Chapitre 6

Par Ety

Lessivé de fatigue, il alla sans détour vers son lit et s’y assit en poussant un grand soupir. En sentant les draps bouger sous lui, il releva brusquement ses yeux grands ouverts, qui rencontrèrent ceux, gênés, de la viéra[Race dont les représentantes ont une forme de femme à la taille très haute et à la peau brune, possédant des griffes en guise d’ongles et des oreilles de lapin], qui tentait de poursuivre la mise en ordre du lit. Elle s’excusa aussitôt, prétextant revenir le lendemain.

— Non, je vous en prie, rétorqua Vayne, restez. Je vais m’asseoir à mon bureau. Il se leva immédiatement et s’exécuta, tandis que la viéra poursuivait silencieusement son travail.

Il retourna sans les voir des liasses de papiers en tous genres, prenait sans y parvenir l’inspiration de l’espoir. Des partitions se mêlaient aux commandes des cuisines, dans un harmonieux air de paix et de joie de vivre. Ses mains continuaient de parcourir les feuilles et les parchemins, chacun étant soigneusement passé entre les mains de Sentia. Il pensa à ces mains et soupira de nouveau, du soupir du désespoir.

Après un certain temps, il se tourna vers la viéra, de plus en plus embarrassée en rangeant les draps. Ayant fini son ouvrage depuis de nombreuses minutes, elle recommençait sans cesse d’étendre le même pan de drap et de replacer le même oreiller, n’osant pas quitter la pièce. Vayne étudia les traits de son visage ; aucun signe ne venait rétablir la sérénité inaltérable qu’il avait cru toujours trouver chez cette face de la nature. Les yeux humbles de celle-ci ne se détachaient pas du lit, comme le voyant pour la dernière fois, et ses joues pâlissaient chaque seconde davantage sur son visage éteint. Une flamme autrefois l’avait allumé, la flamme combative de l’assurance et du courage, sans doute la même qui avait dû brûler en Sentia durant les dangereuses années de guerre. Cependant, ce jour-là, la viéra ne semblait point se préoccuper de sa sécurité ou de ses rêves, elle paraissait avoir totalement oublié son passé et se concentrer uniquement sur les vapeurs odoriférantes et apaisantes dont elle emplissait à présent la chambre à coucher. Son regard perdu se noyait dans la vacuité floue de la pièce, y trouvant les dernières bouffées d’une vie achevée.

— Vous paraissez affligée, lui dit tendrement Vayne.

— Laissez, Seigneur… je me sens parfaitement en point.

— Je sais que la santé des viéras est aussi solide que leurs arbres, reprit le garçon en lui souriant, mais c’est de votre moral dont je veux vous parler. Quelque chose vous manque ? Ou peut-être avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

— Il… il y a bien longtemps que la forêt ne me donne plus de nouvelles du tout, répondit la viéra, toujours sans croiser son regard compatissant. De terribles visions me reviennent et reviendront encore cette nuit, des milliers d’hommes inconscients et bornés dans leur éternelle soif de sang s’égorgeant les uns les autres, dans un chaos sans issue représentant notre beau monde…

— La guerre n’est plus, rassurez-vous ; et ne laissez pas des cauchemars nuire à votre état d’âme. Ma mère a toujours eu confiance en vous et je ne saurais en faire autrement un seul instant, malgré tout ce que vous pourrez imaginer.

— Je vous en remercie, Seigneur, dit doucement la viéra dont les joues commençaient à rougir.

— Croyez-moi, ajouta Vayne, la forêt ne sera jamais aussi jalouse de vous avoir perdue que nous sommes fiers de vous avoir près de nous.

— Je suis toute honorée de vos paroles… mais je ne crois pas les mériter. La forêt me susurre chaque nuit à l’oreille des mots qui me perturbent et me poursuivent, comme des menaces. Fermer l’oreille est inutile car elle enverrait toutes ses feuilles me répéter son message. J’aimerais trouver une source de quiétude, qui me redonne la force et l’ardeur de continuer, mais tant de regrets et tant d’erreurs que mon cœur et la forêt me rappellent m’obstruent tout passage à cet état d’âme que vous avez jadis tant admiré. Je me suis longtemps moquée de mes siècles, c’est à présent à eux de rire de moi et de ce que je suis devenue. Les doutes ont sans doute pris le dessus sur tous mes espoirs, mais je tiens jusqu’à la fin à accomplir mon devoir et remplir les tâches les plus dures que vous m’ordonnerez. Je ne sais, d’ailleurs, si mes oreilles peuvent encore écouter vos ordres, mais ma raison ne m’a pas encore quittée, et il n’y a qu’elle pour me commander, désormais. Je ne laisserai aucune priorité devancer celle qu’elle me montrera, qu’elle soit pleine ou dénuée de sens. Alors peut-être mes fautes et folies seront-elles rachetées, dans une vie ou dans une autre…

Vayne écoutait attentivement, sans la quitter des yeux.

