Chapitre 6.

Après avoir trouvé le Mod et son équipage à la Flèche des Enfers, sans oublier son capitaine et son sourire goguenard, Yakta lui avait laissé les commandes et avait quitté le cockpit en fureur. Tout le monde l’avait suivie, mis à part Mohvo qui était resté pour assister Anak si besoin, et elle avait donc cherché l’endroit le plus propice pour amarrer sur la plage non loin du Mod. Après tout, aux cris qu’elle entendait, ça discutait fort entre les deux équipages, ce serait dommage de les couper en pleine conversation. 

Ayant vérifié sur le tableau de bord qu’il y avait suffisamment de sable pour les accueillir, Anak jeta l’ancre avant de se diriger avec Moh sur le pont pour surveiller d’un œil que l’ancre avait bien pris et qu’elle ne se faisait pas la malle.

“Nous y voilà donc, déclara Moh en s’appuyant sur le bastingage, c’est un sacré caillou !”

Planté en biais dans le sable blanc, le rocher acéré visait le ciel comme pour se venger des dieux qui l’avaient oublié là par mégarde. Par un étrange hasard, le soleil était placé dans l’angle parfait pour sembler s’être accroché au sommet et les deux Freeman restèrent un instant muets dans leur contemplation.

Puis, une compagnie de pas endiablés les approchèrent et ils se retournèrent pour voir Yakta revenir, Wanda et Chad aux talons. 

“Je n’arrive pas à croire que tu laisses le canal ouvert pour déballer tout de nos missions ! 

-Comment je pouvais imaginer que des emmerdeurs allaient nous écouter ? répliqua Chad, blasé.

-Ils sont vraiment obsédés par nous…, songea Wanda en s’entortillant une mèche blonde autour de son index manucuré, c’est d’un pathétique…

-C’est une chance que ce soit cet enquiquineur qui ait tout entendu et pas des pirates ! Ton je-m’en-foutisme a ses limites, Chad !”

Conscient d’avoir merdé, Chad préféra ne rien répondre pour ne pas aggraver son cas auprès de leur capitaine qui était déjà à bout de nerf. Elle interpréta son silence comme la reconnaissance de sa faute et plutôt que d’insister, elle plaça ses mains sur ses hanches pour se tourner vers l’atoll qu’elle admira une bonne minute. Son équipage fit de même en attendant qu’elle prenne une décision. 

“Bon, lâcha-t-elle finalement, il va falloir se les coltiner mais ça ne change rien au plan.

-On a un plan ? s’étonna Anak.

-Merci de te porter volontaire, Anak.”

Alors qu’Anak ouvrait des yeux ronds sans comprendre où sa capitaine voulait en venir, les deux hommes de Gojo revenaient vers eux pour poursuivre leur observation. Ils avaient prétendu vouloir les aider mais jusque-là, à part traîner dans leurs pattes tout en les lorgnant sans rien apporter à la conversation, ils ne faisaient rien. Yakta ne leur adressa pas même un regard, les considérant comme des bouées flottantes qui erraient dans le bateau au rythme des vagues.

“Tu vas aller observer ce foutu caillou, le mitrailler de photos sous tous les angles, lui commanda-t-elle. Je veux te voir au sommet dans moins de vingt minutes.

-Vingt minutes ?!”

Anak jeta un coup d'œil à sa montre, puis de nouveau au sommet de la Flèche, tandis que Yakta envoyait les autres aux quatre coins de l’atoll comme le maître du jeu distribue un jeu de cartes.

“Qu’est-ce que tu fais encore là, Anak ? lui lança Yakta.

-A dans vingt minutes !” répondit-t-elle gaiement.

Puis, elle partit en courant, entendant d’une oreille la voix de Yakta ordonner à Esteban et Valérian de ne pas les gêner s’ils ne voulaient pas passer la nuit qui approchait avec un coquillage comme oreiller.

OoOoOo

Agenouillée dans le sable au pied de la Flèche, Anak grattait à l’aide d’un petit bâton une couche de mousse dont la localisation avait éveillé son intérêt. Pour se protéger du soleil, elle avait perché une casquette beige sur sa tête et s’était tressé les cheveux en deux nattes. 

“Tu nous astiques le rocher, ma grande ? C’est sympa ça, commenta le capitaine du Mod, c’est pour que les prochains trouvent les lieux propres ?”

Amusée par la nouvelle trouvaille de celui qui, si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, s’appelait Murdock, elle lui lança un coup d'œil par-dessus son épaule. Il avait installé un transat sur la plage, directement en face du soleil, ainsi qu’un carton pour lui faire office de table-basse et il sirotait un cocktail coloré. Pour lui, il s’agissait clairement de vacances ! C’était naturel qu’il horripile Yakta qui considérait chaque minute de pause comme soixante secondes gaspillées dans le vent. 

