Chapitre 7

« REBECCA ! »

Le hurlement retentit dans la maison silencieuse. La jeune fille lâcha son livre pour descendre quatre à quatre les escaliers. Ses cheveux roux bouclés tombèrent devant ses yeux, et elle les dégagea d’une main. Elle s'arrêta à la porte du salon, redoutant ce qu'elle allait trouver. Ce n'était pas si grave que ce qu'elle pensait : la bouteille avait éclaté au sol en tombant, et son père avait renversé une chaise en s'effondrant sur le canapé. Rebecca Sierkai s'avança pour l'aider, mais il la repoussa.

« Apporte-moi une autre bouteille, gronda son père.

− Papa, tu...

− OBEIS ! »

Il voulut lui donner un coup de pied, mais retomba en arrière. La jeune fille fila à la cuisine lui chercher ce qu'il demandait. Si seulement il pouvait s’endormir, au moins, elle aurait la paix !

« Nettoie, cracha l'homme en agrippant le bras de sa fille. Et puis va-t'en. »

La jeune fille le fixa, fouettée par ces mots. Il avait dit exactement les mêmes à sa femme avant qu'elle meure. Le regard de la Rebecca devint flou, les larmes lui envahirent les yeux. Elle revit sa mère, serrant ses enfants contre elle, leur promettant de toujours les protéger de leur père. La maladie qui la rongeait l’avait empêchée de tenir parole. Elle avait tenté de raisonner son mari, alors qu'elle se sentait partir, mais il n'avait trouvé que ces mots pour lui répondre : « va-t’en ». Elle était morte. Puis Leo, le frère de Rebecca, avait fui la maison, décidant de s'engager dans la garde du roi. Rebecca s'était retrouvée seule avec ce monstre et avait dû supporter ses éclats. Elle n'avait pas le choix : malheureusement, elle avait hérité du don de son père, et lui seul pouvait lui apprendre sa magie.


 

« Ton grand-père paternel est le descendant d’un O’moska, lui avait un jour expliqué sa mère. C’est un enfant qui est né du mauvais côté des draps, et aurait pu hériter de la noblesse de son père. Mais à la place, il a grandi à la campagne, et nous n’avons jamais obtenu les droits qui auraient dû nous revenir. Mais tu possèdes la magie, Rebecca. Tu as le pouvoir héréditaire des O’moska, et un jour, ils seront obligés de te reconnaître.

− Qu’est-ce que c’est, cette magie, maman ? »

Rebecca devait avoir six ans, pas plus. La maladie de sa mère ne s’était pas encore déclarée, et ils vivaient heureux.

« Tu devras chercher les Objets de l’héritage. Tu le sentiras bientôt, ce besoin de les trouver. Ton père te l’expliquera quand tu seras plus grande. »


 

Elle était plus grande, à présent. Mais le lent déclin de sa femme avait fait sombrer Tod Sierkai dans l’alcool. Dans ses rares moments de lucidité, il parlait à sa fille de son don. Mais c’était très rare. La plupart du temps, il avait l’esprit embrouillé, et ses seules pensées allaient à sa prochaine bouteille. S’il s’adressait à Rebecca, c’était pour l’insulter et la menacer de la frapper.

A présent, c'en était trop. Comment osait-il reprendre ces mots, qu’il avait lancés à sa femme sur son lit de mort ? Cela fit l'effet d'un coup de poignard à Rebecca.

Eh bien, au diable le don familial ! songea-t-elle. Elle ne pouvait rester une seconde de plus dans cette maison.

Rebecca remonta dans sa chambre en courant et laissa libre cours à sa douleur. Ses quelques affaires valsèrent, et la jeune fille s'arrêta devant le cadre contenant un portrait de sa mère et de son plus grand frère, Kian, mort quand elle avait huit ans. Elle ne s'en était jamais remise.

« Pardon », sanglota-t-elle.

Puis elle ramassa son unique sac, fourra le cadre à l'intérieur avant de faire de même avec ses habits et les quelques livres qu'elle possédait. Elle prit ses précieux cahiers, seule échappatoire qu'elle possédait à l'enfer qu'elle vivait. Elle entendit son père crier. Peu importait, il était incapable de monter à l’étage dans son état.

Rebecca descendit l'escalier, et sortit de la maison dans laquelle elle avait toujours vécu, suivant les pas de Leo. Son père serait furieux, puis ravagé par sa fuite. Il se consolerait avec l'alcool, comme d'habitude. Et elle s’en fichait.