— Il me semble que je ne peux plus laisser la forêt me parler éternellement… il est temps que je lui réponde.

Pendant un silence, la viéra releva pour la première fois un regard abattu.

— Alors, fit Vayne, souriant à nouveau, répondez-lui.

La viéra le dévisagea, comme terrifiée à l’idée de recevoir des conseils – qui plus est, qui lui étaient inexécutables. Lui réfléchissait gaiement.

— Envoyez-lui une lettre, proposa-t-il. Je peux l’écrire, si vous le permettez.

À ces mots elle vacilla légèrement, puis retomba assise sur le lit. Incapable de se tenir debout ni de cacher plus longtemps son émotion, elle porta les mains à son visage. Le cœur serré, Vayne l’observa puis chercha une feuille dans son bloc de papier à lettres, qui était vide.

— Un instant, dit-il à la viéra.

Il quitta sa chambre et se dirigea rapidement vers celle de sa mère, qui était plus éloignée. Personne n’avait dû y entrer depuis le moment où il en était sorti car tous les objets reposaient dans un ordre parfait. En traversant le vestibule de l’entrée, un frisson le parcourut, ainsi que les échos des voix de sa mère et du juge Drace qui le poursuivaient ; Vayne alors comprit mieux ce que considérait la viéra.

« Pardon, Maman », se dit-il en ouvrant le tiroir de la commode où l’Impératrice rangeait ses plus précieuses feuilles. Il en saisit une et s’échappa en courant de la pièce rose, poursuivi par un accusateur invisible.

— Voilà, dit-il, assis sur sa chaise et saisissant sa plume trempée d’encre au-dessus du papier à lettres. Dictez-moi tout ce que vous avez à dire à vos proches et je l’écrirai.

— Vous… vous… répétait la viéra en promenant ses yeux perçants sur la silhouette du garçon. C’est vous qui me secourez… c’est de vous que je recevrai mon repos… je suis si…

— S’il vous plaît, l’interrompit Vayne, je vous répète qu’il est inutile de vous justifier plus longtemps : ma mère a une très grande estime de vous et cela me suffit amplement pour penser de même. Très bien, je suis prêt, je n’attends que vos mots pour les transcrire.

La viéra se tut et ses yeux stupéfaits ne se détournaient plus de la feuille de papier archadien, ni ses oreilles du son lointain du vent frais. Elle se pinça les lèvres, parut se ressaisir et fixa son jeune maître d’un regard déterminé.

 

— Nous, viéras, sommes nées de la forêt et retournerons à la forêt. Elle seule est capable de nous ressourcer, de nous guider, et de nous punir.

Soudain, voyant qu’il écrivait précipitamment, ses yeux s’ouvrirent tout grand et sa voix redevint confuse :

— Vais-je trop vite, Seigneur ? Excusez-moi…

— Non, répondit Vayne, je vous suis parfaitement, poursuivez.

La viéra se calma.

