Chapitre 7

Par maanu

Julienne ne put réprimer la quinte de toux qui la saisit, le nez au milieu d'un nuage de poussière. Elle se frotta les yeux avec une grimace. Allez savoir depuis combien de décennies cette poussière se formait lentement sur ces bouquins, si vieux qu'ils lui faisaient l'impression d'être sur cette étagère depuis toujours. Elle ne savait même pas pourquoi elle y avait touché. Ce n'est pas comme s'il y avait un autre endroit, au milieu de ce bric-à-brac, où elle pourrait les mettre pour tenter d'apporter à l'ensemble un semblant d'harmonie. Chaque espace de la remise avait depuis déjà longtemps trouvé occupant et les objets eux-mêmes, dès que c'était possible voire même quand ça ne l'était pas, étaient devenus les supports inattendus d'autres artéfacts, tous plus encombrants d'inutilité les uns que les autres.

    Face à elle, un aquarium vide aux parois verdâtres avait trouvé une seconde – et sûrement dernière – vie, en accueillant en son sein une collection de grands chapeaux pour femmes sans âge, dont Julienne se demandait bien à quel moment de son existence ils avaient pu être d'une quelconque utilité à Monsieur Gérard.

    À côté de l'aquarium, une chaise, dont le pied cassé avait été remplacé par une pile de gros livres, accueillait une poupée chauve dont tout le côté droit était noirci et en partie fondu. Seul l'oeil semblait avoir échappé au désastre, et fixait quiconque se plaçait devant le jouet avec une telle hargne que Julienne se surprit encore à frissonner, en songeant à toutes les peurs nocturnes que ce monstre lui avait values dans le passé. Elle s'était souvent demandé quel genre d'enfant avait bien pu infliger un tel supplice à son jouet.

    Ce qui l'avait toujours fascinée, dans cette remise où l'on circulait de moins en moins bien à mesure que le temps passait et que Monsieur Gérard amassait, c'était la collection de livres qui emplissaient les étagères, tout autour de la pièce. Ils lui avaient toujours semblé très anciens, et d'autant plus précieux. Monsieur Gérard se vantait souvent devant elle de sa bibliothèque, dont il était tout fier. Elle se souvenait d'un jour, en particulier, où il lui avait encore parlé de la richesse qui se trouvait sur ces étagères, en passant le bout de ses doigts sur les innombrables tranches, très délicatement, avec beaucoup de respect. Il avait arrêté son mouvement une seconde, la main comme suspendue à quelques millimètres des livres, et l'air songeur il lui avait dit de ne surtout jamais leur faire de mal. Il avait insisté sur le fait que rien sur ce domaine n'avait plus de valeur, et avait ajouté une phrase un peu fumeuse sur le fait que toute l'histoire du monde se cachait derrière ces pages. Puis il s'était tourné vers elle, et avait ri de sa mine fascinée et incrédule. Déjà à l'époque elle avait parfois du mal à le suivre.

    Toute petite, lorsqu'elle ne savait pas encore tout à fait lire mais se faufilait déjà avec toute la facilité du monde dans cette remise encombrée, elle faisait de gros efforts pour déchiffrer les inscriptions sur les tranches, y compris celles des livres dont elle ne comprenait même pas le titre. Mais elle avait mis du temps à oser sortir les ouvrages des étagères. C'est qu'ils lui semblaient si importants ces livres, seuls objets de toute la remise à avoir été soigneusement entreposés, et même classés semblait-il – bien que selon une logique propre à Monsieur Gérard, qui par conséquent échappait au commun des mortels. Ils lui semblaient aussi bien vieux, avec leurs épaisses couvertures reliées, leurs titres dorés, leur odeur de vieux papier jauni. Petite, elle avait attendu avec impatience le jour où elle pourrait enfin découvrir ce qui se cachait derrière ces pages, dont elle adorait sentir le grain irrégulier, du bout des doigts. Il lui semblait qu'il y avait comme une certaine puissance derrière toutes ces lignes noires qui se suivaient sans fin, si semblables les unes aux autres, auxquelles elle ne comprenait rien. Comme un mystère auquel il fallait être initié, suprême honneur qu'elle ne recevrait que bien plus tard, dans ce qui lui paraissait être une éternité. Le moment où elle pourrait enfin décrypter toutes ces histoires serait évidemment l'un des plus importants de sa jeune vie, et elle s'imaginait déjà, assise dans le gros fauteuil défoncé qui trônait dans un coin de la pièce, passer des heures à dévorer un à un tous ces trésors. Bien sûr, elle n'en avait jamais rien fait depuis.