Rebecca sella leur seul poney, enfourcha la bête et se mit en route vers la capitale. Kaltane, où vivaient les O’moska, semblait être la seule destination possible.


 

* * *


 

Léana suivit le couloir, un peu étonnée qu'après toutes ces attentions on l'ait laissée se débrouiller seule pour trouver la salle. Morgan n’avait-il pas dit qu’un page la guiderait ? Arrivée à un croisement, elle hésita. Les deux côtés se ressemblaient. Pestant tout bas, elle bifurqua vers la droite, décidant de suivre son instinct. Elle reconnut avec soulagement le couloir principal emprunté un peu plus tôt. Le suivre la mènerait sans doute à la Salle aux Cheminées. Au bout de quelques minutes, elle parvint à d’immenses portes en bois, gardées par deux soldats armés. Les hommes la regardèrent s'avancer sans esquisser un seul geste. L'un d'entre eux dit quelque chose en lorgnant son décolleté, et l'autre se mit à rire. La jeune fille s'arrêta, rouge et furieuse.

« Kan Léana ? »

Elle se retourna avec soulagement, mais son sentiment fut de courte durée quand elle reconnut Mia, la fiancée de Morgan. Celle-ci s'inclina, avant de lui sourire avec gentillesse. Léana constata qu'elle n'était pas la seule à être trop serrée dans sa robe. Pas étonnant que cette fille plaise à Morgan.

Malgré la jalousie qui l'envahissait, Léana dut admettre que Mia paraissait sympathique. Elle lui indiqua l’entrée de la salle, puis s'avança vers les gardes, avant de parler d'une voix forte. Ils écarquillèrent les yeux en regardant Léana, puis ouvrirent les battants avant de s'incliner précipitamment. Mia tendit la main vers la princesse pour l'inviter à entrer. Léana prit une profonde respiration en percevant le brouhaha de la salle, et devina qu’une foule s’apprêtait à braquer les yeux sur elle. Instinctivement, elle lissa sa robe et ses cheveux. Mia hocha la tête, toujours souriante, et la jeune fille se décida enfin à avancer.


 

Léana eut à peine franchi le seuil que les portes se refermèrent derrière elle. Elle se retourna, mais Mia avait déjà disparu.

Il devait y avoir un millier de personne dans la salle. Le bruit des conversations diminua à mesure que les regards se tournaient vers elle. Le vertige saisit Léana. Elle n’avait jamais fait face à tant de personnes d’un coup, et encore moins en étant jaugée de la tête aux pieds. Les sourcils étaient froncés, les sourires méprisants. Elle avait l’impression d’avoir pénétré dans le terrier de fouines prêtes à lui bondir dessus.

La Salle aux Cheminées était immense. De larges lustres éclairaient la foule, suspendus plus d’une quinzaine de mètres au-dessus des têtes. Léana se demanda durant quelques instants si c’étaient des bougies, et comment elles pouvaient bien être allumées. Puis elle décida que ce n’était pas le moment de s’en inquiéter.

Tout le monde attendait qu’elle se décide à avancer. Mais comment faire, avec ses jambes qui refusaient de lui obéir et son souffle coupé ? Elle chercha Morgan des yeux. Faites que ce ne soit qu’un mauvais rêve ! Derrière la foule, tout au bout de la Salle, elle distingua enfin la table royale. Quelques personnes y étaient assises, surplombant les nobles depuis leur estrade. Et au milieu, sur le trône, se trouvait le roi Phelps Tan’o’legan. Un frisson saisit Léana.

D'aussi loin, elle n'arrivait pas à distinguer les traits de son grand-père, mais il semblait l'attendre. Elle finit par faire un pas hésitant en avant, puis un autre, tandis que la foule s'écartait sur son passage. Certaines nobles la dévisageaient d'un air condescendant, tandis que des jeunes hommes lui lançaient des regards intéressés. Pas un n'inclina la tête en signe de respect. Elle n'était pas leur princesse, et encore moins leur reine. Elle était simplement une étrangère qui se prétendait la fille du prince disparu depuis plus de dix-sept ans.

Alors que la foule s’écartait, elle put apercevoir les énormes cheminées à l’origine du nom de la salle. Elles étaient si larges qu’une dizaine de personnes auraient probablement pu s’y placer sans se cogner.