— Mais, continua-t-elle alors en prononçant ses syllabes encore plus lentement que son articulation naturelle de viéra ne le faisait d’ordinaire, entre la source et le châtiment, entre le début et la fin, la forêt n’est pas le seul chemin qui s’offre à nous. Elle déploie ses branches vers d’autres contrées qui nous restent à découvrir, peuplées d’autres êtres et d’autres problèmes. Nous sommes ses protégées, non ses prisonnières. Rien ne nous força à demeurer pour toujours entre ses troncs secs et vides. Celles d’entre nous qui désobéirent à la loi de notre village ne périrent jamais ; on entendait toujours parler d’elles, aussi loin qu’elles pussent être ; la forêt n’a jamais cessé de parler de leur devenir. Et ce qu’il te reste à comprendre est qu’il n’est pas aussi déshonorant que tu veux le faire croire. Comment devenir une excellente garde sylvestre sans s’entraîner loin de chez nous ? Comment composer de nouvelles potions sans le savoir-faire des autres races qui nous entourent ? T’es-tu déjà posé ces questions, ma sœur, t’es-tu seulement déjà imaginé que la vie humaine ne pouvait pas seulement apporter des désagréments ? Aujourd’hui j’y suis immergée et malgré tout ce qui me manque de la forêt, malgré tout ce que j’ai pu souffrir une fois installée là où je suis et dont tu n’as aucune idée, j’ai compris que ce que j’y ai appris était unique et que je n’aurais pu l’apprendre nulle part ailleurs. L’expérience des humains m’a appris avec la souffrance, alors que les viéras ne le peuvent point. Tant de calme et de paix avait rouillé mes articulations, j’avais besoin de connaître le mouvement, la haine, la guerre, quitte à y laisser ma vie ; que vaut la vie, d’ailleurs ? Absolument rien par rapport à ce qu’on veut y laisser, c’est-à-dire ce qui ne nous appartient pas. Pour ma part je n’ai rien à réclamer, rien à regretter : je peux mourir ce soir que je serais heureuse d’avoir tant vécu. Nous, viéras, ne réalisons pas toujours la chance que nous avons de pouvoir vivre de nombreuses décennies pendant lesquelles les autres races sont déjà sous terre. Nous ne pensons pas toujours à nous enrichir par les voyages et la découverte, tandis que les humains éphémères ont ce réflexe inné. La vie d’une viéra peut donner de plus belles fleurs que celle d’une autre créature, si elle le désire. J’ai voulu que ma vie devienne le plus beau jardin qu’elle puisse cultiver ; voilà pourquoi je t’ai quittée, voilà pourquoi j’ai accepté dès le premier jour les injures et les humiliations des deux parts. Durant tous ces siècles je me suis amusée à voir les hommes naître, mûrir, souffrir, s’aimer, se trahir, se lamenter, s’énerver, s’entretuer, se pardonner, grandis encore plus par les troubles du hasard et la constance du temps que par leurs sentiments ; mourir de chagrin est leur plus grande consolation après une vie de malheurs. Combien de fois ai-je témoigné de l’assassinat d’un frère, d’un supérieur, d’une marâtre ou d’une amante, combien de fois ai-je plaint les hommes d’être si vains et si absurdes, combien de fois me suis-je demandée si leur vie même n’était pas absurde ; ce sont des questions auxquelles je ne peux répondre. Mais si tu savais que durant tout ce temps j’ai eu l’impression d’assister à un très long spectacle, dont je sens le dénouement prochain, tu comprendrais que tout cela est une réelle étude d’une race de laquelle nous ne savions absolument rien. Les humains ne sont pas uniquement des envahisseurs des ténèbres désirant voler notre forêt, ils sont simplement curieux et souvent malades. Chacun d’entre eux, sans exception, possède un handicap auquel il passe son existence à tenter de remédier. Ceux dont l’obsession est d’attaquer notre jungle sont peu nombreux, je dirais même que je n’en ai jamais rencontré. La plupart d’entre eux nous considèrent comme des êtres marginaux et certains nous admirent clairement. Même si je ne vois pas ce qu’il y a à admirer, je leur en suis tout de même reconnaissante. Aucun ne désire véritablement éradiquer la sérénité antique du