Chapitre 7

Martagon et Izen chevauchaient depuis des heures dans la forêt de bouleaux. Leur horizon se limitait à des troncs blancs qui surgissaient de toute part et foisonnaient au milieu des buissons et des fougères. Au-dessus de leurs têtes, le feuillage se teintait de vert, d’or ou de brun selon l’endroit, et filtrait la lumière du soleil. Un vent léger agitait les branches souples qui parfois se penchaient jusqu’à eux. Ils avaient beaucoup parlé tout en cheminant. Ils étaient devenus circonspects après leur mésaventure avec les saltimbanques. Il n’était plus question de faire confiance à qui que ce soit. L’expérience du cirque ambulant leur servirait de leçon. Il se faisait tard. Les deux hommes étaient épuisés par la longue course du jour. Ils avaient besoin de se reposer. Martagon suggéra qu’il était temps de faire une pause et de sortir la princesse Shu de son sommeil artificiel. 

 

– Si tu la réveilles, tu ne pourras toujours pas la guérir. Quelles douleurs endurera-t-elle alors ? demanda Izen.

– J’espère que les toxines qui la minent se seront un peu éliminées pendant le voyage, répondit Martagon. Cela devrait adoucir ses souffrances. En réfléchissant, je me suis convaincu de deux choses. La première : Shu est intolérante à une potion que Meiran lui a donnée, dont Meiran ne connaissait pas l’antidote. Si Shu parvenait à se débarrasser de ce venin, elle guérirait d’elle-même. Mais j’en doute, car les symptômes sont très importants et le mal est ancré en elle. La dose que lui a administrée Meiran était certainement trop forte. Seul le guérisseur connaîtra le contrepoison. C’est notre seule chance de la soigner. Et la seconde chose : je pense que ce qui a rendu Shu muette n’a rien à voir avec l’empoisonnement.

– Pourquoi veux-tu la réanimer ? insista Izen. Ne crois-tu pas qu’il vaudrait mieux la garder dans son état actuel ? Ce serait plus simple pour poursuivre notre périple.

– Essayons tout de même, fit Martagon. Ce n’est pas bon qu’elle reste endormie si longtemps. Il faudrait qu’elle boive et qu’elle se nourrisse pour retrouver des forces. Et le fait qu’elle soit consciente nous aidera à savoir si le poison s’est dissipé en elle.

– Fais ce qui semble le mieux pour elle, approuva Izen. C’est toi le sorcier.

 

Ils s’arrêtèrent peu après dans une clairière où coulait un mince ruisseau. Il surgissait de sous les feuilles, et coulait entre des pierres qui formaient une cuvette. Le chant cristallin de l’eau se mêlait à celui des oiseaux. L’endroit était paisible et reposant, idéal pour installer le campement. Les chevaux pourraient boire et paître l'herbe. Quelques gros rochers épars seraient utiles pour s’asseoir et préparer à manger. Izen et Martagon descendirent de leurs montures. Martagon alluma un feu avec des écorces de bouleau. Puis ils préparèrent un lit de mousse et de fougères sur lequel ils étendirent une couverture. Ils soulevèrent la princesse couchée sur le dos du cheval et vinrent la déposer sur le matelas improvisé. Puis Martagon incanta quelques formules et la princesse s’éveilla. 

 

Elle jeta des regards apeurés en apercevant les deux hommes penchés vers elle. Elle dut reconnaître un homme de son pays en voyant Izen car elle eut une expression de surprise en l’examinant. Mais la cicatrice qui barrait la joue du soldat de l’oreille droite à son menton la glaça d’effroi. Elle fit un mouvement de recul et leva ses bras, comme pour se protéger. Son visage à la peau grise et  boursouflée était toujours couvert de plaques et de cicatrices. Ses yeux cernés de violet se creusaient de rides de fatigue. Pour l’abriter du froid pendant le voyage, Martagon et Izen l’avaient enveloppée dans un manteau de fourrure dérobé chez les saltimbanques. Baissant la tête, elle se cacha dans le pelage du col. Ses cheveux noirs hirsutes après la longue course tombèrent devant elle, masquant ses traits défigurés. Elle resta immobile, comme prostrée.

 

Inquiet, Martagon avança la main pour prendre son pouls et vérifier qu’elle était bien consciente. Relevant brusquement la tête, la princesse Shu ouvrit la bouche et poussa un hurlement de peur. Les épaules du manteau se soulevèrent. Elle replia ses bras et serra ses poings qui émergèrent des manches pour donner de la puissance à son cri. 

 

– Tout doux, tout doux, fit Izen en agitant les mains. 

 

Il lui parla dans la langue de son pays. Martagon comprit quelques mots. La princesse effrayée était devenue blanche comme un linge. Sa bouche s’était réduite à un simple trait au milieu de son visage. Puis elle s’exprima soudain. Il était visible que les méfaits de la potion administrée par Meiran n’avaient pas pris fin. L’empoisonnement continuait d’abîmer son corps. Elle n’était toujours pas guérie, mais elle n’était plus muette. Lentement, elle se tourna vers Martagon et articula distinctement quelques mots en langue universelle. Martagon poussa un soupir de soulagement. Ils allaient enfin pouvoir communiquer.

 

Les deux hommes tentèrent fébrilement d’expliquer à Shu ce qui s’était passé et pourquoi elle était là avec eux, au milieu d’une forêt boréale. Les yeux de Shu s’arrondissaient en écoutant le récit d’Izen et de Martagon. Elle ne semblait pas tout comprendre de leur discours décousu. Des larmes coulèrent dans ses yeux épuisés quand elle comprit que son pays avait été conquis par des ennemis et que son peuple était anéanti et asservi. Elle paraissait surprise d’une telle défaite. La mort de son frère et de toute sa famille la ravagea. Elle se laissa rouler sur le côté, tournant le dos aux deux hommes. Puis après quelques minutes où de longs sanglots agitèrent son corps, elle fit volte face.