    Elle porta un regard circulaire autour d'elle, avec un soupir impatient. Qu'est-ce que c'était encore que cette lubie? Après les serres, la remise. Comment Monsieur Gérard voulait-il qu'elle mette de l'ordre dans ce capharnaüm, si elle n'était pas autorisée à jeter quoi que ce soit? Même si, elle devait bien l'admettre, elle avait été plutôt impressionnée en entrant, quelques minutes plus tôt, lorsqu'elle s'était rendue compte que le vieil homme s'était enfin décidé à jeter l'horrible tapis grisâtre qui recouvrait autrefois le sol de la remise.

    Elle souleva du bout des doigts une vieille couverture, dont les nombreux trous étaient comblés par un amoncellement incroyable de toiles d'araignées. Dessous, elle découvrit une collection de grands cadres de bois, et se dit que nettoyés ils pourraient faire fureur dans une brocante (si, bien sûr, Monsieur Gérard consentait enfin à faire véritablement le tri). Elle ne résista pas à la curiosité d'attirer le premier cadre vers elle, afin de regarder le tableau qui se cachait derrière. Elle fit une grimace dégoûtée en sentant les toiles d'araignées s'agripper à ses doigts, puis prit un air décontenancé en aperçevant la peinture. Elle ne pouvait en voir qu'une petite partie, mais c'était déjà largement suffisant pour qu'elle se fasse un avis très tranché sur ce qu'elle avait sous les yeux: c'était très moche.

    Un visage difforme lui faisait face, sûrement celui d'une femme mais les yeux démesurément grands et globuleux, la bouche sans lèvres, ainsi que les cheveux verdâtres qui semblaient presque gluants, ne lui permettaient pas d'en être certaine. Elle n'était même pas sûre que cette chose soit véritablement censée être humaine.

    En voyant le tableau qui faisait face à cette première toile, Julienne ne put s'empêcher d'esquisser un sourire vaguement moqueur. Cette fois, le modèle était mieux respecté, puisqu'il lui apparaissait évident que cet homme, tenant fermement les rênes du cheval sur lequel il posait, fier comme un coq, était Monsieur Gérard lui-même. Plus jeune, certes, mais bien reconnaissable tout de même, avec sa coupe de cheveux incertaine, déjà grisonnante, et ses tout petits yeux clairs. Il avait l'air d'un soldat, avec son étrange tenue sombre et le blason qu'il arborait sur son torse bombé. Julienne, sur ce blason, crut apercevoir la forme d'une fleur qui jaillissait, toute droite, d'une pierre noire.

    Elle secoua la tête, à la fois amusée et blasée. Il lui était déjà arrivé de croiser certains des amis du vieil homme, tous plus étranges les uns que les autres. Il n'était pas étonnant que parmi eux il y ait un peintre à l'imagination débordante. Elle se demanda, l'espace d'une seconde, si le peintre en question aurait pu être Monsieur Gérard lui-même – ce qui ne l'aurait pas étonnée outre mesure – , mais cette pensée s'évapora à l'instant même où son pied rencontra un obstacle inattendu, juste avant qu'elle ne se retrouve à plat ventre sur le sol.

    À ce moment-là, si sa chute n'avait pas causé celle, plus fracassante, d'un joli vase bleu qui trônait sur le vieux bureau, elle se serait sûrement retournée pour voir sur quoi elle avait trébuché. Elle aurait alors aperçu la trappe, que Monsieur Gérard avait pris soin de débarrasser du tapis installé là des années plus tôt pour la masquer, et qu'il avait laissée entrouverte ce jour-là, justement dans l'espoir que Julienne tombe dessus (mais dans un sens probablement moins littéral). Sans doute se serait-elle alors aventurée dans la pièce secrète de son vieil ami, ce qui aurait fait gagner beaucoup de temps à beaucoup de gens, et aurait évité à d'autres pas mal de déboires.