peuple des viéras, ils tentent seulement de mettre des adjectifs devant notre nom, et cela m’amuse également. Quand je me remémore tes avertissements injustifiés à propos de leur race, je ressens uniquement de l’amertume et une sorte de pitié pour ton aveuglante incapacité à laisser Jote et ses lois de côté. Mais même lorsque j’y pense, je n’arrive pas à t’imaginer à mes côtés, tant les choses que je retiens de toi sont empreintes d’incompréhension et de contraintes. Malgré tout ce que je viens de t’écrire, tu dois encore croire que j’ai laissé au village ce que je ne pourrai jamais retrouver, même en y retournant. Tu te tromperais encore, ma sœur, car si tu estimes être dépossédée de la compagne de tes premiers jours depuis le jour où je suis partie, sache que de mon côté j’ai trouvé une sœur qui m’est plus chère qu’aucun des souvenirs que tu m’as laissés. Pour elle je donne à présent ma vie, et protéger les siens est ma seule hantise. Je t’ai dit que quelques humains admiraient les viéras ; je ne t’ai guère parlé de ceux qui les méprisent. Notre milieu en est plein, comme tu dois le savoir, et pourtant elle m’a abordée comme une salvatrice descendue des cieux ; elle avait en outre beaucoup plus besoin de mes conseils que toi, et je suis aujourd’hui plus fière que jamais d’avoir assisté à son ascension méritée. Elle respectait ma modestie sans chercher à me ressembler, et nous avons marché le même parcours, ensemble mais à différentes allures. J’ai ainsi gardé un peu de mon passé en poursuivant mon métier ici, en plus des formalités guerrières et domestiques, et j’éprouve plus intensément l’honorable sentiment d’avoir accompli une bonne action en aidant de mes talents les membres de sa famille, plutôt qu’en recueillant là-bas une fleur de morbol[Monstre doté de nombreuses tentacules et lâchant une haleine nauséabonde causant des altérations d’état négatives (telles que Poison). Il y en a à proximité du village des viéras]. J’aurai, contrairement à toi, abandonné à ma mort des dizaines d’excellents résultats de mes soins, et j’aurai assimilé un savoir que ton obstination ne te permettra jamais de connaître. Je le répète pour toi : si je devais mourir en cette nuit bénie, j’en serais plus heureuse que quiconque d’odieux qui y aurait accompli les pires forfaits. C’est parce que je suis viéra que j’ai pu aider une femme exceptionnelle, et c’est parce qu’elle est humaine qu’elle m’a permis de connaître le meilleur et le pire de cette race incompréhensible. Notre complémentarité m’a fait ressentir ce que je n’aurais jamais cru de mon temps parmi vous : de l’attachement à une personne si simple, mais si unique. C’est la raison pour laquelle ces siècles de connaissances et de souffrances ont laissé en moi plus d’usures que de blessures, et ces temps agités m’ont fait apprécier la tranquillité de cette course infernale. J’accepte avec dignité votre rejet et votre malédiction, vous n’avez perdu que l’une des vôtres parmi tant d’autres à me suivre, qui n’a jamais souhaité que de rehausser le plus loin possible l’image que le monde a des viéras, ce qui ne se fait pas sans difficultés, comme tout ce que tu as à apprendre dans ton village. Avant de m’en aller, je n’avais pas hésité à parler de mes projets à la propre sœur de votre chef ; elle m’avait à son tour avoué ses fantasmes de vaisseaux et de pirates. Leur sœur, Mjrn, est d’ailleurs la seule qui a réellement dû regretter mon départ, je restais si souvent avec elle ! Fais-lui bien comprendre que je lui lègue tout ce que j’ai appris ici de tendresse. Je sais que je peux compter sur toi. Je n’ai personne d’autre à qui confier mes dernières réponses aux menaces que me fait la forêt. Mon expérience et cette lettre m’ont maintenant permis de dépasser ces craintes et de viser quelque chose de plus salutaire pour la fin de mon existence. J’espère l’atteindre avec autant de bravoure que les « vraies » viéras et toi affronterez votre sort, oubliées à jamais dans cette jungle caverneuse. Alors seulement, nos chemins se retrouveront.