“C’est tout à fait ça ! acquiesça-t-elle, joviale. C’est pour qu’on soit bien noté sur TripCounsellor !”

Murdock aboya un rire vers le ciel azurée avant de la désigner de l’index : 

“T’es une rigolote, toi ! Viens donc boire un verre !

-Jamais en service !”

Du moins, jamais quand elle pouvait sentir l'œil de faucon de Yakta braqué sur elle depuis sa tour d’observation qu’était le cockpit. Elle pouvait aussi voir au loin, dispersés le long de l’anneau jaune de l’atoll, Chad, Wanda et Mohvo qui inspectaient chaque grain de sable et chaque feuille de palmier. Mais comment mettre la main sur une malédiction ? Yakta en avait des bonnes, parfois…

Barbotant dans l’eau turquoise au milieu de l’anneau, Anak avait reconnu l’admirateur de Chad et le brun qui les avait fusillé des yeux au port. Et présentement, alors que des gouttes de sueur s’amoncelaient sur sa nuque, elle crevait tout aussi de chaud que de jalousie… que ne donnerait-elle pas pour les rejoindre… mais elle préférait encore finir desséchée comme une étoile de mer sur la plage que de recevoir les foudres de Yakta si elle la trouvait en train de faire la planche au lieu de remplir son devoir. 

Aussi continua-t-elle à dénuder le rocher de sa mousse avant qu’une voix dans son dos ne s’exclame : 

“Mais c’est un symbole !”

Et sans prévenir, une brune à lunettes s’agenouilla près d’elle. Anak observa son profil quelques secondes, de ses yeux bleu-gris qui étaient écarquillés derrière les carreaux sur son nez droit. 

“Là !” lui indiqua l’inconnue.

Elle plaça le doigt sur les rainures taillées dans la roche qu’Anak avait découvert du bout de son bâton. Le nez trop proche de sa tâche, elle ne s’était pas aperçue qu’elle dévoilait un dessin que le temps avait recouvert de mousse. Elle s’activa donc à finir de gratter pour le découvrir complètement. 

“Oh, par Wakan Tanka ! s’écria Anak en bondissant de joie. Mais oui, c’est un dessin !”

Une ombre se projeta sur elles et la face rocheuse, et Anak leva le menton pour trouver une grande noire qui venait surveiller ce qu’elles avaient trouvé. Il s’agissait certainement d’un énième membre du Mod. Jusqu’à maintenant, cette dernière était restée en retrait à l’épier avec méfiance. 

“Je me demande ce que ça peut bien être…,” se demanda la brune.

Anak jeta au loin son bâton pour sortir son téléphone et photographier la découverte. Le symbole était assez étrange… un mélange entre une pieuvre et une spirale.

“C’est qu’on est sûrement au bon endroit !” se réjouit Anak en se relevant.

La brune l’imita en photographiant le symbole avant d’elle aussi quitté sa position accroupie, et elle lui présenta une main en guise de salutation avant d’énoncer son prénom accompagné d’un sourire amical.

“Sibéal.

-Moi, c’est Anak ! la renseigna-t-elle en lui serrant la main avant de lui apprendre, mais je vais devoir y aller, ma capitaine veut que je plante le drapeau des Yaks au sommet ! Alors, vaut mieux que je commence dès maintenant la grimpette !

-Tu vas escalader jusqu’à tout là-haut ?!”

Face à la surprise de son interlocutrice, Anak eut un petit sourire. Un yak n’avait rien à envier ni aux oiseaux, ni aux bouquetins. 

“Et après, apéro ! annonça Murdock de sa chaise longue.

-Tu peux préparer mon verre, répondit Anak en partant d’un bon pas, je serais redescendue avant que les glaçons ne fondent !”

Le rire tonitruant de Murdock fut porté par le vent et Anak bondit sur la roche.

OoOoOo

“Notre tribu est originaire du Makoce Oblaye mais après l’unification du pays avec celui des maoris, elle a migré à Hokianga-nui pour s’y installer, expliqua Moh avec un sourire patient, Notre père était dans le ventre de notre grand-mère pendant le voyage. Donc, techniquement, on est à la fois sioux et maori !

-C’est un sacré héritage,” apprécia Sibéal.

