Chapitre 6

Dehors, la couche de neige est si épaisse que la nature semble étouffée dans du coton. Tout est calme, paisible. Il y a deux semaines, Olivier a nettoyé et décoré le jardin, juste avant que Maude ne revienne à la maison. Il s’en félicite. Aujourd’hui, elle peut profiter de la féérie hivernale sans même quitter son lit. 

Ce qu’il préfère, c’est quand le soleil se couche et qu’il peut enfin allumer les guirlandes. Au fur et à mesure que l’obscurité s’installe, les petits points lumineux se font de plus en plus puissants, comme s’ils révélaient leur éclat. Pendant quelques minutes, ils oublient le drame qui s’est joué dans leur vie et se concentrent sur la magie du temps des fêtes. Certes, ils ont passé Noël à l’hôpital, chacun reprenant des forces pour la nouvelle année. Mais ça ne les empêchera pas de se rattraper. Olivier a déjà prévu un réveillon de Noël tardif. Rien que tous les deux. Maude ne sera peut-être pas encore assez remise pour quitter le lit et s’installer à table, mais cela n’inquiète pas Olivier : il a acheté une grande table roulante qui permet de manger au lit. Ils seront sur leur petite île privée, loin des soucis. Mais avant de pouvoir se lancer dans la préparation de ce beau moment, il faut retourner au travail. Ou plutôt, aller demander des congés à son travail.

Vu les circonstances, Olivier a obtenu un long congé maladie. Mais celui-ci se termine dans deux jours, et il n’a pas le courage de replonger dans un quotidien exigeant et stressant. Un quotidien qui l’a bousculé jour après jour, jusqu’à le pousser à commettre l'irréparable en prenant la voiture, un dimanche soir. Il ne fera pas la même erreur. Aujourd’hui, il a prévu de demander un congé sabbatique. Six mois. Six mois pour aider Maude à se sentir mieux. Six mois pour qu’ils reconstruisent leurs vies et qu’ils réfléchissent à ce qu’ils veulent faire. Avoir un accident, ça permet de revoir ses priorités. Et le travail n’en fait plus partie.

— Mon coeur ? J’y vais. Tu te souviens, je dois aller au travail pour discuter avec mon chef d’un autre congé. Je serai de retour dans une heure maximum. Je te ramènerai une pâtisserie. Celle que tu préfères, à la pistache.

Au loin, Maude maugrée. Depuis qu’elle est rentrée, elle s’est renfermée sur elle-même et parle rarement. Elle passe son temps à regarder d’un air triste par la fenêtre. Olivier ne lui en veut pas. Tout est de sa faute. Comment pourrait-elle le regarder et lui sourire, alors qu’elle se retrouve dans ce lit par sa faute ? Olivier ferme l’entrée à clef et se dirige vers sa voiture. En face, il aperçoit son voisin qui dépose sa poubelle dans la rue, en prévision de la collecte du lendemain. Quand il voit Olivier, il se fige et lui fait un salut timide de la main. Depuis qu’il est revenu de l’hôpital, tout le monde le traite comme une petite chose fragile. Ses proches, ses collègues et ses voisins ont tous entendu parler de l’accident. Olivier ne sait pas exactement ce qu’il se dit derrière son dos, mais il imagine sans peine ce qu’on lui reproche. Tout le monde sait qu’il est dangereux de regarder son téléphone quand on conduit. Olivier sait qu’il est en tort. Mais il n’a pas besoin que tout le monde le lui rappelle.

Quand il arrive enfin à son travail, il se rend compte que l’entretien va être plus douloureux qu’il ne l’avait prévu. Son chef n’arrive pas à le regarder dans les yeux. Il est gêné. Olivier se demande s’il va être renvoyé, et il en est presque soulagé. Et puis il pense à son avenir. À leur avenir. Il a besoin de ce travail… Alors il se lance dans un long discours dans lequel il flatte son chef et embellit son travail. Puis il sort les violons et parle de Maude, du terrible traumatisme qu’ils ont vécu et de son devoir de se reconstruire, pour elle, pour eux.

Son chef l’écoute attentivement, hochant la tête aux moments clefs. 
— Olivier. Calme-toi. Je comprends tout à fait ce que tu essaies de me dire, et je ne pense pas que ce soit trop en demander, vu les circonstances.
Il se lève de sa chaise et marche le long de la baie vitrée. Ça lui donne un petit côté dramatique qui fait sourire Olivier.
— Tu es l’un de nos meilleurs atouts. Sans toi, la société ne serait pas la même. Et je ne vois pas pourquoi ça changerait dans 6 mois. Prends du temps pour toi. Pour guérir. Reviens-nous en forme, okay ?