Elle poussa un long soupir puis ajouta :

« Ton enfant de la forêt ».

 

Vayne écrivait avec véhémence, comme si chacune des phrases que traçait sa plume apportait une réponse supplémentaire à son arsenal d’interrogations. Lorsque la viéra s’arrêta, il écrivait toujours, se rappelant chaque mot prononcé pour le transcrire sur le papier. Après quelques instants, il termina enfin et releva la tête.

— Écrivez à Halya, dit-elle d’une voix suppliante.

Le garçon saisit une enveloppe d’un recoin de son bureau et y écrivit le nom indiqué. Puis il y plia la lettre et la cacheta.

— J’y mets mon sceau personnel, expliqua-t-il à la viéra. De cette manière, personne n’osera prendre cette lettre à la légère.

— Je vous remercie.

 

Vayne achevait de retourner l’enveloppe afin de vérifier son état.

— Votre lettre devrait tenir. Je vais de ce pas envoyer quelqu’un la déposer devant la maison de votre destinataire. Il faut absolument qu’elle arrive ce soir.

— Seigneur, j’ai bien peur que la faire parvenir ne soit pas aussi aisé.

Et, comme il la dévisageait avec étonnement :

— Ma sœur habite le village où naissent toutes les viéras, par-delà le Jagd[Large zone d’Ivalice, en majorité sauvage, sur plusieurs continents, et dont le myste empêche la traversée par vaisseau aérien] et tout le territoire de Dalmasca.

— Le Jagd ? répéta Vayne encore moins rassuré. Si même des vaisseaux ne peuvent y entrer, il ne vaut mieux pas que j’envoie un être humain.

La viéra comprit, mais baissa la tête et lui parut terriblement affectée.

— Attendez… dit-il soudain, je connais quelqu’un qui y sera encore plus rapidement qu’un vaisseau et plus efficacement qu’un messager.

Il se dirigea vers son énorme fenêtre, semblable à celle de sa mère, et qui faisait davantage office d’ouverture décorative que de fenêtre, avec ses vitres manquantes et sa taille gigantesque. Vint ensuite ce que la viéra craignait : il se pencha par-dessus le rebord et sembla chercher activement une lumière qui se trouvait au-dehors. Après quelques instants, il ne paraissait pas l’avoir trouvé, mais une expression de colère transformait son visage alors qu’il reculait.

— Qui aurait bien pu avoir l’idée de mettre ces baies[Les baies d’Ixilo ont la particularité d’affaiblir un monstre de lumière] ici ? rouspéta-t-il en retirant du rebord de petites graines sombres. Tu peux venir, à présent !

Vayne avait crié en sortant de nouveau sa tête. Sa voix semblait siffler une douce mélodie sylvestre. Au cri qui retentit en guise de réponse, la viéra sut qu’elle n’aurait point affaire à un envoyé ordinaire.

 

Un énorme oiseau couleur de feu vint battre ses ailes aux reflets dorés près du garçon. Celui-ci parut enchanté et se tourna vers la viéra. Mais elle s’était déplacée vers le fond de la pièce et, pétrifiée et silencieuse, ne quittait pas le rapace du regard.

Son long bec s’ouvrait sur d’effrayantes dents aiguisées et ses yeux, aussi noirs que ses ongles, semblaient vouloir percer Ivalice d’un trait vorace. Le bas de ses ailes et de son abdomen avait, lui, des reflets violets. Ses mouvements étaient vivaces et furtifs, accompagnés d’une mince traînée blanchâtre qui s’évaporait dans l’atmosphère. Lorsque l’oiseau cria de nouveau, la viéra fit de même. En définitive, seules ses ailes lui paraissaient admirables à voir. Vayne, quant à lui, semblait plongé dans une profonde contemplation et couver le volatile des yeux. Il se retourna une nouvelle fois vers la viéra, et, à son visage vide d’expression, la crut moins terrifiée.

— C’est Garuda, lui dit-il sur le même ton qu’il aurait employé pour lui présenter sa fiancée.

La viéra acquiesça et, lentement, s’approcha du jeune garçon. Il caressait doucement le sommet de la tête dorée et souriait à son animal préféré.

— Alors il existe… murmura-t-elle en se réfugiant derrière lui, le gardien légendaire ?

— De quoi parlez-vous ? dit Vayne en souriant. Garuda sert dans toutes les occasions. Amener votre lettre à destination sera un jeu d’enfant.

— Sentia… je veux dire votre mère, ne vous en a-t-elle jamais parlé ? J’ai toujours cru… qu’elle aimait vous raconter ses histoires.

Vayne recula et alla chercher l’enveloppe.

— Bien sûr, répondit-il en marchant vers Garuda. Le gardien des trésors du Roi-Dynaste[Le Roi-Dynaste a amené une époque de prospérité en Ivalice 6 siècles auparavant : l’Alliance Galtéenne. Ses descendants règnent désormais sur les royaumes de Dalmasca et Nabradia, qui forment la région de Galtéa]… Garuda est mon plus précieux trésor à moi et cela me suffit. Tiens…

L’oiseau agrippa la missive à ses pattes crochues, mais refusa de s’en aller. Il continuait de battre des ailes, comme affamé, ou recherchant un indice.

— Il… il ne va pas entrer ? ! demanda la viéra.

— Garuda doit avoir quelque chose à nous dire. Entre là !

De nouveau, la viéra fit quelques pas en arrière. Le rapace, en rabattant ses ailes contre lui, était en effet parvenu à pénétrer à travers l’ouverture d’où il apercevait Vayne. Il s’arrêta au centre, lumineux et immobile, et ses petits yeux ne quittaient pas la viéra.