 

– Mais comment vous croire ? s’écria-t-elle en se redressant avec une force insoupçonnée. Où sont les preuves de ce que vous m’annoncez ? Je ne me souviens de rien.  

 

Elle avait oublié les combats dans son pays, son enlèvement et son séjour chez les saltimbanques. Meiran avait dit qu’elle était devenue soudainement muette. La peur des mauvais traitements avait sans doute bloqué chez elle le maniement du langage. Ou bien Shu s’était enfermée volontairement dans la mutité pour se protéger. Désormais, suite au choc de son réveil, elle avait retrouvé l’usage de la parole. Mais elle semblait être devenue amnésique. C’était une nouvelle manière de se préserver.  

 

– Comment puis-je être certaine que vous n’êtes pas mes ravisseurs et que vous n’allez pas demander une rançon à mon frère ? poursuivit-elle avec colère.

 

Ses yeux noirs lançaient à présent des éclairs. Bien qu’elle fut toute petite, menue et malade, elle dégageait une énergie étonnante. Martagon et d’Izen restaient silencieux. La stupéfaction les empêchait d’exprimer le moindre mot.

 

– Vous devez me ramener sur le champ au palais, pour qu’on prenne soin de moi. Je ne promets rien de bon pour votre avenir. Tu m’as tout l’air d’être un déserteur, dit encore Shu en regardant Izen. Et toi, Martagon, je ne sais rien de toi, ni d’où tu viens ni de quoi tu es capable, mais je n’ai aucune confiance dans un être qui ressemble autant à un arbre. 

 

Comme les deux hommes restaient cois, Shu se calma doucement. Elle agitait la tête de droite à gauche, comme si elle cherchait à se persuader que ce que disaient les deux hommes n’était pas la vérité.

 

– Tu dis que mon frère est mort, s’exclama-t-elle enfin en se tournant vers Izen. Tu portes l’uniforme de notre armée, mais ta cuirasse est en bien mauvais état. Trouée et rouillée, elle ne devait pas te protéger de tes ennemis. Dis-moi à nouveau ce qui s’est passé. J’ai besoin de réentendre pour comprendre.

 

Izen reprit son récit. Il raconta pour la seconde fois la terrible bataille au cours de laquelle les envahisseurs avaient vaincu l’armée du roi. Pour convaincre Shu, il dut décrire les scènes atroces qu’il avait vécues. 

 

– Nous nous battions contre des barbares. Ils saccageaient absolument autour d’eux. Nous essayions de nous défendre mais ils arrivaient toujours plus nombreux. Notre armée a été décimée, mes compagnons sont tous morts. Le roi lui-même a été assassiné, ainsi que toute sa famille. Sauf toi, princesse Shu. Tu avais déjà disparu. Tout le monde pensait que les envahisseurs t’avaient enlevée. En réalité, des saltimbanques s’en étaient chargés. Le pays était ravagé. Les blessés sont morts sur le champ de bataille sans que personne ne vienne à leur secours. Je pensais être mort. Je me suis soudain réveillé dans un grand silence. Autour de moi, il n’y avait plus aucun vivant. Quand la nuit est tombée, j’ai rampé au milieu de mes compagnons muets et je me suis enfui. Qu’aurais-je pu faire seul contre une horde déchaînée ? Les barbares étaient déjà partis pour piller d’autres villages. J’ai marché pendant des jours et des jours, sans boire ni manger, sans même savoir où j’allais. Et quand j’ai cru mourir de faim et de soif, blessé et épuisé, j’ai rencontré Martagon qui m’a sauvé.

– Et où m’avez-vous trouvé ? s’enquit Shu. Si ce n’est pas toi qui m’a enlevée quand tu as quitté ton armée, qui est-ce ? Qui sont ces saltimbanques dont tu me rebats les oreilles ? Je ne crois pas à tes élucubrations.

– Comment aurais-je pu m’échapper avec toi ? dit Izen. Tu t’en serais rendue compte. Et j’étais bien trop malade pour te porter ou même te soutenir. 

– Par hasard et par malchance, nous avons été faits prisonniers dans le camp de saltimbanques en nous dirigeant vers Skajja, intervint Martagon. C’est là que tu étais emprisonnée. 

– Ah oui, Skajja ! rétorqua Shu en feignant d’ignorer l’épisode chez Meiran. Mais qu’allez-vous donc faire à Skajja ? 

– Nous sommes à la recherche d’un célèbre guérisseur nommé Zeman, reprit Izen.

– Pour me soigner ? fit Shu.

 

Elle regarda les vilaines tâches qu’elle avait sur les bras. Elles étaient infectées et douloureuses. Du pus s’échappait des plaies.

 

– Comment se fait-il que ces blessures ne me démangent pas ? s’étonna Shu. Elles sont horribles. Et j’en ai sur le visage ?

– Oui, avoua Martagon. Je t’ai ointe avec un onguent qui calme les prurits et je t’ai donné une potion qui endort la douleur. Sinon, la souffrance serait insupportable. Je ne peux pas te guérir, je peux seulement stabiliser le mal que Meiran la sorcière du camp de saltimbanques t’as infligé.

– Tout ceci est bien mystérieux et bien compliqué, dit Shu lentement. Et bien difficile à croire. Et nous voici seuls et complètement perdus dans une forêt située je ne sais où. Je me demande si je rêve ou bien si c’est la réalité.

– C’est la réalité, princesse, répondit Izen.

