Chapitre 6

Par Ozskcar

La Tour est aux contrées le carrefour qui les relie. L’Empire assura leur unité, et chacune des quatre grandes familles devint garante, et d’une terre, et d’un pouvoir. Aux Maart, l’on confia le glaive de la justice. Aux Erlkönig, le sceptre de la religion. Aux Artium, la balance de l’économie. Aux Dawnarya, la gouvernance de l’exécutif.

Dans des temps anciens, chaque grande famille avait, pour la guider, un Enfant. L’un exécutait la justice des Maart, un autre, incarnait le culte prêché par les Erlkönig, un autre encore assurait la prospérité des échanges. La prescience, toujours, fut allouée aux gouvernants. Les Enfants étaient révérés et aimés de tous car leurs dons étaient nombreux : connaissances, guérison, force, logique… Mais le cœur des hommes changent plus vite, on le sait, en des temps troublés.

Les dérèglements biologiques et environnementaux attisèrent sans doute les craintes dirigées à l’encontre des Enfants, et certains événements tragiques enracinèrent plus avant et la haine et la rancœur ; ils étaient des entités saintes, ils devinrent des aberrations biologiques, et certains allèrent même à jusqu’à les accuser d’être la cause de tous les bouleversements à venir. 

La machine du pouvoir de Zorach l’Ancien

 


 

Le soir tombait, gris et froid, derrière les fenêtres closes. Une brume épaisse s’était déployée au fur et à mesure que l’après-midi s’était retirée - vague lumineuse et chaude -, et contre les murs de la Tour ne demeuraient plus que des nuages épais et humides desquels Li’Dawn essayait de se protéger en serrant contre elle les pans d’une couverture en laine. 

Assise dans un coin de l’observatoire, elle feuilletait mollement un livre d’Histoire sans parvenir, réellement, à figer sa concentration sur les lettres qui dansaient devant elle. Elle était gelée, et surtout, elle était accablée par une frustration morose. 

L’observatoire était l’un des endroits les moins agréables du palais : perché tout en haut de l’édifice, sous un dôme de verre, on s’y sentait, ou bien accablé par une chaleur étouffante, ou bien transi de froid. Li’Dawn, pourtant, avait toujours eu plaisir à y monter, car c’était là qu’elle retrouvait Zorach, son vieux précepteur. Enfant, elle s’asseyait près d’Ann sur le sol dur et froid de l’observatoire, et étudiait les ouvrages d’Histoire qu’on leur confiait. Elles dévoraient des yeux les illustrations, lesquelles étaient, bien souvent, des reproductions des peintures de Zorach, le vieil homme n’étant pas seulement un historien, mais également un peintre de renom très apprécié de ses contemporains. S’il parlait peu – sa voix étant terne et rauque –, il dessinait, en revanche, à la perfection, et c’est ainsi qu’il donnait vie aux épisodes de l’Histoire, par des figures et des couleurs et non pas par des mots. Li’Dawn ne comptait plus le nombre de fois où, sur les genoux du vieil homme, elle s’était abandonnée au sommeil, bercée par les paroles de son maître ; c’étaient les fresques colorées que ce dernier crayonnait sur les grands tableaux noirs de l’observatoire qui lui revenaient en mémoire lorsqu’elle songeait à tel ou tel épisode historique.

Aucun autre de ses précepteurs ne l’intéressait autant que Zorach, aussi était-elle toujours ravie de se voir appeler auprès du vieux maître. Cependant, après qu’Ann ait disparu, le quotidien de Li’Dawn avait été bousculé par ses nouvelles obligations de princesse héritière, et Zorach, de même, occupé par ses responsabilités d’académicien, avait été de moins en moins disponible. Les leçons s’espacèrent : elles ne furent plus des rendez-vous quotidiens, mais des moments rendus précieux par leur rareté. La joie d’être conviée à l’observatoire avait de fait été proportionnelle à la déception de la princesse lorsque celle-ci avait découvert son vieux maître, non pas disponible mais occupé, à son bureau, à éplucher de vieux carnets.