— Viens là, lui dit le garçon en lui ouvrant ses bras.

La créature de lumière se réfugia sans plus tarder contre son jeune maître, tandis qu’il la serrait et embrassait toutes les couleurs de son plumage. Il plaça ses mains autour puis dans le bec de Garuda ; l’oiseau se contenta de bouger la tête dans tous les sens puis de refermer gentiment sa mâchoire garnie sur la petite main. Près d’eux, la viéra restait incrédule.

— Vous voyez ? dit Vayne à celle-ci. Garuda ne mord pas. Venez, caressez !

Peu enthousiasmée à l’idée de mettre la main sur un volatile, elle accepta néanmoins la requête prononcée par un maître qu’elle respectait.

— Ce plumage est exceptionnellement doux, finit-elle par commenter. C’est un réel être sacré, jusqu’au bout des plumes…

— Ne vous en étonnez pas, répondit Vayne, elles ne connaissent que le ciel jour et nuit. Garuda, lâche ma main…

Une gifle administrée par l’autre main suffit à la libérer, ce à quoi l’oiseau rétorqua fièrement par un coup d’aile sur le dos du seigneur. La viéra crut assister à une scène fréquente et tenta de rester neutre. Confiante, elle dirigea légèrement sa longue main vers le bec de Garuda. Aucune réaction n’arrêta son mouvement, ce qui lui permit de se risquer à entrouvrir la double rangée de lames blanches.

— Allez-y, la pria Vayne. Regardez sa constitution. Peut-être en avez-vous vu des semblables, durant l’un de vos voyages ? Je ne vous croirais pas si vous me disiez que vous craignez ce petit ange…

— Je n’ai pas peur des anges, répondit calmement la viéra. J’ai peur des anges de Sentia.

Cette remarque fit rire le jeune garçon, qui regardait à présent avec de légers soupçons l’inspection des dents du rapace.

— Ses dents sont étranges, reprit la viéra. Et ses plumes, vers la partie violette, n’ont pas la même forme que celles de ses congénères connus. J’imagine que Garuda est une espèce unique. Mais tout de même… ces irrégularités m’intriguent. Malgré son aspect impressionnant, ce corps possède des détails bien trop fins pour un mâle…

— Je ne crois pas que Garuda soit un mâle, l’interrompit doucement Vayne.

Et, comme elle le considérait avec surprise, il poursuivit :

— Ma mère l’a trouvée alors qu’elle était blessée, à la sortie d’un immense désert. Depuis, elle reste à ses côtés, et aux miens. Elle vient nous voir quand elle a trop faim ou quand elle en a envie. Lorsque j’ai besoin d’elle, elle ne vient évidemment jamais… mais en cas d’urgence, je sais la faire venir.

La viéra lui en fut reconnaissante.

 

— Regarde, dit Vayne en se retournant vers son oiseau, qui se tint sur ses pattes à la manière d’un aigle. Tu vas devoir porter cette lettre – il la reprit du sol – au village d’Eruyt, là où il y a beaucoup de viéras ; comme elle – il désigna la viéra – qui se tient devant toi. Tu as compris ?

Garuda lorgna son maître d’une expression bien animale. Vayne soupira et demanda à la viéra :

— Il faudrait que vous lui donniez quelque chose qui la mène à votre village précisément, un objet que vous avez gardé de là-bas. Je la dresse comme un molosse ; elle reconnaît sa destination à l’odeur…

La viéra sembla réfléchir, puis hocha la tête et s’apprêta à sortir.

— Vous m’amènerez bien des éclats de lumière, également ? Si vous n’en trouvez point, allez dans la chambre de ma mère et ouvrez son troisième tiroir. Si on vous questionne, répondez que vous venez de ma part.

— Je m’abstiendrai d’aller dans la chambre de madame votre mère sans sa permission, répondit la viéra en se retournant.

— Pourquoi ? Je le fais bien tous les jours, fit-il remarquer en souriant.

La viéra, qui mettait de nouveau le pied dans le couloir, se tourna vivement.

— Que dites-vous ? Depuis quand entrez-vous ainsi dans la chambre voisine ?

— Depuis cette année seulement… répondit le garçon après un temps de consternation devant la face blême et sévère ; ce n’est jamais que pour prendre une feuille, un éclat, ou jouer de son piano... je ne vole pas des choses importantes.