– L’unique possibilité de te délivrer de la malédiction dans laquelle t’a plongée Meiran est de consulter le grand Zeman, ajouta Martagon. Il saura trouver le remède à ta maladie. C’est pourquoi nous devons nous rendre à Skajja dans les meilleurs délais pour le rencontrer.

 

Shu fit une moue dubitative. Elle tordit ses lèvres fines, ce qui dans son visage tuméfié à la peau grise lui donna l’air d’être une très vieille femme. Sa tête était toujours noyée dans le carcan de fourrure. Les doigts fins mais bouffis et couverts de cicatrices rouges écartèrent les pans du manteau et Shu apparut dans son léger et long vêtement de toile de lin blanche. Elle tenta de se redresser sur le matelas improvisé par Izen et Martagon. Mais elle n’avait pas de forces et retomba aussitôt sur la couverture.

 

– Ne te découvre pas, princesse Shu, dit Izen. Tu ne dois pas attraper froid, les températures sont basses ici dans la forêt, quand la nuit est tombée. Tu ne dois pas aggraver ton état de faiblesse.

– Je vois que je n’ai aucune liberté, rétorqua Shu, furieuse. Je suis votre prisonnière, vous faites de moi ce que vous voulez.

 

Martagon et Izen soupirèrent. Il était inutile d’argumenter avec Shu, elle était de mauvaise foi. Elle ne cherchait pas à comprendre et se réfugiait dans des bouderies de petite fille gâtée. Ils la laissèrent  et se préparèrent pour cuisiner le dîner. Izen s’éloigna dans les bois à la recherche d’un poisson argenté. Martagon fit le tour de la clairière et ramassa des feuilles comestibles, des champignons et des baies. Lorsqu’il revint vers le feu rougeoyant sous le brasero, il vit que Shu s’était endormie. Memnon était étendu contre elle. L’une des petites mains mutilées de la princesse était posée sur le cou de l’animal, comme si la caresse n’avait pas pu être terminée quand Shu avait sombré dans le sommeil. Memnon regarda son maître de ses bons yeux pour lui dire que tout allait bien. Puis il posa sa tête sur ses pattes et soupira.

 

Izen et Martagon mangèrent leur frugal repas et s’allongèrent devant le feu pour prendre un peu de repos. Dès qu’il le pouvait, Izen taillait des flèches dans les branches qu’il ramassait et emplissait son carquois.

 

La nuit était calme. Quelques cris retentissaient dans l’obscurité, une chouette hulula et une famille de lièvres traversa la clairière sans être inquiétée. Memnon veillait sur la petite communauté. Ses yeux vifs ne cessaient d’observer les alentours tandis que Shu, son maître et Izen étaient assoupis. Quelques chauves-souris voletèrent au-dessus du feu moribond. Il entendit grogner un ours à faible distance et des cervidés passèrent tout près de la clairière.

 

Lorsque les premières lueurs d’un jour pâle apparurent, Martagon et Izen s’éveillèrent. En entendant du bruit, Shu ouvrit les yeux et poussa un cri de frayeur. Elle se mit à claquer des dents et à hoqueter. 

 

– Elle a des convulsions ! s’écria Martagon. 

 

Il se précipita vers sa besace et se mit à fouiller frénétiquement à la recherche d’une fiole. Lorsqu’il l’eut trouvée, il fit couler quelques gouttes entre les lèvres pincées de la princesse. Il fit attention qu’elle ne le morde pas tandis qu’il lui donnait la potion. Une fois qu’elle eut avalé le breuvage, Shu se calma et se rendormit.

 

– Ce voyage avec elle va être compliqué, dit-il à Izen qui semblait très inquiet.

– Préparons-nous à repartir, répondit Izen. Nous devons nous dépêcher d’atteindre Skajja. Il faut qu’elle soit vite soignée.

– J’espère que son état ne va pas s’aggraver davantage, murmura Martagon. Elle ne semble vraiment pas bien.

– Elle n’a toujours ni mangé ni bu, intervint Izen. Comment pourra-t-elle reprendre des forces si elle ne s’alimente pas ? 

– Tu as raison, fit Martagon. Donnons-lui un peu du bouillon qui reste dans la marmite avec une cuiller. 

 

Joignant le geste à la parole, Martagon s’assit sur le matelas de fougères. Il posa la tête de Shu sur ses genoux en la soulevant. Puis il introduisit patiemment des petites quantités de bouillon qu’elle déglutit par réflexe en restant inconsciente. Pendant ce temps, Izen rangea le camp, nettoya le feu et sella les chevaux. 

 

Dès qu’ils furent prêts, ils reprirent la route. Comme auparavant, Shu fut installée sur le même cheval qu’Izen. Elle s’était à nouveau évanouie. Pour qu’elle ne tombe pas, Izen la maintenait bien droite entre ses bras qui maniaient les rênes. Martagon suivait sur sa monture et le dernier cheval, attaché par une longe à celui de Martagon, fermait la marche. Memnon courait au côté de son maître et se permettait parfois une petite escapade dans les buissons autour de la piste.

 

Après quelques heures passées au milieu des fougères et des ruisselets, ils aperçurent devant eux un brouillard dense qui masquait la forêt. 

 

– Ce nuage bas ne me dit rien qui vaille, grommela Izen entre ses dents.

– Nous n’avons pas le temps de le contourner, il faut faire vite pour sauver la princesse, répondit Martagon.

 

Ils tournèrent la tête vers la chaîne de montagnes qui apparaissait au loin au-dessus du faîte des arbres. Le sommet du cratère d’un volcan se dessinait, blanc de neige étincelante sur le ciel d’azur. Il était à la fois proche et distant. Menaçant et rassurant par sa force contenue, il présageait d’un futur qui ne pourrait pas être serein. Ils soupirèrent pour évacuer le trop plein d’air qui emplissait leurs poumons. Leur situation n'était pas facile, mais elle semblait se complexifier davantage à chaque instant.

