et moi. Sa dysplasie nécessitait une chirurgie urgente m'avait dit au téléphone Mike Shannon, ce vétérinaire attitré qui avait prolongé la vie de presque tous mes chiens. Aussi, j'avais préféré rapatrier Marley à Bigfork, et depuis j'attendais des nouvelles qui ne venaient pas. 

C'est à l'aube du sixième jour que j'ai voulu savoir. Que s'était-il passé ? Pourquoi me faire subir cette angoisse ? Je ne pouvais pas imaginer que Mike Shannon soit parti se réfugier dans une base souterraine en délaissant mon chien. Je ne pouvais pas imaginer que Marley ait rejoint le Paradis des chiens sans que Mike Shannon n'ose me le dire, afin de différer ma détresse.

Les jambes ankylosées, c'est en tremblant un peu que j’ai enfin mis le nez dehors. Un vent frisquet m’a saisi aussitôt, me montrant les limites calorifiques de ma parka bon marché. Les rues étaient désertes. Pas une âme sur les trottoirs. 

J’avais eu ce que je voulais : la ville m’appartenait !

La boule au ventre, j'ai marché presque en reculant pour rejoindre la clinique vétérinaire. À chacun de mes pas, Marley occupait toutes mes pensées. Je le visualisais tout triste m'attendant seul devant la porte, ses oreilles tendues à l'extrême guettant le bruit de mes semelles. Pour patienter, il regardait les feuilles d'automne virevolter, se pourchasser, et ses yeux étaient mouillés. Je voulais entendre ses jappements de joie, ressentir son amour un peu fou, quand il m'apercevrait. Je voulais surtout le consoler, m'agenouiller devant lui, le serrer fort contre moi pour qu'il me pardonne. Je voulais écouter son regard me dire : t'en fais pas, vieux, je suis solide comme un roc ! Je lui aurais caressé tout le corps pour le faire frissonner. Et lui, mon Dieu de chien, m'aurait léché la main, le cou, les joues, et il aurait remué sa queue. Alors, j'aurais été le plus heureux des hommes.

Comme je l'avais malheureusement pressenti, la clinique était désertée. Personne ! Toutes les cages étaient vides. Pas un miaulement, pas un aboiement pour briser le silence. J'ai tapé sur les vitres en hurlant "Marley", comme l'avait fait la petite avec son ourson, cette petite que j'avais haï comme un taré. Éperdu de chagrin, j'ai encore titubé en faisait plusieurs fois le tour de la bâtisse, jusqu'à perdre toute vigueur dans mes jambes, jusqu'à me laisser choir sur le sol. Là, dans le froid, j'ai pleuré à chaudes larmes, et je crois bien que j'ai souffert tout ce que je pouvais souffrir. Mike Shannon avait-il enterré Marley dans le petit cimetière des animaux qui se trouvait à deux miles en dehors de la ville ? Probablement. Mais je ne voulais pas le vérifier. Je préférais me laisser croire que mon chien était sur la route, en partance avec son flair incontestable pour notre bicoque du Sonora.  

La tête pleine de papillons noirs, j'ai rallié comme un somnambule le lac de mon enfance. En bout de promenade, j’ai retrouvé mon banc, et je me suis assis. J’ai roulé une cigarette avec le peu de tabac sec qui me restait. Un cigarette précieuse, puisque c’était sans doute l’une des dernières que j’allais griller avant longtemps. Précautionneux, je l’ai allumée comme on allume un cierge, pour Marley, pour que ses récepteurs olfactifs ne défaillent pas sur la piste de mes phéromones. Il ne pouvait pas me retrouver ici, c'était certain, puisque comme un idiot je m'étais dissipé durant cinq jours dans l'éther de ma misanthropie.

Mon espoir renaissant, j’ai détendu mes jambes. Et puis j’ai admiré la harpe du ciel qui se teintait crescendo de grisaille.

Sensibles à l’électricité de l’air, quelques canards à front blanc s’excitèrent alors devant moi et désertèrent bientôt les flots à tire-d’aile. Je pris cela comme le signe qu'un spectacle allait bientôt commencer. Seul au monde enfin, j’étais aux premières loges. Aucun VIP, aucun nabab insolent, ne viendrait voler ma place.

Irrésistiblement, l’évaporation du plan d’eau et la sublimation des glaces se mirent à l’œuvre. Du zénith à la ligne d’horizon, de forts nuages naquirent, s’amoncelèrent, s’épousèrent, tandis qu'un "Turner" invisible mélangeait leurs franges de gris-bleu aux franges de gris-froid, venait fondre leur basalte aux guipures de l’anthracite.