    Mais le vase bleu dégringola, s'écrasa sur le sol, explosa en centaines de petits morceaux, et Julienne se traita intérieurement d'idiote. Elle se releva en se massant le coude, et regarda autour d'elle, à la recherche d'un balai, ou de quelque chose d'approchant. Elle espérait de tout coeur que Monsieur Gérard ne tenait pas à ce vase, qui était selon elle le seul objet représentant un tant soit peu d'intérêt dans ce gigantesque amas de superflu. Elle ne vit rien qui ressemblât de près ou de loin à un balai, mais se souvint de la grande armoire, derrière elle, qui était suffisamment vaste pour en contenir un. Elle s'en approcha, lutta quelques instants avec le battant usé, l'ouvrit enfin d'un mouvement brusque et poussa une exclamation horrifiée.

    Juste devant son visage, une tête humaine lui faisait face. Il lui fallut une longue seconde pour comprendre que cette tête était la sienne, se reflétant dans un petit miroir.

    Une fois sa panique passée, et après avoir laissé s'échapper un petit rire nerveux, elle fronça les sourcils en considérant la surface du petit miroir. Elle se demanda comment un miroir enfermé dans une armoire qui n'avait visiblement pas été ouverte depuis longtemps pouvait bien être recouvert de buée. Et surtout, comment cette buée pouvait elle-même arborer un message, comme tracé du bout du doigt.

ILS SAVENT
PARDON
AD

    Elle se demanda ensuite si les lettres "AD" représentaient des initiales, ou le mot "Adieu" qu'on n'aurait pas eu le temps de terminer. Elle opta pour la première hypothèse, moins dérangeante.

    Elle resta plusieurs secondes devant le petit miroir, décontenancée surtout par le mystère de cette buée qui restait figée sur sa surface. Elle finit par hausser les épaules en refermant l'armoire. Après tout elle n'était pas physicienne, et de toute façon il n'y avait pas de balai là-dedans.

***

    Julienne, embêtée, considérait la porte close de la petite maison de Monsieur Gérard.

    Elle jeta un énième coup d'oeil à sa montre, mais dût bien se rendre à l'évidence: elle était à l'heure, et Monsieur Gérard ne l'était pas. Décidément, son ami la confrontait à de nombreuses situations inédites ces derniers temps.

    Monsieur Gérard n'était jamais en retard. Ça avait même toujours été un mystère pour elle. Comment un homme aussi distrait se débrouillait-il pour être toujours là où on l'attendait?

    Mais ce jour-là, alors qu'il avait promis à Marianne qu'il serait là à la fin de la journée de travail de Julienne pour la raccompagner, sa maison était de toute évidence vide. Non pas que Julienne ait véritablement besoin de lui – elle trouvait même cette nouvelle obsession de Marianne franchement ridicule – , mais elle avait tout de même fait une promesse à sa mère, et Monsieur Gérard aussi. Or c'était sûrement là la première des règles d'or de Monsieur Gérard: ne jamais rompre une promesse. Ce qui, lorsqu'elle y réfléchissait, était peut-être la solution à l'énigme de sa ponctualité, un rendez-vous n'étant après tout qu'une forme de promesse.

    Elle se retourna, toujours juchée au sommet de la petite colline, et regarda les bois. Elle savait bien qu'il n'y avait aucune crainte à avoir. Elle ressentait certes un malaise chaque fois qu'elle contemplait les bois, et plus encore lorsqu'elle les traversait, mais elle savait que cette crainte n'était due qu'aux histoires qu'on lui avait toujours racontées à leur sujet, vieilles pour la plupart de plusieurs siècles.