 

– Allons-y, dit Martagon.

– Je te suis, répliqua Izen.

 

Ils avancèrent prudemment vers le nuage opaque et se glissèrent dans la pénombre. Il était difficile de distinguer quoi que ce soit à travers l’épaisseur de la brume. Mais en progressant au milieu de cet univers hostile, ils commencèrent à voir émerger des formes plus sombres. Les troncs des arbres se dressaient autour d’eux, immenses et rigides, couverts d’une frondaison noire. Des feuilles épaisses et lourdes laissaient suinter un liquide malodorant qui coulait goutte à goutte sur le sol. D’immenses lianes joignaient les troncs et les branches, formant des rideaux qui dissimulaient davantage les alentours. Martagon et Izen chevauchaient au pas sur une route pavée, ne sachant ce qu’il fallait craindre dans ce milieu hostile. Après une bonne heure passée dans le cloaque humide, ils parvinrent à une clairière éclairée par l’astre de la nuit. Dans le fond à gauche, un bâtiment de pierre en ruines dressait ses murs écroulés et ses charpentes calcinées. Ce devait être une sorte de temple. Devant eux, se trouvait un cimetière. Sur tout le pourtour, un muret avait été construit. Il était surmonté d’une grille rouillée derrière laquelle des tombes grises étaient disséminées dans les herbes folles. Elles étaient hérissées de statues et de symboles menaçants, rongés par la mousse et les lichens. Au-dessus du portail, une enseigne en fer se balançait d’avant en arrière au gré du vent. Elle grinçait horriblement. Elle faisait écho aux hululements de chouettes acariâtres cachées dans la ramure. Un hibou blanc très primitif les observa de ses yeux jaunes lorsqu’ils passèrent sous la branche où il était perché. Dès qu’ils l’eurent dépassé, il s’envola et s’éloigna à tire-d’ailes dans le ciel obscur en poussant des cris perçants. Des créatures rampaient furtivement sur le sol. Les voyageurs auraient préféré ne pas savoir de quoi il s’agissait. Ils apercevaient de temps à autre une tâche claire en mouvement lorsqu’un animal traversait une zone de lumière. D’après ce qu’ils voyaient, d’énormes araignées semblaient avoir conquis ce territoire perdu. 

 

Les chevaux étaient très nerveux, ils piaffaient d’impatience et s’ébrouaient, prêts à hennir et à fuir au galop à la moindre alerte. Izen tenait Shu solidement arrimée sur le dos de sa monture. Il  serrait la croupe entre ses cuisses pour que l’animal ne s’affole pas. Le troisième cheval, pris soudain de panique, rompit la longe et détala vers le sous bois. ils entendirent ses sabots marteler le sol pendant quelques minutes, puis plus rien. Memnon s’était réfugié sous les pattes du cheval de son maître. Il tremblait comme une feuille. Des hurlements de loups affamés leur parvinrent, ainsi que des galopades d’ours en colère. Les pierres tombales réverbéraient les grondements des fauves qui gagnaient en puissance. Les bêtes sauvages se rapprochaient derrière eux, ils entendaient les souffles rauques et les halètements. Il était temps de prendre une décision. 

 

Mais ils n’osaient pas aller plus loin et pénétrer dans la nécropole. Ils restaient immobiles et indécis devant la grille à demi-ouverte. Pourtant, traverser le cimetière était la seule  alternative possible. De chaque côté de la voie dallée, de hauts arbres et des buissons impénétrables les empêchaient d’imaginer contourner le cimetière pour poursuivre leur route. Sans s’en faire part, car chacun d’eux se trouvait coupable d’avoir été faible, ils regrettaient amèrement d’être entrés dans cette forêt maudite. Ils auraient dû faire le tour du nuage de brouillard et passer par les montagnes. Leur manque de courage leur serait peut-être fatal. Mais à présent qu’ils s’étaient fourvoyés dans un piège mortel, il leur fallait continuer à avancer. Ils devaient réagir au plus tôt. Quand après quelques respirations ils eurent retrouvé un peu de constance, ils se regardèrent. 

 

– Il n’y a pas d’autre solution, dit Izen en saisissant son arc et en y ajustant une flèche. 

– Alors allons-y, soupira Martagon sans conviction.

 

Ils passèrent sous l’arche du portail en mauvais état, Martagon en tête de leur petit cortège et Izen à l’arrière. Des corbeaux perchés sur les arbres du cimetière les accueillirent en croassant. Le chemin pavé sillonnait entre les tombes avant de s’élever jusqu’en haut du tertre où culminait le cimetière. Martagon, qui chevauchait prudemment, entendit soudain derrière lui des sifflements rapides. Il se retourna et vit qu’Izen tirait des flèches à la vitesse du vent pour tuer d’énormes araignées qui se précipitaient vers eux. Il avait lâché Shu. Elle s’était affalée sur le cou du cheval et tenait en selle par miracle.

 

– Auras-tu assez de munitions ? hurla Martagon.

– Bien sûr que non ! répliqua Izen sans ralentir le rythme et la précision de ses lancers.

 

La pluie de flèches qui s’abattait sur les arachnides les fit reculer quelques instants. Elles se rassemblèrent plus loin à l’arrière avant de redonner l’assaut. Ils les voyaient frotter l’une contre l’autre leurs puissantes mandibules, prêtes à injecter le venin dans la chair de leurs proies.

 

– Fais quelque chose, Martagon, s’écria Izen. Je serai bientôt à court de flèches.