Surpris de la voir, se rappelant dans le même temps qu’il avait oublié de décommander leur session d’étude, l’instituteur, penaud, avait proposé à la princesse d’attendre qu’il en ait terminé avec ses obligations, mais il avait dû minimiser le temps que celles-ci lui prendraient, car cela faisait déjà plusieurs heures que Li’Dawn attendait, de plus en plus morose, dans un coin de l’observatoire. Quand elle n’observait pas le vieil homme par-dessus son livre, la princesse regardait les académiciens en contrebas qui erraient entre les rangées de la bibliothèque. À ses pieds se trouvaient des plaques transparentes et colorées qui permettaient de distinguer les trois étages des salles inférieures. Un temps, elle avait suivi Ran des yeux entre les rangées de colonnes, d’étagères et de tables de travail, puis après l’avoir perdu de vue, elle s’était concentrée sur des groupes de jeunes académiciens venus réviser leurs cours. 

Un frisson la parcourut, et Lior serra davantage contre elle les pans de sa couverture. Moins que le froid, c’était la mélancolie qu’elle s’efforçait de taire, la mélancolie et l’agacement désagréable de se sentir, à nouveau, laissée de côté. Elle en voulait à sa mère d’avoir confié à Zorach la tâche d’éplucher les journaux de Kholia, et de lui avoir dans le même temps subtilisé sa session d’étude ; elle en voulait également à son vieux maître de privilégier son devoir, car cela réveillait en elle le sentiment d’être abandonnée, insignifiante. Mais parce que Li’Dawn était Li’Dawn, ces pensées maussades étaient aussitôt suivies de leur propre auto-censure ; la jeune femme détestait sentir ses émotions empiéter sur sa raison. Elle regrettait de sentir les remous de sa tristesse ; elle y voyait le signe qu’elle n’était encore qu’une enfant capricieuse et quémandant de l’attention. 

Plutôt que de se lamenter, Li’Dawn calma sa respiration, et lorsqu’elle releva les yeux vers son vieux maître, elle prit conscience de son front plissé, de sa moue songeuse, de son air mélancolique, et soudain, il ne lui apparut plus seulement comme un académicien occupé, mais également comme un homme peiné - en somme, comme un mystère. Poussée par la curiosité, la princesse se leva et s’approcha du bureau où Zorach travaillait. 

« Vous avez l’air triste », fit-elle remarquer. Le vieil homme, étonné, releva les yeux. Il faillit dire quelque chose mais se ravisa. Un sourire énigmatique vint étirer ses lèvres ridées.

« – Vous avez sans doute raison, princesse, avoua-t-il. Ces carnets font remonter, disons, des souvenirs.

– Vous connaissiez Kholia ?

– Non, mais j’ai connu Syphe, l’Enfant qui l’a précédée. À l’époque, je terminais mes études à l’Académie. Et Syphe commençait tout juste à y enseigner.

– C’est comme ça que vous l’avez rencontrée ? C’était votre mentor ? »

La curiosité trop enthousiaste de la princesse embarrassa Zorach. Au lieu de se laisser doucement engloutir par la chaleur de ses souvenirs, il considéra Li’Dawn. Le plissement de ses yeux et le froncement de ses sourcils accentuèrent les rides de son visage, et par là même la sévérité de son regard. « Non, elle n’était pas mon mentor », articula-t-il. « Mais nous avons eu l’occasion de travailler ensemble. Maintenant, princesse, si vous voulez bien me laisser retourner à mon ouvrage... »