Le visage de la viéra se calma enfin.

— Je sais ce qu’il en est, dit-elle avec douceur. De tous les enfants d’humains qu’il m’a été donné de connaître, vous êtes bien le dernier que j’accuserais d’un tel forfait.

Elle sortit de la salle et revint après quelques minutes.

Présentant un petit objet blanchâtre à son maître, elle s’agenouilla devant l’oiseau qui ne l’effrayait plus du tout. Vayne la remercia et tendit à Garuda l’éclat qu’elle absorba avec gourmandise. La lueur sacrée se répandit dans tout ce qui la constituait, et elle ne regarda plus le monde que du regard de la reconnaissance. La viéra mit alors devant son bec une longue flèche, elle aussi étincelante, dont le bois était en réalité parcouru par intermittence de petits éclairs.

— Qu’est-ce que c’est ? questionna Vayne.

— Une flèche de mon village, expliqua-t-elle en la posant à terre. Les plus expérimentées d’entre les guerrières et les apothicaires créent ensemble ce genre ultime de munitions. Ce ne sont pas de simples flèches élémentaires, elles renferment un pouvoir exceptionnel. D’ordinaire, même les gardes sylvestres d’élite n’y ont pas droit… leur fabrication demande plus d’application que de temps, et rares sont celles qui réussissent dans cet art, rares sont donc aussi les flèches créées. On ne les utilise une seule fois qu’en cas d’extrême nécessité, pour protéger la personne qui nous tient le plus à cœur. Ma sœur aînée m’en a donné deux avant mon départ… Celle-ci a été utilisée au moment approprié, mais a gardé toute la senteur et la fraîcheur de la jungle. Elle fera un bon repère pour Garuda.

 

Le garçon sourit et regarda l’oiseau porter tour à tour la flèche vers la droite et la gauche avec son bec. Il n’avait jamais vu de flèche si brillante et solide. Sa puissance lui paraissait parcourir la pièce et même la fenêtre ; son corps était parcouru de sortes de douces vibrations. Toutefois un détail l’inquiétait.

— Il me semble que ce ne soit pas suffisant pour lui indiquer votre destinataire. Il doit y avoir de nombreuses branches telles que celles-ci dans la jungle.

— Dans ce cas, conclut la viéra en se levant une nouvelle fois, il faut que j’apporte un autre objet grâce auquel elle ne pourra jamais se tromper.

L’objet en question était une sorte de pichet fermé, empli d’un liquide rouge foncé qui lui rappela à la fois le sang, la fleur rare de son balcon et le drapeau d’Archadia.

— Il n’y a que ma sœur pour fabriquer de pareils philtres, ajouta la viéra avec une sorte d’amusement.

— Passez-le-moi, je le donnerai à Garuda, dit-il en tendant son bras.

Mais la viéra se renfrogna, comme violemment offensée, et attira la fiole vers elle.

— Il vaut mieux que vous n’y touchiez pas, Seigneur.

Vayne n’insista pas et recula pour la laisser coincer la liqueur entre les doigts du rapace. Lorsqu’elle la passa sous son nez, il crut sentir une odeur familière, mais il ne s’en rappelait guère l’origine. Tout ce dont il se souvenait, c’était que cela avait un rapport avec sa mère – comme la plupart des choses qu’il connaissait, aurait dit cette chère Drace. Garuda saurait-elle faire le lien entre le liquide et la forêt des viéras, ou jugerait-elle l’objet comme une gêne dont elle se débarrasserait à la première occasion ?

— Je vous préviens qu’elle risque de la faire tomber en chemin, prévint-il en fixant Garuda.

— Si c’est de la bouteille que vous parlez, Seigneur, il vaut mieux pour elle qu’elle la fasse tomber dès qu’elle l’aura assez sentie.

— Est-ce… un poison ?

La viéra baissa ses yeux vers le sol puis se leva.

— Toute consolation peut aisément se transformer en poison, répondit-elle d’une voix adoucie ; ne l’oubliez jamais. Vous pensez avoir trouvé la formule de la force et du bonheur, les vôtres et ceux d’Ivalice, puis vous vous retrouvez, affaibli et perdu, sans en savoir la raison ni avoir éprouvé la transition entre les fantaisies et la vérité.

Vayne se tourna vers elle, pensif.

— Mais la lettre ? demanda-t-elle ensuite.