 

Martagon eut envie de crier que son ami n’était finalement bon à rien, qu’il était incapable de les défendre, et qu’il ne devait pas toujours compter sur lui pour le sortir des situations inextriables dans lesquelles il se fourrait. Mais c’était juste un accès de colère. izen n’était pour rien dans l’attaque des arachnides. Martagon n’avait pas d’armes, il ne possédait que la magie. Il repensa à la bulle qu’il avait incantée dans la montagne. La formule était  profondément ancrée dans sa mémoire, alors il n’eut pas de mal à lancer le sortilège. Au moment où les araignées s'élancèrent vers eux et les chargèrent, le voile transparent se déploya et les recouvrit d’une enveloppe protectrice. Ils virent les arachnides se cogner contre la matière de la bulle puis s’écraser les unes sur les autres. 

 

Izen éclata d’un rire tonitruant qui fit bondir Martagon sur sa selle. Izen regardait les araignées qui s’assommaient tour à tour sur la paroi de la bulle. Leurs corps ramollis et inertes s’entassaient autour de l’abri inviolable, formant une substance gluante et gélatineuse qui dégoulinait jusqu’au sol. 

 

– C’est bon pour une fois de ne pas être celui qui subit, s’exclama-t-il comme pour excuser ses éclats de rire. Pouvons-nous avancer avec la bulle ? Car nous n’allons pas rester plantés là ! 

 

Martagon avait déjà fouillé dans sa besace et sorti son grimoire. Il cherchait l'extension de la formule qui mettrait la bulle en mouvement. Mais il n’eut pas besoin de lire les runes, Memnon qui poussait la paroi transparente pour tenter d’attraper les pattes velues des araignées fit bouger le voile protecteur. La bulle se déplaça comme si elle était montée sur des roulettes, ou des glissières. Aussitôt Martagon sauta à bas de sa monture et, posant sa main sur l’enveloppe, lui impulsa un léger mouvement. Il bondit sur sa selle. Izen redressa Shu et la maintint contre lui. Ils avancèrent à nouveau, séparés des insectes pugnaces par la fine couche de matière magique.

 

Derrière eux, la traînée d’arachnides assommées formait un tapis visqueux sur le chemin dallé. Marchant au pas, les cavaliers franchirent le tertre qui surplombait le cimetière. Au-delà, la nécropole se prolongeait. Des allées de sépultures dans des états plus ou moins avancés de décrépitude s’étendaient presque à perte de vue, parsemées ça et là de quelques arbustes chétifs et d’ifs. Elles allaient jusqu’au cœur de la forêt profonde, à peine visible à l’horizon. Néanmoins, après avoir avancé sur la vaste esplanade désertique qui coiffait le tertre, ils aperçurent dans le lointain la silhouette d’un nouveau portail. 

 

A peine eurent-ils commencé à parcourir l’une des allées pavées que des squelettes menaçants sortirent des tombes et s’approchèrent d’eux en claudiquant. Ils étaient si déséquilibrés et pressés d’attaquer les intrus qu’ils s’entrechoquaient et se marchaient dessus. Tout comme les araignées, ils se heurtèrent à la bulle de protection, formant des monticules d’ossements désarticulés qui s’entremêlaient. Effrayé par la vue des crânes et des mâchoires brisées, Memnon s’était à nouveau réfugié sous les pattes du cheval. Martagon et Izen jetèrent leurs manteaux sur les yeux de leurs montures pour éviter qu’elles aient peur et se mettent à ruer. Après quelques minutes, les squelettes réalisèrent l’inutilité de leur combat. Ils s’éloignèrent de leur démarche oscillante vers leurs tombes respectives. Bientôt, les cavaliers se retrouvèrent seuls sur l’allée dallée du cimetière sans avoir eu besoin de combattre. 

 

Ils poursuivirent leur chemin sous la bulle et se dirigèrent au milieu des tombes et des tumulus vers le portail. Cependant, il leur semblait qu’à chaque fois qu’ils s’en approchaient, la grille reculait. Ils continuaient leur progression mais sans jamais parvenir à atteindre leur objectif. Ils revenaient à leur point de départ contre leur volonté.

 

– Que sommes-nous en train de faire ? s’enquit izen, on n’avance pas. 

– La bulle nous empêche de franchir le seuil, répondit Martagon. Nous sommes comme un ressort flexible qui revient automatiquement à sa position initiale. Nous parcourons toujours le même trajet sans dépasser la limite.

– Tu veux dire que nous tournons en boucle ? analysa Izen. Comment sortir de ce cycle infernal ?

– Si nous voulons quitter le cimetière, nous devons abandonner la bulle protectrice, dit Martagon.

– Alors je te propose le plan suivant, poursuivit Izen. Nous nous rapprochons le plus près possible du portail avec la bulle, et avant que nous revenions en arrière, tu annules le sort de protection.

– C’est encore plus simple, répliqua Martagon. Il suffit de bondir à travers la paroi pour la traverser. Après, nous devrons nous enfuir au galop et franchir le portail au plus vite.

– Nous agissons sans cesse sans réfléchir, constata Izen, mais comment faire autrement ? C’est du pur instinct.

– Es-tu d’accord pour suivre ma proposition ? demanda Martagon.

 

Ils se regardèrent l’un l’autre et virent avec surprise et consternation que leurs barbes avaient poussé. Celle de Martagon était un fouillis inextricable de poils raides et tordus qui ressemblait à une poignée de branches. Izen avait un fin bouc qui descendait de son menton jusqu’à son nombril, entouré d’une moustache noire tombant de chaque côté de sa bouche.