Reposant les yeux sur la foule, elle croisa enfin le regard vert qu’elle cherchait. Morgan lui souriait, et il inclina la tête. En revanche, il ne fit pas un seul mouvement pour lui venir en aide. Elle se concentra donc sur la table royale, qui se rapprochait. Elle aperçut la conseillère Hannah, assise à la droite du roi.

Celui-ci avait une barbe et des cheveux blancs ceints d’une couronne en argent. Un mince sourire fendait son visage. Son costume était somptueux, composé d’un veston bleu aux boutons et d’un pantalon blanc. Léana tenta de se reconnaître dans son visage, d’imaginer ce à quoi son père pouvait bien ressembler.

Quand elle atteignit le bas des marches, le monarque se leva. Dans un seul mouvement, la salle entière s’agenouilla. Léana vacilla, impressionnée. Comment devait-elle se comporter ? Sans la quitter des yeux, son grand-père s’approcha du bord de l’estrade et s’y arrêta.

Un mouvement de Hannah attira l'attention de Léana. La conseillère lui faisait signe de s’incliner. Mal à l'aise, la princesse obéit, gênée par le corset.

« Relève-toi », fit aussitôt le vieil homme en français, avec un fort accent.

Elle s'exécuta aussitôt, et il tendit la main. Léana gravit les quelques marches qui les séparaient, alors que le roi invitait la foule à se redresser. Tout le monde avait les yeux braqués sur Léana lorsqu’elle s'avança pour poser sa main dans celle du roi, comme le lui avait montré Gregor. Son grand-père sourit davantage, puis se pencha pour lui faire un baisemain. Son visage ridé rayonnait de joie, et elle constata que ses yeux étaient marron. Bien sûr : elle avait hérité des yeux de sa grand-mère, la femme du médaillon.

« Saïan, Léana. Bienvenue. Je suis le Roi Phelps Tan'o'legan.

Saïan », bredouilla-t-elle.

Elle observa les autres personnes attablées auprès du roi, et fut surprise de constater que l’un d’entre eux avait la peau noire. Elle réalisa alors que jusqu’ici, tous les aéliens rencontrés avaient les traits caucasiens de son monde. Légèrement troublée, elle jeta un coup d’œil à la foule, et constata que seuls quelques invités avaient la couleur africaine typique. Morgan lui avait expliqué qu’il y avait eu des échanges entre leurs deux mondes : cela expliquait probablement que la mixité des couleurs soit la même ici que chez elle.

Le roi fit un signe, et un homme s'avança, avant de s'incliner. Il avait des cheveux blonds et des yeux bleu pâle.

« Princesse, fit-il avec un français parfait. Je m'appelle Louis Kenian, je suis le traducteur officiel du roi. Je suis né en France.

− Vous êtes français ? s'exclama Léana, soulagée à l’idée de rencontrer un compatriote.

− Je suis aélien, ma Dame, et non plus français. Je vis en Aélie depuis de nombreuses années, et je donne des cours ici, au château. »

Léana fut à la fois surprise et ravie que les aéliens cherchent à apprendre sa langue. Le roi prit la parole d'une voix hésitante. Était-il aussi intimidé qu’elle par la rencontre ?

« Tu es magnifique, Morgan n'a pas menti. L'Aélie est ravie de t'accueillir. J'espère que tu t'adapteras vite à la vie ici, et que, avec l'aide de Louis et de Morgan, tu connaîtras rapidement nos coutumes et notre langue. J'aimerais que tu apprennes tout cela au plus vite. Si cela te convient, bien sûr. »

Bien que soulagée que son grand-père parle aussi bien français, Léana ne sut que répondre. Elle avait envie d’apprendre tout ce qu’elle pouvait sur l’Aélie, mais que voulait-il dire par « s’adapter à la vie ici » ? Combien de temps croyait-il qu’elle allait rester ?

« J’en serais ravie, Majesté, répondit-elle finalement. Cependant, je… Morgan m’a bien affirmé que je retournerai dans quelques jours chez moi, en France. »

Le roi hocha la tête sans perdre son sourire.