— Ne vous inquiétez pas. C’est le seul objet dont j’ai réussi à lui faire connaître la valeur. Elle a l’habitude d’en porter chez ma mère… mais parfois, elle se trompe et je vois ses ailes l’emmener ailleurs, vers les étages inférieurs. Par moments, je songe que l’époque du Roi-Dynaste n’était pas une époque très intelligente…

La viéra sourit.

— Les animaux sont souvent plus guidés par leurs souvenirs que par leur bon sens. Je suis rassurée de savoir cette lettre entre de si bonnes pattes. Croyez-vous que Garuda soit déjà allée à la jungle de Golmore[Abritant le village des viéras, et là où se trouvent les morbols] ?

— Si vous avez le moindre doute, je peux grimper sur son dos et elle m’y conduira avant que vous n’ayez desservi le dernier dîner, répondit Vayne en se dirigeant vers la fenêtre.

Elle courut vers lui et le tira par son épaule :

— Je n’ai pas besoin d’autres inquiétudes… je vous crois sur parole.

A son grand soulagement, le garçon sembla se raviser et vérifia le soin que paraissait accorder à la lettre sa messagère. Le flacon dans une patte et la lettre dans une autre, celle-ci paraissait avoir changé, son bec refermé et ses yeux brillants de détermination.

— Elle ira la porter sans plus tarder, confirma le garçon d’une voix grave.

Et, lui prodiguant une ultime caresse, il l’aida à se hisser sur le rebord de l’ouverture et la vit déployer ses ailes vers le soleil couchant, dont la couleur des rayons se confondait avec toutes celles du pelage de l’oiseau sacré.

— Vole ! lui cria Vayne en penchant sa tête par-dessus le dernier emplacement de ses pattes.

 

Lorsqu’il se retourna, elle lit sur son visage l’expression de la crainte.

— Le soleil se reflète sur ses ailes, murmura Vayne, le regard dépourvu de cible. Mais je ne sais s’il la guidera assez loin…

— La nuit lui sera favorable, lui affirma la viéra. Rien ne pourra…

Elle s’interrompit brusquement. Le garçon la dévisagea immédiatement et remarqua que l’une de ses longues oreilles pivotait vers la fenêtre et remuait faiblement.

— Qu’y a-t-il ?

— Le cri !… Ne l’entendez-vous pas ?

Vayne secoua la tête.

— J’ai entendu le même de la part d’autres garudas… des faux, bien sûr. Loin de mon village, dans une terre froide et impitoyable… la peur et la mort les enveloppait, et en expirant ils poussaient exactement le même cri.

— Non… !

La viéra dut le rattraper de nouveau tandis qu’il se précipitait vers le dernier lieu d’où il avait aperçu Garuda avant qu’elle disparût entre les nuages.

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R.Azel
Posté le 05/02/2024
Si je comprends bien, les Viéras, ici, sont un peu semblables aux Hamadryades de la mythologie grecque ? (je dis bien : un peu). ^_^

Un bel échange sur ce chapitre, bien qu'on soit un peu surpris au début par la présence de cette... créature peu commune. Et au bout du compte, on se retrouve sur une fin qui laisse un peu sur sa faim. ^_^' Ce qui incite à poursuivre. o_~
Ety
Posté le 05/02/2024
Merci beaucoup ^.^ Cette scène fait 2 chapitres. Les hamadryades ont l'air de dépendre d'un arbre en particulier, alors que les viéras ont ce concept global de "forêt" (une jungle en réalité) selon lequel elles doivent vivre et mourir, tout en ayant techniquement la possibilité de s'enfuir et croire en d'autres choses (la preuve ^.^). Je crois qu'ils se sont plutôt inspirés des Amazones pour les viéras: peuple de guerrières fières qui se bat à l'arc. Vive Garuda héhé :p
R.Azel
Posté le 05/02/2024
En effet, les Hamadryades sont une variété de Nymphe qui sont attachées à un arbre. Un chêne, en générale. Mais elles veillent également sur tous les arbres environnant. Là, c'est évident que la Viéra n'en est pas une. C'est surtout son aspect et ses "doigts branches" qui m'ont fait penser cette variété de Dryades. o_~
Pour les Amazones, il n'est pas impossible qu'ils s'en soient inspirés, comme beaucoup d'autres histoires l'ont fait depuis au moins 800 ans avant J-C. ^_^
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