 

– Quelle est cette diablerie ? s’écria-t-il en caressant son bouc. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Que nous tournons dans une boucle temporelle depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines, répondit Martagon en essayant d’arracher les brindilles de sa barbe échevelée. Et notre système pileux nous le fait savoir.

 

Izen était épouvanté. Son âme de soldat était choquée par cette magie malsaine qui le faisait vieillir sans qu’il ne comprenne rien à ce qui lui arrivait. 

 

– Alors allons-y, gémit-il, sortons de cette boucle infinie. A la prochaine itération, nous bondirons hors de la bulle. 

 

Martagon se pencha sur le côté et attrapa Memnon qu’il cala devant lui sur le dos du cheval. Lorsqu’à nouveau ils approchèrent du portail, les deux cavaliers lancèrent leurs montures,  traversèrent le voile transparent au galop et poursuivirent à la même allure. La petite partie de la voie pavée à parcourir avant d’arriver au portail leur parut la chose la plus difficile qu’ils aient jamais faite. Plus ils essayaient d’aller vite, plus l’atmosphère autour d’eux se faisait contraire, lourde, visqueuse et les emprisonnait. Ils avaient la sensation d’avancer au ralenti. Le portail s’éloignait d’eux au lieu de se rapprocher. Pire encore, les squelettes étaient ressortis de leurs tombes et marchaient vers eux. Après avoir lutté de toutes leurs forces contre l’épaisseur de l’air, ils atteignirent le portail épuisés et sortirent enfin du cimetière maudit. Derrière eux, les squelettes s’accrochèrent aux grilles rouillées en faisant des bruits de cliquetis. Ils se retournèrent pour voir les spectres grimaçants qui ne pouvaient plus les atteindre. Au milieu des ossements fétides, des pattes velues d’araignées grimpaient sur les barreaux de la grille sans jamais pouvoir en atteindre le sommet.

 

Pressés d’oublier les visions cauchemardesques qui les avaient hantés depuis trop longtemps et de quitter la nécropole moisie, Martagon et Izen reprirent aussitôt leur chemin dans la forêt. Ils récupérèrent prestement leurs manteaux qui aveuglement les chevaux. Ils se trouvaient toujours dans le nuage de brouillard qui les enveloppait d’une chape humide. Curieusement, ils ne ressentaient ni la fatigue, ni la faim, ni la soif après l’éprouvante traversée du cimetière. 

 

– Nous avons passé plusieurs jours dans ce lieu abominable, constata Izen. Pendant ce temps, nous n’avons ni mangé ni bu, et pourtant nous n’avons pas eu besoin de nous restaurer. Et nous ne nous sommes pas reposés. Comment est-ce possible ? 

- Écoute, nous avons réussi à nous enfuir. Nous sommes sortis indemnes de cette nécropole, c’est tout ce qui compte, répondit Martagon. Ne nous posons pas de questions.  Il y a probablement une magie noire à l’oeuvre dans ce cimetière. Nous avons eu beaucoup de chance de nous être tirés d'affaire.

 

Izen fit une grimace de dégoût et les deux hommes continuèrent à chevaucher. Après une heure de route, le paysage devant eux se dégagea soudain. Ils parvinrent au bord d’un précipice vertigineux. L’abîme était si insondable qu’il était impossible d’en apercevoir le fond, tout apparaissait noir et opaque. Des bruits étranges et effrayants montaient des profondeurs. Ils ressemblaient à des mâchoires qui claquent et qui se referment, des grondements, des hurlements, des frottements, des crissements qui révulsaient les oreilles et les sens. La faille géante s’étendait jusqu’à l’infini à droite et à gauche. En face, la forêt s’étendait dans la pénombre, sombre et mystérieuse. Quelques animaux se trouvaient sur le bord opposé et les regardaient. Il y avait un loup anthracite qui montrait les dents et un corbeau perché sur une branche qui penchait vers le vide. Les deux animaux paraissaient si proches que Martagon et Izen avaient l’impression qu’en tendant le bras ils pourraient les toucher. 

 

Mais plus ils essayaient d'estimer la largeur de la fracture en allongeant les doigts le plus loin possible, plus ils comprenaient qu’elle était beaucoup grande qu’ils ne le soupçonnaient. Même les longues branches des bras de Martagon semblaient dérisoirement courtes lorsqu’il tentait de mesurer la distance qu’il leur faudrait franchir pour passer de l’autre côté. Comment allaient-ils pouvoir traverser cette fissure gigantesque et très dangereuse ? 

 

– Je n’en peux plus, dit Martagon d’une voix caverneuse . C’est trop pour un seul homme. J’ai quitté ma maison champignon pour aller chercher un soigneur capable de guérir ma femme. Et voici que je vais d’aventure en aventure sans jamais de près ou de loin me rapprocher de mon but. Et chaque nouvelle épreuve est plus complexe et plus hasardeuse que la précédente. Je crois que si je m’écoutais, je sauterais à pieds joints dans ce trou pour ne plus entendre parler de rien, et surtout pas de magie.

 

Sentant son compagnon craquer, Izen se redressa. Lui aussi avait subi de nombreux revers. Et il portait désormais la responsabilité de la princesse de son royaume. Il ne se voyait pas abandonner le chemin qu’ils avaient décidé de suivre ensemble. Ils devaient continuer, rester forts et vaincre l’adversité.

 

– Je te comprends, Martagon, fit-il en regardant droit devant lui la forêt dont la ramure rigide ne pouvait s’agiter sous le vent léger. 

 

Un remugle épouvantable s’échappait de la faille, mêlant pourriture et moisi, poussière et matières carbonisées.

 

– Nous allons mourir asphyxiés par l’air délétère qui vient du précipice, ajouta Martagon. Tu sens cette odeur de mort ? 