Olivier acquiesce. Il n’en dit pas plus, de peur de se porter la poisse. Il a eu ce qu’il voulait. Il est temps de rentrer à la maison voir Maude. Après avoir serré la main de son chef, il quitte la pièce, remonte le couloir vers la sortie et s’arrête près de son bureau. Rien n’a bougé. Tous ses dossiers sont encore empilés dans un coin. Son ordinateur, en veille, attend d’être ramené à la vie d’un coup de souris. Sur l’étagère trône une photo de Maude et lui en vacances, lorsqu’ils avaient passé trois semaines au Mexique. Olivier réalise que son bureau est devenu une capsule temporelle de son ancienne vie : du travail jusqu’à en perdre la tête, coupé par quelques semaines de pause qu’on ne prend jamais vraiment le temps de savourer. Il sent son estomac se tordre. Quand il arrive enfin près des ascenseurs, Olivier a pris sa décision. Il entre dans la cabine, presse le bouton du rez-de-chaussée, et laisse la porte se refermer. Il le sait, c’est la dernière fois qu’il met les pieds ici. Dans 6 mois, il ne reviendra pas.

Maintenant qu’il n’a plus à s’inquiéter de son travail, Olivier se sent plus léger. Sur la route, il prend le temps d’observer les autres conducteurs et les passants qui patientent avant de traverser. Il regarde les magasins devant lesquels il est passé chaque jour, sans jamais réaliser ce qu’ils vendaient. Il redécouvre la ville, mais aussi sa banlieue. Des centaines de maisons, construites les unes à côté des autres jusqu’à former un drôle de labyrinthe résidentiel dans lequel les non-initiés se perdent à chaque fois. Olivier s’amuse des maisons qui essaient de se différencier par un joli jardin, un porche coloré ou des décorations plus originales. C’est une façon comme une autre de sortir du lot. Même Maude avait essayé d’apporter un “je ne sais quoi” à leur petit nid douillet, insistant pour qu’Olivier fasse planter un pommier à côté de leur allée. Elle avait décidé que leur maison serait la maison aux pommes et que chaque automne, leur arbre fournirait tellement de fruits qu’elle pourrait confectionner des tartes et de la compote pour tous leurs voisins.

Quand il se gare enfin devant leur maison, Olivier prend quelques minutes pour fixer l’arbre maigrelet qui essaie de survivre devant chez eux. Il a l’impression de voir Maude. Si faible et défaitiste. Les larmes lui montent aux yeux, mais il refuse de pleurer. Pas avant de rentrer voir Maude. Il sait qu’il n’a pas le droit de s'apitoyer sur son sort, lui qui peut se lever, marcher, courir ou conduire. Il n’a pas le droit de s’effondrer devant la femme qu’il a manqué de tuer pour pouvoir finaliser un dossier qu’il estimait plus important. Pourtant, quand il finit par rentrer chez lui et qu’il découvre Maude endormie, quelque chose se brise en lui et il se met à pleurer silencieusement. Ce jour-là, il se demande s’ils survivront jusqu’au prochain automne.
 

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ABChristLéandre
Posté le 27/10/2023
Maude est de retour ! Je ne l'aurais pas prédit, ça.
"Avoir un accident, ça permet de revoir ses priorités". Pour en avoir fait l'expérience, j'atteste de cette phrase.
Pas étonnant qu'Olivier ne veuille plus de ce travail. Travail qui lui a privé de sa femme vu que ce qui faisait d'elle ce qu'elle était c'était sa joie de vivre. Une joie qu'elle n'a plus après avoir fait les frais d'une sorte de négligence et désintéressement de la part de son mari.

Critique : L'histoire traîne un peu et, on espère qu'à ce rythme-là, on passera pas du "coq à l'âne" dans les derniers chapitres. C'est ça l'un des pièges d'une nouvelle. Au départ, on veut prendre son temps comme dans un roman, mais après, on se met à accélérer les choses. Fait qui, dans le cas bien précis de ce récit, pourrait en gâcher l'esthétique.

Le chapitre est plutôt bon. On est sorti de la mélancolie de l'hôpital pour la retrouver à la maison. On a passé un cap. On dirait un film avec du drame bien noire. L'ambiance est morose et plutôt glauque. C'est tout ça qui fait la beauté et la profondeur de la littérature.
AurélieC
Posté le 22/12/2023
"C'est ça l'un des pièges d'une nouvelle. Au départ, on veut prendre son temps comme dans un roman, mais après, on se met à accélérer les choses." C'est tellement vrai. Et c'est quelque chose dont j'essaie encore de sortir : l'art de la nouvelle est difficile !
ABChristLéandre
Posté le 22/12/2023
Je confirme.
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