Chapitre 6 - partie 2

Par Ozskcar

« Le maître n’a pas pu vous recevoir ? », essaya Ran en emboîtant le pas de la princesse, celle-ci ayant commencé à rejoindre la sortie de la bibliothèque.

« – Si. Mais il était occupé et j’ai préféré ne pas l’importuner.

– Au moins, vous n’avez pas reçu le sermon auquel vous vous attendiez…

– Non. Nous avons parlé des Enfants. »

Ran haussa un sourcil, étonné. Lorsqu’elle avait été conviée auprès du vieux maître, Li’Dawn avait craint de recevoir un cours rébarbatif sur les contrées Maart et leur politique.

« Penses-tu que nous avons le temps d’aller à la chapelle, avant le dîner ? », demanda la jeune femme. Ran secoua la tête : « Je crains que non ». Li’Dawn soupira, déçue. « Alors nous irons cette nuit. J’aimerais réécouter les textes sacrés.

– Je peux vous demander pourquoi ?

– Simple curiosité. Ma mère a évincé les Enfants de la politique, et Zorach n’a pas voulu m’expliquer pourquoi.

– Donc vous avez décidé de mener votre enquête, conclut Ran dont le ton laissait entendre sa réticence.

– J’aimerais savoir ce qui rebute à ce point ma mère. Depuis que je suis petite, elle s’est toujours efforcée de me tenir loin du culte ; elle-même n’assiste à des célébrations que lorsqu’elle n’a pas le choix, par égard pour Gaetano. Je me dis que, si je vois à quoi ressemble une messe, je comprendrai ce qui l’horripile, ce qui lui fait peur…

– Si vos parents en entendent parler…

– Je n’ai pas pour obligation de rester consignée dans ma chambre ! Tant que je demeure dans l’enceinte du palais, cela ne devrait pas poser de problème.

– Même si vous vagabondez en pleine nuit ?

– J’aurais préféré y aller en journée, mais les premiers dirigeables des Maart débarquent au palais demain matin, et une fois qu’ils seront là, je n’aurai plus une seconde à moi. »

Le jeune homme n’insista pas. Une lueur de doute grésilla un instant dans son esprit. Il hésita à suivre la voie de la prudence en prévenant l’impératrice des agissements de sa fille, mais son regard se posa sur la silhouette de la princesse qui allait devant lui, et, parce qu’il savait qu’elle ne lui pardonnerait jamais vraiment, bien qu’elle affirmerait sans doute le contraire, dans le souci de se montrer mature et raisonnable, de trahir sa confiance, il soupira intérieurement et renonça une énième fois à l’un de ses devoirs en tant que chevalier, et ce faisant, sa loyauté à l’égard de la princesse se renforça un peu plus. Il remonta à sa hauteur et baissa les yeux vers elle : « Votre discussion avec le maître concernait-elle l’éveil de l’Enfant par Clavarina ? » demanda-t-il dans l’espoir de mieux comprendre la situation.

Li’Dawn, qui jusque-là avait retenu son souffle, fut soulagée que Ran ne remette pas en cause sa décision. Elle qui n’accordait qu’avec difficulté sa confiance aux autres était parvenue à accepter la présence du jeune homme à ses côtés. Cependant, si son soutien, parce qu’il s’était montré indéfectible, avait fini par devenir un pilier rassurant sur lequel elle pouvait compter, elle craignait encore de le sentir, un jour, se dérober sous elle. Mais comme elle désirait se départir de ses craintes, elle se mit à raconter en détail son entretien avec Zorach. 

« Et vous ignorez les raisons qui poussent votre mère à vous tenir à l’écart ? » demanda Ran lorsque la princesse se tut. Ils étaient sortis de la bibliothèque et allaient, depuis, au milieu dans les galeries du palais.