La princesse s’avança d’un pas avec un grand sourire factice. « Je pourrais vous aider à trier ces carnets », essaya-t-elle. Zorach secoua la tête. « Votre mère y serait parfaitement opposée », répondit-il, sans parvenir cependant à soutenir le regard de la jeune femme. Pour masquer sa gêne, il fit mine de se reconcentrer sur les écrits de Kholia. « Pourquoi donc ? », insista à nouveau Li’Dawn. « Ma mère, comme sa mère avant elle, a appris à travailler avec les Enfants, à décrypter leurs prophéties. Annie aussi a reçu cet enseignement. De vous, d’ailleurs, si je ne m’abuse. Alors pourquoi faire tant de secrets avec moi ? »

Zorach poussa un long soupir. Comme la jeune femme le dévisageait sans bouger, il finit par se tourner vers elle :

« – Il est des Enfants qui ont nourri, à l’encontre de l’Empire, une certaine frustration. Et votre mère a de fait...

– Je croyais qu’ils ne pouvaient pas ressentir d’émotions ? l’interrompit Li’Dawn.

– Bien sûr qu’ils ressentent des émotions », répondit Zorach machinalement.

Aussitôt, il se mordit la lèvre ; il s’était fait avoir. Lior tira aussitôt une chaise vers elle, s’y assit et attendit patiemment que son maître s’explique, un sourire mutin au coin des lèvres. Zorach poussa un soupir. « Votre mère désapprouverait », rappela-t-il une dernière fois. Mais comme la princesse ne bronchait pas, il baissa les armes.

« – Je suis de ceux qui pensent que les Enfants ne sont… pas si différents de nous », commença-t-il en cherchant ses mots. « C’est peut-être parce que je suis historien. Ou bien parce que j’ai longtemps côtoyé l’une des leurs. Mais je suis intimement convaincu qu’à bien des égards, les Enfants sont à notre image : aussi sensibles, aussi passionnés, aussi confus, parfois, que n’importe quel mortel. Et si leur longévité leur permet d’avoir un regard différent sur notre monde, ils n’en restent pas moins humains. »

Parce qu’elle sentit, au ton de sa voix, que Zorach ne poursuivrait pas de lui-même, Li’Dawn demanda :

– Syphe était ainsi ? Sensible et passionnée ?

– Plus passionnée que beaucoup d’académiciens. Elle portait sur le monde un regard bienveillant, et chacune de ses recherches n’avait d’autre but que de préserver ce peuple et ce monde qu’elle aimait si profondément. Elle pouvait pleurer de joie devant le premier sourire d’un nourrisson, serrer dans ses bras un roturier endeuillé. Il n’y avait pas une peine, pas une peur qu’elle ne ressentît au plus profond d’elle-même. C’était là le fardeau qu’elle avait décidé de porter : son Code lui permettait non seulement de voir l’avenir de notre monde, mais aussi de le sentir dans sa chair, de vivre toutes les douleurs, toutes les souffrances et toutes les joies qu’elle voyait en rêve. Et votre grand-mère avait pour elle un respect sans commune mesure. Comme tous ceux qui l’avaient connue, d’ailleurs.

– Et vous aussi, conclut Li’Dawn avec un sourire.

– Moi aussi, oui.

– Mais… ? insista la princesse, sentant que le vieil homme gardait pour lui quelques images et quelques mots au creux de sa gorge.

– Mais rien. J’ai rencontré Syphe à l’Académie. Elle y donnait son premier cours. Elle était encore jeune et venait tout juste de prendre ses fonctions auprès de l’impératrice. Ce jour-là, son cours était abominable : elle parlait trop vite, de choses trop complexes et décousues. Je suis sorti dépité de l’amphithéâtre, prêt à cracher mon amertume. Je ne m’en suis pas privé, d’ailleurs, et chaque fois qu’on avait cours avec elle, je ne manquais pas de glisser des remarques désagréables ou méprisantes, histoire qu’elle comprenne bien que nous étions tous déçus et agacés de se trouver là où nous étions. Sauf qu’un jour, je l’ai croisée à la bibliothèque. Les lieux étaient bondés, et il ne restait de la place qu’à la table qu’elle occupait. Elle m’a remarqué et comme je ne pouvais m’asseoir nulle part ailleurs, je me suis mis en face d’elle. C’est alors que j’ai remarqué combien elle était assidue, désireuse de mieux faire, et combien, également, elle aimait ce qu’elle faisait. Je l’ai observée travailler jusqu’à ce qu’elle lève les yeux vers moi et me demande, de but en blanc, ce que je n’aimais pas dans ses cours. Syphe était ainsi : elle avait suffisamment confiance en elle pour ne jamais détourner le regard lorsqu’elle échouait quelque part, et c’est débarrassée de toute forme d’orgueil, mais malgré tout avec une grande dignité, qu’elle m’a demandé mon avis.