« Bien sûr. Nous discuterons de tout cela plus tard. Pour l’instant… Mon peuple refuse de croire que tu es mon héritière. Je reconnais parfaitement Jack dans ton visage, et je sais que ce sera le cas pour mes seigneurs. Je suis désolé, mais ils vont venir vérifier cela. Et j’aimerais aussi voir le portrait de mon épouse, Camilla. »

Léana frissonna. Le roi était la deuxième personne à lui dire qu'elle tenait de son père. Elle aurait aimé poser des questions, mais le moment semblait mal choisi. Elle glissa sa main dans le tissu de la robe et sortit le portrait de sa grand-mère. Le roi le prit et son visage s'adoucit. Il glissa le bijou dans sa poche, puis il se tourna vers le peuple et parla d’une voix forte. Plusieurs hommes et femmes les rejoignirent et se mirent à observer Léana en discutant. Gênée, celle-ci leur rendit leurs regards. Soudain, un homme aux cheveux blancs se posta à cinquante centimètres d’elle et se mit à la dévisager, les poings sur les hanches. Léana lui rendit un regard mauvais.

« Je te prie de ne pas tenir rigueur à maître Doue, intervint le roi. Il a moins de gêne que mes autres seigneurs. »

Le regard perçant du vieillard la mettait mal à l’aise. Il finit par hocher la tête, lui tourna le dos et s’adressa à l’assemblée. Le roi eut un sourire, et Léana comprit que maître Doue venait de confirmer son identité. Mais dans ce cas, pourquoi les regards posés sur elle étaient-ils toujours aussi noirs ?

« Ce n’est pas vous qu’ils détestent, Majesté. »

Louis Kenian s'était approché et se tenait juste derrière elle. Léana sursauta et s'écarta légèrement. L'homme était plutôt séduisant, les joues piquetées d’une barbe naissante. Il ne devait pas avoir plus de trente ans.

« Alors pourquoi me regardent-ils d’un air si méchant ?

− Le prince Jack a déçu de nombreuses personnes ici. Les gens le prennent pour un lâche qui a fui ses devoirs. Le fait qu'il ait eu un enfant avec une étrangère et n'en ait jamais parlé est pour eux une preuve qu'il se souciait peu d'autre chose que de lui-même. »

Le cœur de Léana se serra.

« J'ignore à quoi il ressemblait, ni qui il était, fit-elle, mais j'aimerais en apprendre plus sur lui. Je... c'est quand même mon père… »

Le roi s'était figé, et les écoutait, le visage fermé.

« Non, gronda-t-il quand Léana le regarda. Il ne mérite pas que tu le considères comme tel. Il t'a abandonnée de la même manière qu'il a abandonné son pays.

− Sire... tenta-t-elle.

− Non. »

Il semblait à présent furieux, et ordonna quelque chose en aélien. Louis hocha la tête.

« Vous devez être fatiguée, Princesse. Un valet va vous raccompagner jusqu'à vos appartements. Je vais rester avec vous, pour traduire les paroles des nobles qui pourraient vous parler.

− Que pourraient-ils me dire ? »

Léana était abasourdie de cette façon de la congédier. Le roi avait gardé le portrait de sa femme, et s’éloignait de sa petite-fille.

« Bonne nuit, Princesse Léana. »

Il tourna les talons et s'en alla. Louis invita Léana à descendre les marches.

« Il a emporté mon portrait ! »

L'homme lui lança un regard inquiet. 

« Règle numéro 1 : ne jamais rien reprocher au roi. Phelps Tan'o'legan est le maître suprême ici, et se plaindre de lui est une terrible offense.

− Mais je…

Kan Léana ? »

La princesse dévisagea avec surprise le couple qui venait de l’arrêter. La femme était blonde, très mince, le visage pâle. L’homme qui lui tenait le bras lui était radicalement opposé. Ses cheveux noirs étaient attachés en queue de cheval, sa barbe épaisse et broussailleuse cachait un visage dur. Il était immense, et si musclé que la jeune fille était sûre qu’il aurait pu la soulever d’une seule main. Un tatouage dépassait sous sa veste, grimpant dans son cou. Face à ses sourcils froncés et sa taille de géant, Léana se sentit minuscule. Mais la femme lui sourit gentiment, et prononça quelques mots.

Louis se chargea de la traduction.

« Voici Seigneur Tom O’nerra et sa femme, Dame Sofia. Ils veulent savoir combien de temps vous comptez rester. Ils espèrent que vous séduirez de nombreux hommes.

− Quoi ? »

Incrédule, elle le dévisagea. Il sourit.

« C'est une manière de souhaiter bonne fortune à une jeune femme, ici. C'est dur à traduire, disons, "bon succès", "bonne chance pour vos amours". Ça ne devrait pas être difficile », marmonna-t-il avec un regard appuyé à son décolleté.