Ils s’étaient réunis dans des chaises dépliables, autour d’un feu encerclé de grosses pierres qu’ils avaient eux-même disposé. Une fois qu’Anak avait atteint le sommet de la Flèche et fait coucou à Yakta qui avait suivi l’ascension du cockpit -et qui lui avait d’ailleurs désigné le cadran de sa montre pour lui signaler son quart d’heure de retard-, elle était redescendue pour être accueillie par Murdock qui avait même fait l’effort de se lever pour lui tendre un cocktail orné d’un parasol fort sympathique. Elle s’était affalée dans le premier séant venu pour vider d’une traite le verre salvateur, l’exercice combiné à la forte chaleur l’avait complètement déshydratée, et Murdock n’avait pas perdu la main, lui préparant sans attendre un deuxième cocktail.

Il n’avait pas fallu attendre longtemps pour que Mohvo ait remarqué sa sœur en pleine farniente et qu’il réponde lui aussi à l’appel des cocktail-parasol et des doigts de pieds en éventail. Sibéal les avait aussi rejoint alors qu’Anak partageait à Murdock la recette du cocktail phare de l’auberge de son père. Le soleil déclinait à présent dans un ciel rougissant et sur une mer calme, et était venu le moment qui surpassait tous les autres par son importance, celui du dîner, qui s’était improvisé en barbecue. 

Anak faisait d’ailleurs pivoter une merguez dégoulinante au-dessus du feu du bout de sa brochette. 

“C’est vrai ce qu’on dit sur les montagnes de diamants des nains ? demanda Anak à Murdock.

-Tu veux savoir si y’a des dragons qui les protègent ?

-Ouais !”

Murdock se pencha vers elle avec un air de conspiration, et Anak se dépêcha de croquer dans sa merguez, malgré sa forte chaleur, pour attraper le secret au vol.

“Tu me payes combien pour savoir ?

-Rhhoo ! se plaignit-elle en se reculant, trahie. J’ai pas un rond, moi, maître-nain !

-Comment ça, tu leur as donné nos petits parasols ?!”

L’indignation émanait du brun qui les regardait toujours de travers et qui s’approchait d’eux dans son maillot de bain, trempé de la tête aux pieds, sortant très vraisemblablement à l’instant de sa séance de natation. Derrière lui, le soupirant de Chad se séchait à l’aide d’une serviette, lui aussi en maillot de bain. Maintenant qu’elle les voyait de plus près, ils semblaient avoir son âge, ou dans les environs, comme Sibéal.

“Ils sont venus m’accompagner pour prendre l’apéro quand mon propre équipage était occupé ailleurs plutôt que de prendre soin de leur capitaine !” clama Murdock avec dramatisme. 

Le brun allait s’asseoir dans la chaise encore vide face à Murdock mais le fessier de Chad le précéda avec agilité. Celui-ci fit tomber des cadavres de canettes de bière qui étaient abandonnées sur une caisse pour y jucher ses pieds, et il s’adressa à Anak d’un air goguenard : 

“Alors, on fraternise avec l’ennemi, Nanouille ?

-Je n’ai pas su résister,” se défendit-elle.

Son sourire trahissait son manque scandaleux d’effort, sans parler de la manière dont elle se mit à siroter à la paille de son cocktail, et Chad s’esclaffa en se servant lui-même une bière dans une glacière ouverte à côté de sa chaise. A côté, le brun fulminait, devenant un peu plus rouge à chaque seconde qui passait, et avant qu’il ne craque, Anak s’affaira à lui préparer en deux-trois gestes un cocktail pour le lui tendre. 

Pris de court, le brun accepta tout de même l’offrande de paix et Anak prit son propre parasol pour le plonger dans le verre offert. 

“Je te le donne ! lui assura-t-elle.

-Mais… mais…, bégaya-t-il avant de hurler, MURDOCK !! Ils se payent ma tête en plus !”

Anak recula devant une telle explosion de fureur et alors que ses camarades essayaient de le calmer, elle comprit qu’il s’appelait Nialh et que son ami, qui avait demandé Chad en rencard, se prénommait Apollo. Celui-ci d’ailleurs ramenait en pressant le pas deux chaises supplémentaires afin que Nialh et lui puissent s'asseoir. Et Anak remarqua qu’il avait choisi la place stratégique disposée à la droite de Chad. Celui-ci fit mine de ne rien remarquer et quand Apollo lui demanda un peu timidement s’il pouvait lui passer une bière, il lui décocha un regard digne d’un faisceau laser avant d’accéder à sa requête. Anak se mordit la lèvre pour retenir un petit rire en remarquant le sourire ravi d’Apollo. Le fameux Nialh, à présent assis dans sa chaise avec humeur, avait lui non plus rien manqué de la scène, ni de la mine, d’Anak, et il les foudroyait elle et Chad tour à tour de son regard revanchard. 

“N’y prête pas attention, l’avisa Sibéal, il est tout le temps comme ça. C’est mon petit-frère.