    Seulement sa mère, comme beaucoup de gens dans le coin depuis la semaine précédente, avait subi un regain presque violent de ces peurs archaïques, depuis qu'une jeune fille de la ville, en passant devant l'orée des bois, avait été brutalement attaquée par ce qu'elle avait décrit comme un loup gigantesque. Les plus superstitieux avaient crié au monstre, au réveil d'on ne savait trop quelle malédiction, mais les gens encore raisonnables – qui heureusement restaient majoritaires – parlaient tout simplement d'un chien errant ayant trouvé refuge dans les bois. Il était aussi évident, pour tous ceux qui étaient au courant de l'esprit de défi que les bois éveillaient chez les enfants du coin, que la jeune fille en question ne s'était pas contentée de passer à côté d'eux.

    Marianne faisait partie des gens qui ne croyaient pas en la malédiction. Même si elles n'en parlaient jamais entre elles – ce qui était valable pour à peu près tous les sujets imaginables – , Julienne était persuadée qu'elle trouvait toutes ces croyances ridicules. Mais l'idée, bien plus terre-à-terre, qu'un chien errant et agressif se cache dans l'épaisseur des sous-bois était bien loin de la rassurer. C'est pour cela qu'elle avait demandé à Monsieur Gérard de raccompagner sa fille, et de ne surtout pas la laisser traverser les bois seule.
Julienne, elle, savait bien qu'elle ne risquait absolument rien. Elle ne s'était jamais aventurée ailleurs que sur le sentier, et s'y était toujours sue en sécurité. Cette fille avait certainement dû s'enfoncer dans les sous-bois, déranger l'animal, avoir les mauvais réflexes. D'ailleurs, la bête en question l'avait à peine molestée, et la fille s'en était tirée avec une cheville foulée et une peur panique contagieuse.

    Julienne savait qu'il n'y avait pas de danger et n'avait pas l'intention de rester poireauter en haut de sa colline, aussi se décida-t-elle à rentrer.

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Baladine
Posté le 18/05/2022
Hello ! Il y en a, des mystères, encore une fois, et des choses inhabituelles qui se produisent. Maintenant qu'on est bien inquiet à propos du monstre qui rôde dans la forêt, tu nous laisses à espérer que Julienne ne se fasse pas attaquer ! Je t'ai fait des petites remarques sur des passages :
- "le nez au milieu d'un nuage de poussière." c'est joli
- soit véritablement censée être humaine => à mon sens, le "censée être" alourdissent la phrase et on peut s'en passer. On peut même se passer du "véritablement" parce que le "elle n'était même pas sûre" suffit à marquer le doute.
- " À ce moment-là, si sa chute n'avait pas causé celle, plus fracassante, d'un joli vase bleu qui trônait sur le vieux bureau, elle se serait sûrement retournée pour voir sur quoi elle avait trébuché. Elle aurait alors aperçu la trappe, que Monsieur Gérard avait pris soin de débarrasser du tapis installé là des années plus tôt pour la masquer, et qu'il avait laissée entrouverte ce jour-là, justement dans l'espoir que Julienne tombe dessus (mais dans un sens probablement moins littéral). Sans doute se serait-elle alors aventurée dans la pièce secrète de son vieil ami, ce qui aurait fait gagner beaucoup de temps à beaucoup de gens, et aurait évité à d'autres pas mal de déboires." je copie colle tout le paragraphe pour souligner le passage omniscient qui est bien choisi, ça rappelle que le narrateur/trice en sait plus que nos personnages et qu'ils se trouvent impliqués dans une intrigue dont ils ne se doutent pas encore, et j'aime bien ! Cela dit, je regrette qu'elle n'ait pas ouvert cette trappe !!
- mais dût bien se rendre à l'évidence => dut
Voilà ! j'espère que ça t'est utile !
A bientôt !
Baladine
Posté le 18/05/2022
et c'est bon, j'ai compris le bout de verre !
maanu
Posté le 21/05/2022
Merci pour ton retour, et pour toutes tes remarques qui effectivement m'aident beaucoup! ;)
Contente de voir que le passage en omniscient te plaît, j'avais peur qu'il soit un peu lourd et pas très compréhensible :p
Et spoiler alerte (même si je pense qu'on s'en doute un peu...) : ne t'inquiète pas, cette trappe finira par être ouverte ;)
Baladine
Posté le 21/05/2022
hahaha, je m'en doutais un peu, oui ! on ne met jamais une trappe quelque part sans finir par y passer ^^
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