La jeune fille serra les dents et lui adressa un regard noir. Puis elle se rendit compte que le couple l'observait toujours. Elle leur sourit, mais le regard perçant de O’nerra la perturbait toujours.

« Dites-leur merci, dans ce cas. Et que je reste seulement quelques jours. »

Il s'exécuta, puis le couple se tourna vers un homme à la peau foncée qui se tenait un peu en retrait. Dame O’nerra le présenta.

« Voici Jochim Niumba, fit Louis. C’est un très bon ami des O’nerra, Haut-Négociant de l’île Niumba. C’est un pays voisin de l’Aélie, avec qui nous entretenons le commerce depuis toujours. »

Jochim ne dit rien, se contentant d’observer Léana avec un sourire, les yeux légèrement plissés. Il était magnifiquement vêtu, portant une sorte de tunique rouge agrémentée de dorures. Des points dorés brillaient au coin de ses paupières, et ses yeux étaient violets. Léana le dévisagea, impressionnée par sa beauté.

« Enchantée », finit-elle par dire en aélien.

Jochim leva les deux mains en coupe devant son visage, puis les écarta doucement. Elle remarqua alors que ses paumes étaient couvertes de points dorés et rouges. Il prononça ensuite quelques mots, avant de se décaler pour les laisser passer.

« Il vous souhaite la bienvenue dans notre monde, conclut Louis en se remettant à marcher.

− Ses mains… c’était de la peinture ? interrogea la jeune fille.

− On pourrait appeler ça comme ça, oui.

− Et s’il vient de l’île Niumba, pourquoi s’appelle-t-il aussi Niumba ? Et qu’est-ce que ça signifie, Haut-Négociant ? »

Avant que Louis n’ait pu répondre, d’autres personnes vinrent la saluer. On lui souhaita de nouveau du succès auprès des hommes. Même si la plupart formulèrent des vœux de bonheur, un bon nombre semblait réticent à ce qu’elle reste chez eux. Une noble lui suggéra de rentrer chez elle et de laisser la couronne à celui qui la méritait réellement. Léana ne comprenait pas cette antipathie. N’étaient-ils pas censés lui témoigner plus de respect ? Malheureusement, elle n’était pas en position de se plaindre.

Entre deux rencontres, Louis répondit aux questions qu’elle avait posées un peu plus tôt.

« Sur l’île Niumba, personne n’a de nom de famille. Ou tout le monde s’appelle Niumba, si vous préférez. C’est une communauté qui a fait du commerce sa principale occupation, et Haut-Négociant est un poste assez élevé dans leur hiérarchie. Cela correspondrait à nos seigneurs.

− Je vois. »

Morgan apparut soudain, coupant court à la foule de questions qu’elle s’apprêtait à poser. Il s'inclina profondément.

« Princesse Léana, vous êtes ravissante. »

Il ne put empêcher son regard d'exprimer ses pensées, et Léana en eut soudain assez de cette tenue. Les regards des hommes la gênaient.

« J'ai une question, fit-elle sèchement. Est-ce qu'on est vraiment obligées de s'habiller en prostituées ? »

Louis écarquilla les yeux, tandis que Morgan éclatait de rire. Puis il lui adressa un sourire enjôleur.

« Disons que tu auras plus de chance auprès des hommes si tu es habillée de cette façon.

− Montrer ses atouts n'est pas considéré comme audacieux ici, ma Dame, ajouta Louis.

− Et Mia, elle sait que tu regardes d'autres femmes ? »

Léana s'en prenait à Morgan sans trop savoir pourquoi. Il fronça les sourcils.

« Tu as vraiment besoin d'apprendre les coutumes d'ici. Je vais m'occuper de toi, ne t'inquiète pas. »

Les deux hommes échangèrent un regard qui la mit dans une fureur noire. Elle contint sa voix pour ne pas attirer l’attention, mais leur siffla :

« Vous devriez avoir honte. Vous avez vécu en France, Louis, je pensais que vous auriez un peu plus de respect pour les femmes. Toi aussi, Morgan. Je me fiche que la coutume d’ici soit de traiter les femmes en objets sexuels. »

Elle les planta là, s’éloignant vers la porte d’un pas furieux. Elle dut se faire violence pour ne pas foudroyer du regard les curieux qui l’observèrent s’en aller.