-Il est marrant,” jugea-t-elle en riant.

Nialh lui décocha un énième éclair. 

“Au fait, je me demandais comment vous aviez appris pour la Flèche ? l’interrogea alors Sibéal.

-Oh, on est allé voir l’une des Sages de la tribu, lui expliqua Anak. Ils sont en communion avec la nature et les esprits. Et vous ?

-Hep, hep, hep, gamine, interjecta Murdock, ça suffit de vouloir déterrer tous nos secrets ?”

Anak tourna un regard amusé vers celui-ci alors que Sibéal, ignorant les manières de son capitaine, procédait aux éclaircissements : 

“On s’est rendu à un gala de charité pour la lutte pour l’environnement. Une scientifique nous a guidé jusqu’ici.

-Incroyable, ça, trouva Anak, le hasard fait drôlement bien les choses.”

Ses yeux pivotèrent en direction du symbole qui était jusqu’alors dissimulée sous la mousse. 

A moins, bien sûr, que rien de tout ça ne soit dû au hasard…

OoOoOo

“Et du coup…, commença Anak en ajustant le col de sa combinaison de plongée, vous venez pas ?

-Nous n’aimons pas l’eau.

-Ah.”

Un peu déçue, Anak regardait Valérian pour voir s’il y avait moyen qu’il change d’avis mais manifestement, non. C’était le lendemain de leur arrivée à la Flèche des Enfers, ils avaient passé la nuit à bord du catamaran, et Yakta les avait tous réveillés avec l’aurore. Aujourd’hui, le programme était simple. Ils plongeraient aux alentours de l’atoll, à des points stratégiques qu’ils avaient repéré la veille, dans l’espoir de trouver quelque chose d’intéressant et avant que la journée ne soit trop avancée, ils mettraient cape sur l’île la plus proche. La veille, Yakta et Anak avaient étudié les cartes pour calculer où résidaient leurs plus grandes chances de progression. Ils ne pouvaient clairement pas lever une quelconque malédiction avec si peu d’informations, et il était grand temps de parler aux locaux et de questionner les ouvrages des bibliothèques. Et justement, il y avait une île à deux heures de navigation qui correspondait à leurs attentes. 

Les Yaks étaient donc tous vêtus de combinaisons bleu marine, fin prêts à explorer les profondeurs marines comme ils l’avaient fait mille fois auparavant. Seul Moh et Wanda ne faisaient pas partie de l’expédition. Yakta avait missionné le premier pour qu’il recouvre le symbole de mousse et essaye de rendre la chose le plus durable possible, afin que si d’autres concurrents payés par Gojo Mauro arrivaient jusque-là, ils ne trouvent pas le symbole au premier coup d'œil. Quant à Wanda, elle avait la plongée en horreur. 

Yakta était déjà à bord de leur zodiac et disposaient précautionneusement les bouteilles d’air ainsi que le reste de leur équipement. Esteban se rapprocha d’Anak et Valérian pour adoucir le refus avec son charme habituel : 

“Désolé, Anak, mais nous prendrons bien soin de votre navire pendant votre absence.

-Bon, bon… mais qu’est-ce qui vous fait peur dans l’eau ?

-Anak, tu vas tout de même pas les forcer, non ?” s’impatienta Yakta depuis le Zodiac.

Elle fit la moue tout en jetant un dernier regard à Valérian. Alors, certes, il était revêche et très franchement désagréable, et Esteban avec ses manières de beau-parleur n’inspirait aucunement confiance, mais bon… ils étaient quand même, sans doute possible, les deux spécimens de l’espèce masculine les plus beaux qu’on lui ait donné de voir. En plus, Valérian avait regroupé ses superbes cheveux blonds dans un chignon un peu lâche, et l’esthétisme de la chose frisait les limites de l’injustice. Et maintenant qu’une occasion se présentait de les voir torse-nu, bah non, ce n’était pas possible…

Valérian ne semblait pas du tout dupe concernant les intentions d’Anak et il était passablement agacé, voire offusqué. Ce n’était tout de même pas la mer à boire qu’elle leur demandait…

Anak finit par lâcher l’affaire et rejoindre Chad qui passait les dernières petites choses à Yakta. 

“Je sais, ma poule, la comprit-il aussitôt, il nous font chier depuis le début et ils font pas d’effort pour nous donner un peu de bonheur… c’est ça, les beaux-gosses, rien que des égoïstes !”

Anak opinait vigoureusement du menton quand la voix excédée de Yakta les rappela à l’ordre pour la dixième fois de la matinée : 

“Mais c’est pas bientôt fini ?! Vous me faites honte, sérieux…”