– Oui, je la sens, mais je ne veux pas déjà perdre espoir, répondit Izen. Nous allons bien trouver une solution. Ce n’est pas la première fois que nous sommes dans une situation inextricable.

– Cette fois c’est la dernière, répliqua sèchement Martagon. Je ne sais pas comment nous allons pouvoir nous sortir de ce cloaque.

– Et si nous descendions dans le trou ? suggéra Izen.

– Tu es fou ! s’écria Martagon. Comment résister aux gaz de putréfaction qui saturent l’atmosphère ? Et je ne vois aucun chemin pour avancer, les parois de la faille sont trop abruptes.

– Essayons d’aller un peu vers la droite ou vers la gauche et nous verrons bien, proposa Izen. 

– Si tu veux mourir tout de suite, c’est ton choix, rétorqua Martagon.

– Si nous ne faisons rien, nous mourrons quand même, répliqua Izen.

 

Martagon ne disait rien. Il réfléchissait. Il ne disposait d’aucun sortilège qui aurait pu les aider à traverser la fissure. Il aurait fallu voler au-dessus. Mais Martagon ne connaissait pas le sort d’envol qui était probablement le privilège de sorciers de très haut niveau. Ou il fallait utiliser la téléportation, qu’il ne pratiquait pas davantage. Son cerveau était devenu blanc. Aucune idée, aucune pensée ne le traversait plus. 

 

Pendant ce temps, Izen s’était déplacé vers la droite avec sa monture.

 

– Oh !!! hurla-t-il soudain. Il y a des marches creusées à même la roche ici. Nous pouvons descendre dans la faille. Viens donc par là, Martagon.

 

Renâclant presque autant que son cheval, le sorcier se déporta lui aussi vers la droite et se rapprocha de son compagnon. Un escalier grossier taillé dans la pierre s’enfonçait dans l’obscurité. Martagon n’était pas enthousiaste mais il allait suivre son ami.

 

– Descendons de cheval, dit Izen. Nous essaierons de les faire avancer en les menant avec la longe. 

 

Mais les chevaux refusèrent d’obéir. Le noir dans la faille et les odeurs pestilentielles devaient les effrayer. Ils se mirent à hennir. A cause de l’étroitesse du sentier, Memnon marchait dans leurs jambes, manquant de les faire tomber à chaque pas. 

 

– Heureusement que la princesse Shu dort d’un sommeil artificiel, murmura Izen. Sinon, je ne sais pas comment nous aurions fait pour la persuader de nous suivre dans ce lieu infernal.

 

A nouveau ils jetèrent leur manteaux sur les yeux des chevaux pour les aveugler et les guidèrent derrière eux. Ils marchaient avec précaution sur les marches glissantes. Tout dérapage les aurait entraînés vers le néant qui s’ouvrait sous eux. Bientôt la pâle lumière du dehors disparut et ils se trouvèrent dans une semi-obscurité. La visibilité était mauvaise mais ils distinguaient suffisamment devant eux pour se diriger. D’où venaient les lueurs qui parfois éclairaient les lieux, ils n’auraient pas su le dire, mais ils pouvaient progresser. Ils descendirent lentement  le long de la paroi et atteignirent au bout d’un long moment un palier qui s’ouvrait sur une grotte. Des éclats luminescents éparpillés sur les murs de la caverne donnaient une idée de sa profondeur. Ils poursuivirent leur chemin le long de la pente. L’obscurité leur semblait plus profonde mais ils continuaient à discerner le tracé de l’escalier sous leurs pieds. L’odeur de décomposition s’insinuait toujours dans leurs narines. À la longue leurs récepteurs olfactifs s’étaient saturés, ils ne la sentaient presque plus. Du moins, elle les gênait beaucoup moins. Ils entendaient des bruits étranges résonner dans la faille. Elle constituait une sorte de chambre d’écho. Les sons montaient des profondeurs et se réverbéraient sur les parois. Les ondes vibraient et oscillaient autour des voyageurs en s’amplifiant. Martagon et Izen tentaient d’être sourds aux modulations des mugissements, des claquements et des frottements suspects. Ils étaient attentifs aux chevaux. Grâce aux manteaux épais qui protégeaient leurs yeux et leurs oreilles et filtraient le brouhaha, les montures n’étaient pas perturbées par les clameurs assourdies. Elles avançaient sans regimber. Memnon ne paraissait pas mal à l’aise et trottait vaillamment. Parfois il aboyait, quand il sentait le danger trop proche. Quant à Shu, elle restait évanouie, couchée sur le dos du cheval d’Izen et ne se rendait compte de rien. 

 

Par peur de chuter dans le vide, Martagon et Izen étaient si concentrés sur leur progression qu’ils ne mesuraient pas le temps passé dans la faille. Ils aboutirent à un second palier qu’ils dépassèrent. Puis un troisième se profila, et d’autres encore. Ils étaient perdus. Ils ne savaient pas à quelle profondeur ils se trouvaient, ni s'ils arriveraient quelque part. Ils avaient la sensation de se diriger vers le néant absolu. A un moment, il n’y aurait plus d’escalier et ils tomberaient probablement dans le vide sidéral. Ils étaient épuisés mais ne voulaient pas s’arrêter. Soudain, la longe du cheval de Martagon qui marchait derrière lui devint légère dans sa main. Il se retourna et s’aperçut que l’animal avait disparu. Il vit devant lui la silhouette courbée du soldat, la princesse Shu couchée sur le dos de la monture, et l’ombre de Memnon. Il tenta d’appeler Izen pour le prévenir.

 

– Mon cheval s’est évaporé ! 