Un page était posté à l’entrée de la salle. Quand elle l’atteignit, il s’inclina et prononça quelques mots d’une voix extrêmement douce. D’environ huit ans, il portait un costume gris et bleu. Il ne leva même pas les yeux vers elle, la tête baissée en signe de déférence.

« Je n’ai pas compris », maugréa-t-elle.

L’enfant leva des yeux surpris sur elle, puis il baissa la tête rapidement. Il ouvrit une petite main, pointant le couloir, et répéta sa phrase. Léana n’avait pas le temps de chercher à comprendre : Morgan la rattrapait. Elle se mit donc en route d’un pas raide, posa une main sur l’épaule de l’enfant pour lui indiquer de la guider. Il se mit aussitôt à trotter. La princesse le suivit en ignorant les appels de Morgan.


 

Il faisait bon dans la chambre. Rô avait malheureusement disparu, la laissant seule avec Tania. Cette dernière l'aida à enlever sa robe sans cesser de maugréer en aélien. Léana se demandait combien de ces mots étaient des insultes. A l'aide de signes, Tania demanda à la princesse si elle souhaitait se laver, et celle-ci acquiesça. La servante mit de l'eau chaude dans un grand baquet, et l'invita à se déshabiller. Voyant que Léana hésitait, Tania leva les yeux au ciel, et sortit de la pièce. La jeune fille se glissa dans l'eau avec joie.

Se relaxant dans l’eau chaude, Léana put enfin prendre conscience de ce qui lui arrivait. Elle avait fini par accepter que tout ce qui l’entourait existait réellement. Mais se trouver dans ce château, alors que la veille encore elle était à Paris, était incroyable. L’excitation se mêlait à la peur, au souvenir de l’attaque qu’elle avait subie. Les jours suivants seraient probablement plus calmes. Du moins, elle l’espérait.

Elle priait aussi pour que les nobles l’acceptent. Elle pouvait comprendre leur antipathie : elle était une étrangère, prétendant être la fille d’un prince disparu que tout le monde détestait. Elle avait toujours eu des difficultés à s’intégrer à l’école, mais savait se défendre et n’avait jamais été malmenée par d’autres élèves. Malheureusement, elle doutait qu’à la cour royale d’Aélie son sarcasme soit suffisant pour passer outre le mépris.

Repassant dans sa tête la journée qu’elle venait de vivre, Léana finit par penser à Morgan. Il la troublait énormément, et elle en était agacée. Le jeune homme était fiancé : elle n’avait pas le droit d’éprouver quoi que ce soit. Avec un pincement au cœur, elle repoussa loin dans sa tête son visage souriant et ses yeux brillants. Elle s’endormit peu après, l’esprit chevauchant à travers des collines verdoyantes.


 

Un craquement la fit sursauter. Léana se réveilla, l’esprit confus. Elle était couchée dans l’immense lit, enroulée dans des draps en coton doux. Il lui fallut quelques instants pour se souvenir que Tania l’avait réveillée dans son bain, avant que Léana ne la congédie. Elle s’était ensuite mise en pyjama – une délicate robe beige toute douce, qui pour une fois lui couvrait correctement la poitrine. Puis elle s’était mise au lit avec plaisir, et endormie aussitôt, quelques heures plus tôt. Ou n’était-ce que quelques minutes ? Pourquoi s’était-elle réveillée ?

La réponse vint rapidement, sous la forme d’un bruit de pas près de son lit. La peur s’empara d’elle une fraction de seconde avant qu’une voix ne murmure :

« Léana ?

− Morgan ! »

Une chandelle s'alluma, et la jeune fille battit des paupières. Il se tenait près de son lit.

« Qu'est-ce que tu fous là ? T'es malade ? On est en plein milieu de la nuit ! »

L'air inquiet, le garçon s'assit à côté d'elle. Léana fut heureuse d'avoir une robe qui lui couvrait tout le corps, cette fois-ci.

« Désolé. J'ai entendu des propos à ton sujet. Je craignais qu'on te veuille du mal. Je voulais juste vérifier que tout allait bien.

− Des propos ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Qui me voudrait du mal ?

− Je… je te l’ai déjà expliqué, certains nobles n’apprécient pas ta présence. Mais j’exagère sûrement, tu ne crains rien. »

Elle le scruta, mais il évita son regard.

« Il s’est passé quelque chose ? Crache le morceau. »

Morgan soupira.

« Certains fidèles à Nelan O’reissan ont fait du tapage après ton départ. Ils ont protesté haut et fort ta naissance, et ton droit sur la couronne.