Li’Dawn secoua la tête. Comme la silhouette d’un noble Artium apparaissait au bout du couloir, elle sourit poliment et ne reprit pas la parole avant d’être certaine que personne ne pourrait l’entendre : « Avant, je pensais simplement que ma mère n’adhérait pas au culte des Enfants, mais je commence à me demander si, davantage que le pragmatisme, ce ne serait pas la peur qui orienterait ses décisions. » Li’Dawn hésita à s’expliquer. Elle leva les yeux vers Ran qui la dévisageait, l’air perplexe. « Tu n’as pas l’impression, toi aussi, que tout s’est accéléré avec la disparition d’Annie ? »

Comme elle s’y attendait, la mâchoire de son chevalier se crispa légèrement. Ran n’avait pas simplement été le garde du corps de sa sœur aînée ; il avait grandi à ses côtés sans que jamais leur différence de statut n’étiole leur amitié. « Ann’ a été attaquée par des radicaux admériens qui s’opposaient à la politique coloniale de votre mère, argua Ran. Les Enfants n’avaient rien à voir avec…

– Je sais bien. Et je sais aussi que ma mère s’est toujours montrée peu encline à suivre les préceptes du culte. Mais pour autant, jusqu’à ce qu’Ann disparaisse, elle n’était pas aussi radicale : elle écoutait leurs conseils, leur permettait d’assister à certains conseils d'État… D’ailleurs, Clavarina avait participé à votre voyage, n’est-ce pas ? »

Ran ne répondit rien. Songeur, il se remémora ce tragique voyage, repensa à l’attaque des Admériens contre le convoi politique des Dawnarya, au chaos, à la violence. Parce qu’il était sans réponse, mais aussi parce que la mélancolie avait gagné ses pensées, il haussa les épaules et ne répondit rien. 

Le mystère des Enfants toujours présent dans un coin de sa tête, la princesse avait rejoint ses quartiers, s’était laissée coiffer et habiller par Ruhe puis était descendue dîner dans la grande salle aux côtés de sa mère et des invités Artium. Elle remarqua l’absence de Gaetano et de son père, mais n’osa pas questionner Eléa à ce propos. La soirée s’étira, les plats se succédèrent avec une excessive lenteur. Les Artium, fidèles à leur réputation, discutèrent avec énergie de sujets sans importance, préférant aux débats politiques la musique et la poésie qu’ils écoutaient à longueur de journée. Ils avaient pourtant été conviés au palais pour signer un accord économique controversé, mais ils préféraient aux polémiques la joie des conversations ordinaires. Jamais, ils ne mentionnèrent la mort de Wilhelm Maart ou la question de sa succession, pas plus qu’ils n’évoquèrent l’arrivée prochaine de Rozen et Saeda qui, pourtant, marquerait le début des négociations – et des dissensions.

Une fois la table desservie, et quoique plusieurs nobles se rendaient dans les boudoirs et les salons attenants à la grande salle, en raison de son jeune âge et heureuse, pour une fois, d’y trouver une excuse, Li’Dawn parvint à s’éclipser des festivités pour regagner sa chambre. La nuit enveloppait déjà les lieux et colorait les meubles, les murs et les tapis d’une teinte bleutée et paisible. Ruhe était toujours là, son devoir lui commandant d’attendre la princesse pour l’aider à se dévêtir avant de regagner les quartiers des domestiques, mais elle s’était endormie dans l’un des fauteuils, et devant sa mine décontractée et sa respiration tranquille, Lior n’eut pas le courage de la réveiller. Elle marcha discrètement jusqu’à son armoire et entreprit de choisir une tenue suffisamment sobre pour ne pas trop attirer l’attention lorsqu’elle se rendrait, pour l’office nocturne, à la chapelle. Ran, derrière elle, apparut dans l’encadrement de la porte :

« Vous tenez toujours à mener votre enquête », souffla-t-il, davantage comme un constat que comme une question. Li’Dawn opina. 

« Si c’est un sermon dont vous avez besoin, nul besoin de descendre à la chapelle : je peux m’en charger.

– C’est très gentil de ta part, mais tu n’as pas l’éloquence d’un prêtre, sourit Li’Dawn en sortant de son armoire des vêtements bruns et sobres. Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle en positionnant le tailleur contre elle.

– Un peu sophistiqué, pour une virée nocturne. »

Li’Dawn fit la moue, mais abandonna le vêtement sur son lit avant de farfouiller à nouveau entre les cintres. Ran s’adossa contre un mur : « – Quand votre sœur voulait descendre en douce aux quartiers maritimes, il fallait d’abord que je passe à la buanderie pour récupérer les tenues des coursiers ou des garçons de cuisine.