– Et après, vous avez arrêté d’être condescendant, conclut Li’Dawn, manifestement ravie de découvrir la tournure de cette histoire.

– On ne peut pas rester un imbécile avec quelqu’un, lorsqu’on apprend à le connaître. Je crois qu’elle a fini par devenir une meilleure enseignante, mais elle nous a aussi appris à être de meilleurs élèves. Par le simple fait de sa présence, elle nous a forcés à nous adapter à sa façon de faire – car nous avions beaucoup à y gagner. Et nous n’avons plus jamais été les mêmes historiens. Aujourd’hui encore, j’ai énormément de respect pour ses travaux.

Zorach marqua une pause, comme s'il se remémorait avec tendresse ces moments particuliers de sa vie. Li'Dawn, intriguée, fixa son précepteur avec attention, désireuse d'en savoir plus. Elle avait eu droit à une belle histoire, peut-être même aux prémices d’une histoire d’amour, mais rien, dans ces rebondissements, ne lui permettait de comprendre pour quelles raisons les Enfants étaient tombés en disgrâce. 

« Si tous admiraient et respectaient les Enfants, pourquoi ma mère les a-t-elle évincés du pouvoir ? » demanda-t-elle. « Ne me dîtes pas que tout s’est joué avec la trahison de Kholia ! Pas une fois, je n’ai vu un Enfant manger à la table de mes parents ou bien siéger aux conseils d'État…»

Zorach resta muet. Il faillit dire quelque chose mais secoua la tête. Li’Dawn allait s’obstiner, mais le vieil homme leva la main : « Je ne puis vous répondre sans trahir votre mère. C’est là un sujet sur lequel nous sommes probablement en désaccord, elle et moi, mais je n’en reste pas moins loyal à la couronne. »

La princesse, cette fois, ne s’acharna plus. Le regard perdu dans le vague, elle songea à toutes ces histoires de divinités, d’êtres dénués de sentiments, et elle y juxtaposa le témoignage de son vieux maître. Elle eut tant aimé déchirer le voile d’incertitudes et d’ignorance qui lui bouchait la vue, mais elle respecta le choix de Zorach. Elle se leva, ramassa son livre qui traînait toujours dans un coin de la pièce : « Je vous savais occupé, et je vous ai pourtant interrompu dans votre travail ; veuillez m’en excuser. Si cela vous convient, je serai heureuse de remonter dans votre tour, quand vous en aurez terminé avec ces journaux. ». 

Sur ces mots, la jeune femme esquissa une révérence. Elle crut lire une lueur de fierté dans le regard de son maître, y puisa un peu de réconfort, puis commença à descendre les marches qui descendaient vers la bibliothèque en contrebas. Les hautes rangées de livres furent bientôt un labyrinthe qui se déployait tout autour d’elle. Elle y évolua lentement, cherchant des yeux la silhouette de son chevalier. Elle finit par le trouver, débout, adossé contre une étagère, le nez dans un livre. Elle s’approcha et tenta de décrypter le titre de l’ouvrage. « Vous avez terminé ? » demanda Ran, étonné de voir la princesse redescendre si tôt. Celle-ci hocha la tête. « Vous avez l’air préoccupée », constata l’autre. Comme la princesse, muette, opinait à nouveau, Ran conclut non seulement qu’il avait raison, mais également que la soirée risquait d’être longue.

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