− Pourquoi le roi ne fait-il rien ? Ils ont déjà essayé de me faire du mal une fois, et tu as peur qu’ils recommencent ! Un souverain n’est-il pas censé punir les sujets qui se rebellent ? »

Il grimaça.

« C’est plus compliqué que ça. O’reissan a énormément d’influence sur les autres Seigneurs, et… on n’a aucune preuve officielle que Kaevin et Romat étaient envoyés par lui. Le roi Phelps ne peut rien faire contre O’reissan pour l’instant. »

Léana frissonna.

« Je viens à peine d’apprendre l’existence de ce monde, et voilà qu’on veut déjà me tuer ! Accueillant, ton pays, Morgan. »

Il lui sourit.

« Tout va bien se passer. L’Aélie, ce n’est pas seulement des intrigues, ne t’en fait pas. Et tu es bien en sécurité derrière deux portes en bois solides et verrouillées ! Je vais te laisser dormir », déclara-t-il en se levant.

Léana se tourna vers l’entrée de sa chambre, plongée dans le noir.

« Comment es-tu entré, si les deux portes en bois solides étaient verrouillées ? »

Il s’écarta d’elle, emportant la lumière de la bougie.

« Je…

− Elles étaient ouvertes ? Tania m’a laissée sans protection ?

− Non. Non, elles sont bien fermées. »

Il se dirigea vers la porte, agita le loquet pour vérifier son affirmation. L’incrédulité envahit la jeune fille.

« Mais alors d’où viens-tu ? »

Il se mordit la lèvre.

« Morgan.

− Je ne peux pas te le dire.

− Oh mon dieu. C’est comme dans les films, pas vrai ? »

L’excitation l’envahit, et elle se leva d’un bond.

« Il y a un passage secret dans ma chambre ? »

Grognon, il hocha la tête.

« Vos films me sidéreront toujours, marmonna-t-il. Quelle idée de révéler ainsi des techniques qui devraient rester cachées ?

− Alors, où est-il ?

− Il y a une porte, avoua-t-il. Derrière le miroir. C’est un passage en théorie réservé aux serviteurs, mais j’en connais aussi l’existence. Ça n’a rien d’incroyable, tu peux redescendre sur terre. Je suis juste venu voir si tout allait bien. »

Sa curiosité retomba légèrement. Elle aurait préféré que ce soit un passage caché connu de quelques personnes seulement.

« Je vais y aller. »

Il se releva, hésita, puis se pencha pour l'embrasser sur le front.

« Ne t'inquiète pas. Tout va très bien se passer. »

Il s’éloigna vers le miroir. Léana le vit disparaître derrière, entendit le cliquetis d’une serrure, puis le claquement du battant. Elle poussa un soupir, et tenta de se rendormir.


 


 

« Kan Léana! Grailla ! »

Léana se réveilla de nouveau en sursaut. Elle était en sueur, et repoussa la couverture. La servante, Rô, se tenait à côté du lit, l'air paniqué. Elle se mit à parler à toute vitesse en montrant la fenêtre, la porte, puis enfin la princesse. Celle-ci ne comprenait pas un traître mot du flux qui sortait de la bouche de la femme, mais sentit la panique l’envahir. Elle se leva rapidement, et Rô la dirigea vers le coin salle de bain. La servante l'aida à enfiler en toute hâte une nouvelle robe, puis la coiffa. Enfin, elle la poussa vers le couloir, où un page attendait sagement.

L’enfant s’inclina, prononça quelques mots puis s’en fut en trottinant. Léana tenta de ne pas se faire distancer, mais l’exercice physique de la veille se rappela soudain à elle. Ses cuisses et son dos étaient un amas de courbatures. Elle parvint finalement aux portes de la Salle aux Cheminées, rouge et le souffle court.

Les gardes la regardèrent s'avancer et échangèrent un regard moqueur. Bravo, se dit-elle. Super pour le premier jour.

Alors qu’elle venait de penser cela, une autre voix retentit dans sa tête.

Qui êtes-vous ?

Léana sursauta, tourna sur elle-même pour trouver la personne qui venait de parler. Hormis les gardes et le page qui s’enfuyait déjà, le couloir était vide. Les deux hommes la regardaient d’un air surpris, alors elle cessa de se ridiculiser et s’avança vers la porte. L’un d’entre eux l’ouvrit en s’inclinant.