– Vous quittiez le palais sans en avertir mes parents ? »

Ran hocha la tête, et Li’Dawn sentit son cœur se serrer ; elle n’en savait rien, et que sa sœur n’ait jamais décidé de la mettre dans la confidence réveillait en elle de vielles rancœurs. « – Ses motifs étaient moins nobles que les vôtres », précisa son chevalier, les yeux apparemment perdus dans le vague de ses souvenirs. « Souvent, elle descendait pour écouter de la musique, visiter des quartiers animés, voir les gens vivre.

– Nous n’allons pas si loin, nul besoin de se déguiser », répondit la princesse avant de farfouiller de nouveau dans son armoire. Son ton était sec, mais légèrement teinté par la peine qui imbibait ses pensées. Elle sortit une robe simple mais élégante qu’elle déplia sur son lit avant de dégrafer le gilet qu’elle portait. « Vous voulez que je réveille Ruhe ? », demanda Ran, prêt à sortir. Mais Li’Dawn secoua la tête : « Il est tard, laisse-la dormir ». Sur ces mots, elle enfila sa robe par-dessus sa chemise puis s’assit sur le matelas pour enfiler une paire de bottines. Lorsqu’elle sauta sur le sol, Li’Dawn était loin d’être méconnaissable, mais ses atours impériaux avaient été remplacés par une vêture sobre seyant davantage à une célébration sacrée. Elle s’en trouva satisfaite.

Quitter ses appartements allait forcément attiser la curiosité des gardes qui veillait devant sa porte, mais Li’Dawn ne prêta pas attention à leur regard interrogateur, et elle passa près d’eux sans se justifier, traversa les couloirs puis descendit jusqu’à la petite chapelle qui s’élevait dans l’aile droite du palais. Elle ne s’y rendait que rarement : dans son enfance, elle avait dû assister, avec sa sœur, aux sermons hebdomadaires ainsi qu’aux nombreuses célébrations qui jalonnaient alors son quotidien, mais la tradition s’était perdue, et cela faisait des années qu’elle n’avait plus assisté à une messe ordinaire.

L’entrée de la chapelle se trouvait tout en bas d’un large escalier en marbre. Ses portes étaient grandes ouvertes, mais le passage était malgré tout obstrué par d’épais rideaux ocres. Cela n’empêchait pas les chants et la musique de parvenir aux oreilles de la princesse. Li'Dawn n'était pas particulièrement adepte de la musique sacrée, mais les notes qui lui parvinrent – des basses profondes et lentes – vibrèrent en elle avant d’abandonner, sur leur passage, un curieux frisson. La jeune femme se ressaisit lorsque Ran posa une main sur son épaule : « Entrons », proposa-t-il avant d’écarter haut les lourdes tentures.

Une pénétrante odeur d'encens flottait dans l'air. D'autres fidèles étaient déjà présents, inclinant la tête avec recueillement, les mains jointes. Certains entonnaient les chants du chœur situé à l'extrémité de la nef. Sur les côtés, de larges tambours, et derrière eux, des trompes cuivrées d’où naissaient tantôt des notes flûtées, tantôt des basses au son épais et chaud. Une femme âgée s’avança au milieu du chœur et entonna un couplet dans une langue que Ran ne connaissait pas. Les notes lui parurent dissonantes, et il ne lui fallut pas longtemps avant de regretter le calme tranquille des appartements de Li’Dawn. Quelle idée n’avait-elle encore pas eu… Mais déjà, la princesse s’avançait discrètement entre les rangées de bancs, et son chevalier la suivit pour s’asseoir à ses côtés. 

Fort heureusement, le chœur se tut et se désagrégea pour laisser place au prêtre qui allait conduire la messe. Ran se serait probablement intéressé à son discours s’il n’avait pas eu l’esprit occupé par d’autres impératifs : depuis qu’il était entré dans la chapelle, il s’efforçait de lutter contre la pressante envie d’éternuer, la faute, sans doute, à l’odeur pénétrante des encens qui brûlaient un peu partout. Un coup d'œil vers Li’Dawn lui apprit que celle-ci ne rencontrait pas les mêmes difficultés. Au contraire, elle semblait écouter avidement les prières du prêtre. Comme elles étaient proférées dans une langue ancienne, Ran ne pouvait que se raccrocher à certains mots afin d’en comprendre le sens global. Apparemment, il s’agissait de célébrer le passage du temps, ou peut-être fallait-il plutôt regretter qu’il ne passe si vite, Ran avait un doute – mais il fallait avouer que certains mots pourtant contraires avaient la fâcheuse tendance à sonner de la même manière.

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