J'ai laissé vibrer sur moi ces doigts de la nature. Elle semblait jouer avec mes sens comme d’un vieil harmonium. J’avais l’impression que je l’inspirais, qu’elle composait son requiem rien que pour moi, son désormais unique enfant. En m’offrant son expressionnisme abstrait, la répartition spectrale de sa lumière, ses dégradés ineffables et ses ombres absolues, ses croches et ses soupirs, elle m’offrait la partition de son chagrin de mère, déçue par tous les hommes.

Soudain, le vent forcit. Il secoua avec virilité les arbres alentour, les dépouilla de leur feuillage, accompagnant son souffle algide de grains de neige et de brumaille. En un instant, l’instant devint surnaturel. Le temps de compter jusqu’à cinq, je ne fus plus qu’une vapeur cotonneuse ne voyant plus ses propres mains. Les éléments m’avaient totalement absorbé. Cette disparition non fictive de ma morphologie était empreinte d’une telle beauté mais aussi d’une telle tristesse, que cette tristesse m’accapara.

D’emblée, il y eut cette âcre montée de mélancolie dans ma gorge. Marley me manquait terriblement, mais il n'y avait pas que ça. D’un coup, je me suis senti morne et creux, pareil à une cosse de pois vide. Cela faisait des années que je luttais avec ces profondeurs, que je m’efforçais de limiter leur influence, sans jamais y parvenir vraiment. J’appelais ces vertiges mes chutes existentielles de cynisme, lorsque trop loin du monde, je n’avais plus personne après qui maugréer.

Lorsque je suis enfin réapparu de mon suaire de frimas, ma décision était prise. Il fallait que je décampe moi aussi de ce maudit patelin que tout le monde avait fui. Quitte à imiter ces nigauds que j’abhorrais tant, je devais quitter Bigfork, maintenant.

Immédiatement.

Afin de vérifier s’il restait encore en moi une once de bonté.

Vu le temps qui se dégradait de folle manière, il allait me falloir de bonnes chaussures que je n'avais pas. Dans le Sonora, je ne vivais qu’en espadrilles ou en sandales respirantes, le plus souvent pieds nus. J’aurais pu aisément en voler ici ou là, mais je ne me voyais pas démarrer ma vie de pionnier en commettant un larcin.

C’est en fouillant dans le capharnaüm de mes placards pour trouver des chevrotines, que le hasard me servit une superbe paire de Brauneck que j’avais totalement oubliée. On avait dû me les offrir lors d’une occasion quelconque de ma vie d’avant. Elles étaient encore à moitié emballées dans du papier cadeau. Les libérant de leur boîte, elles émergèrent, et je fis aussitôt la grimace, me souvenant pourquoi je les avais reléguées ainsi aux oubliettes. Elles étaient mastoc, d’un cuir de qualité, mais surtout elles étaient d’un rouge cramoisi à me donner des frayeurs. Je détestais le rouge. Depuis mon plus jeune âge, le rouge me glaçait. Cette absurde chromophobie m’obligeait encore parfois à faire un détour pour contourner une voiture, un store écarlate, un cageots de tomates ou de fraises.

Cependant, vu les circonstances, je ne fis pas la fine bouche. Il me suffisait d’y mettre peu de cirage pour qu’il n’y paraisse plus.

J’ai desserré les lacets et j’ai enfilé mes grosses godasses sans plus attendre. Souples, confortables, presque tièdes, elles frôlaient suavement le bout de mes orteils. De vrais chaussons. Quels qu'en soient l'effort, les aléas, où que je chemine, avec de telles chaussures j’aurais au moins la sensation d’être toujours un peu chez moi.

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Ce chapitre est fort, comme l'amour de ton personnage pour son chien...
Je développerai un peu plus après avoir lu les chapitres suivants... Je dois partir.
À bientôt et merci pour ce partage qui décoiffe bien, comme tout ce que j'ai déjà lu de toi.
Hortense
Posté le 05/01/2023
Je sais que tu n'aimes pas les compliments, donc je ne te dirai pas à quel point j'ai été sensible aux émotions suggérées, aux images évoquées, aux tournures de phrases qui résonnaient en moi comme autant de notes bleues, graves et poétiques. J'avais également oublié les nuances de gris profonds et changeants de Turner. Je ne te dirai pas tout ça, mais je le pense si fort que j'espère tu l'entendras !
Je me suis laissée emportée par les mots et les images... Magique !

Juste une petite remarque :

- dans le désert du Sonora où nous résidions à présent : je ne suis pas très calée en géographie, mais est-ce qu'il n'y a pas une petite incohérence de lieu ? Bigfork et Sonora, ce n'est pas le même coin, or tu te situes au début à Bigfork dans le Montana. !!! Mille excuses, j'ai raccroché les wagons !!! Mais peut-être supprimer le "à présent" perturbateur ?

A très bientôt
As tu vu mon MP ?
Hortense
Posté le 05/01/2023
emporter !
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