 

Mais le soldat n’entendait rien, il ne se retourna pas. Martagon continua de marcher, cependant il ne sentait plus rien. Ses jambes étaient devenues mécaniques, son cerveau était au point mort. Il s’était transformé en une bête de somme. 

 

Après des heures d'incertitudes, ils arrivèrent enfin dans ce qui leur sembla être le fond de la faille. Le sol était plat et large. Ils se regardèrent et essayèrent de s’approcher de la paroi d’en face. C’est alors qu’ils virent qu’elle n’existait plus. Ils se trouvaient dans une sorte de vaste plaine sombre. Devant eux dans la pénombre, ils aperçurent une maison de pierre en ruines. Le toit était crevé et les poutres de la charpente se dressaient comme des branches tordues. La bâtisse avait brûlé, les murs étaient noircis. Certaines fenêtres avaient des volets clos ou qui pendaient retenus par un simple gond, d’autres n’avaient pas de carreaux. Un escalier menait au porche, où une porte brune entrouverte paraissait inviter les voyageurs à entrer.

 

Alors qu’ils approchaient de la demeure ténébreuse, une femme sortit de la maison et s’arrêta sous l’auvent. Martagon sut immédiatement qu’il s’agissait d’une sorcière. Cependant, ils ne devaient pas pratiquer la même magie. La femme était petite, rabougrie, vieille et mal fagotée. Son visage couvert de pustules était ridé. Elle avait un énorme nez  crochu. Ses cheveux noirs hirsutes se dressaient tout droit sur sa tête comme les poils d’un balai.

 

– A qui ai-je l’honneur, demanda-t-elle aux voyageurs d’une voix grinçante. 

 

Bien qu’elle fut horriblement laide et minuscule, il se dégageait d’elle une présence impressionnante. Martagon et Izen se sentaient tout petits devant elle.

 

– Martagon, balbutia le magicien.

– Izen, pour vous servir, murmura le soldat.

– Qui êtes-vous pour oser entrer sur notre propriété ? Vous ne craignez ni les monstres ni les sortilèges ? dit la vieille femme au nez crochu.

 

En entendant ce que disait l’abominable créature, Martagon eut un sursaut. Qui saurait répondre à ces questions ? Peut-être était-ce parce qu’il était lui-même sorcier qu’il avait pu s’aventurer dans la forêt et descendre sans heurts dans la faille. Puis il se souvint de la bulle transparente grâce à laquelle ils avaient traversé le cimetière. Il devait posséder un don. Un don acquis lors des épreuves subies qui l’autorisait à pénétrer dans des lieux interdits, cachés au fond d’univers parallèles où nul être vivant n’avait le droit de pénétrer. 

 

Martagon qui vivait toujours dans le doute de ses capacités sentait confusément qu’il était doté de plus de pouvoirs qu’il n’osait l’imaginer. A moins que la présence d’Izen à ses côtés ne renforce la magie qui émanait de lui. Tout cela était bien confus pour lui.

 

– Nous cherchons la route de Skajja, hasarda-t-il, ce qui était l’exacte vérité.

– Je sais que tu ne mens pas, Martagon, fit la vieille en grimaçant. Cependant, tu as choisi un bien curieux chemin pour te rendre dans cette ville. Pourquoi passer par la forêt maudite pour la rejoindre ?

– Nous essayons d’aller vite. Nous devons emmener la princesse Shu qui est très malade chez le guérisseur, répondit Martagon. C’est pourquoi nous avons pris le chemin le plus court. Repasser par les montagnes pour ne pas traverser la forêt nous aurait ralentis de plusieurs jours.

– Ha ! Ha ! fit la vieille, bien au contraire, elle t’a fait perdre des années.

– Des années ? s’étonna Martagon, puis il repensa aux barbes qui avaient poussé et à la boucle temporelle. 

 

Une grimace d’effroi se peignit sur son visage dont le sang se retira aussitôt. Il regarda Izen qui était tout aussi pâle.

 

– La princesse va mourir si elle n’est pas soignée, gémit Izen.

– Le sommeil artificiel dans lequel elle est plongée empêche le mal de grandir, dit la vieille sorcière. Heureusement que Martagon a de bonnes initiatives en matière de soins. Quant à celles qui concernent ses voyages, elles sont déplorables.

– Avec qui parles-tu, Tiana ? rugit une voix qui provenait de l’intérieur de la maison en ruines.

– Avec des intrus, Manx, répliqua la femme.

 

Aussitôt, l’écho d’un pas pressé résonna jusqu’au dehors. Un sorcier maigre et émacié passa la tête par la porte et contempla les voyageurs.

 

– Ils veulent aller à Skajja pour soigner la femme qui est sur le cheval, expliqua Tiana.

– Quoi ? s’exclama Manx, mais ils rêvent tout debout ! 

 

Puis il éclata d’un rire atroce qui se répercuta partout autour d’eux, comme un écho qui aurait rebondi sur la moindre surface disponible.

 

– Mais on ne sort jamais d’ici, dit-il. Vous êtes désormais nos prisonniers. On ne s’échappe pas de la faille ! Une fois qu’on y est entré, on n’en ressort jamais. Nous avons besoin de temps à autre qu’on nous aide à faire nos expériences. Vous serez parfaits !

– Et trois individus d’un coup sans faire aucun effort pour les attirer dans nos filets, s’écria Tiana, c’est inespéré ! 

 

Martagon et Izen se regardèrent, muets d’horreur. Quel était ce nouveau piège atroce dans lequel ils étaient tombés ? Et comment allaient-ils faire pour s’en sortir ? Car ils étaient bien certains, sans même s’être consultés, qu’il y avait forcément une issue pour s’échapper de la forêt maudite et qu’ils la trouveraient.

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