Cette fois, la Salle aux Cheminées était quasiment vide. Le contraste avec la veille était saisissant. La pièce paraissait bien plus grande. De longues tables en bois étaient disposées de part et d’autre de la pièce. Les surplombant, postées en haut de quelques marches, se trouvaient les places royales. Le roi était assis dans son trône, à côté de Louis Kenian et Morgan. Ils étaient en pleine discussion, et ne semblèrent même pas remarquer sa présence.

Tandis que Léana s’avançait, la voix retentit de nouveau dans sa tête.

Vous êtes la Princesse ? Vous êtes charmée ?

Qui êtes-vous, vous ?

Un homme trahi et mis au cachot pour rien. Princesse, vous devez venir m'écouter. Laisser entendre vos pensées est un grand danger.

J'ai pris l’aria.

Quand ?

Hier.

Ses effets ne durent pas, il faut en prendre toutes les douze heures. Débrouillez-vous pour en avoir.

« Princesse Léana. »

Le roi l’observait, un léger sourire fendant son visage. Morgan et Louis se levèrent aussitôt et s’inclinèrent. Le jeune homme contourna la table et vint offrir sa main à la princesse. Léana ne put empêcher son visage d’exprimer ses pensées. Son ventre se liquéfia lorsque leurs peaux se touchèrent. Malheureusement, ils n’avaient que deux pas à franchir, et il la lâcha presque aussitôt.

« Assieds-toi », l'invita le monarque.

Elle obtempéra, encore troublée par la puissance du contact avec Morgan.

Le roi fronça les sourcils.

« Tu es en retard.

− En retard ? 

− Eh bien, j'avais demandé que tu sois informée de notre rendez-vous de ce matin. Tu n'étais donc pas au courant ?

− Non, bafouilla-t-elle avec un regard à Morgan. On ne m'a rien dit. »

Les sourcils froncés, son grand-père secoua la tête.

« J'ai demandé à Hannah de transmettre le message... Bon, tu es là, c'est l'essentiel. As-tu bien dormi ?

− Oui, Majesté, répondit-elle avec un nouveau coup d’œil au jeune homme qui lui avait rendu visite au milieu de la nuit.

− Tu m'en vois ravi. Tu dois avoir des centaines de questions, je m'en doute.

− D'où... comment est-ce possible ? Je veux dire, je n'arrive toujours pas à croire qu'il existe un monde parallèle au mien.

− Notre monde est bien caché, Léana. L'histoire remonte à longtemps. »

Le roi soupira, puis fit signe aux deux hommes de disparaître. Morgan et Louis s'inclinèrent, et le regard vert du jeune homme ne quitta pas Léana quand il murmura :

« A plus tard, calita.

− Une minute, Morgan ! se souvint brusquement Léana. Je n’ai pas eu de petit-déjeuner et donc, pas d’aria… je devrais en reprendre, non ?

− Bien sûr, fit le roi en se redressant. Je manque à tous mes devoirs. O’toranski, faites-nous mener un plateau de petit-déjeuner, avec la potion. Nous serons dans la tour.

− Bien, Sire. »

Une lueur inquiète s'était allumée dans les yeux du garçon, qui scrutait Léana.

Bravo, Princesse, fit la voix inconnue dans son esprit.

Laissez-moi !

Comme vous voudrez.

Troublée, la jeune fille cligna des yeux. Elle était à présent seule avec son grand-père. Celui-ci lui offrit alors enfin un véritable sourire.

« Tu lui ressembles tellement, soupira-t-il.

− Sire, je me souviens de ce que vous avez dit hier, mais... j'aimerais en savoir plus sur mon père... »

L'air las, Phelps Tan'o'legan se leva, et lui tendit la main.

« J'ai de nombreuses choses à te dire, Léana. Suis-moi. »

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sarab2022
Posté le 04/09/2023
Coucou! J'ai juste trouvé une erreur de syntaxe vers le début (sauf si c'est fait exprès): "Le regard de la Rebecca devint flou", il y a un "la" en trop.
Et sinon, j'adore ce chapitre, l'intrigue se noue et c'est chouette de voir que Léana ne se laisse pas faire à la cour!
MarieSch
Posté le 06/09/2023
Salut ! Merci pour la coquille!
Merci pour ton commentaire :) Mais elle ne s'est jamais laissée faire alors ce n'est pas dans une cour royale d'un monde inconnu que ça va changer ! xD
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