Chapitre 7

Par Ety

— Je ne crois pas que Garuda ait succombé si vite, dit la viéra ; les mouvements de ses ailes contre les particules de l’air me sont encore parvenus après avoir ouï son cri. Cela paraît moins avoir été un hurlement de douleur qu’un avertissement.

Vayne relâcha ses membres et s’assit lourdement sur son lit.

— Il n’y a plus que cela, autour de moi, laissa-t-il échapper dans un soupir désespéré, des avertissements.

— Qu’avez-vous entendu, de votre côté ? Je me ferais un plaisir de vous aider à interpréter vos mauvaises visions, Seigneur.

— Ce ne sont pas des visions qui s’interprètent, marmonna-t-il en serrant les poings. Ce sont les signes même de la fin de tout ce que je n’ai pas mérité. Ce sont mes frères… j’ai l’impression qu’ils cherchent à mettre un terme à la souveraineté de l’Impératrice sur Archadia.

La viéra resta sans voix, mais ne lui parut pas surprise.

 

— Tant de menaces et de manigances… je les oublierai bien vite, mais ce qu’ils comptent préparer, d’encore plus diabolique qu’auparavant, ne semble pas être affaire à s’oublier. Maintes fois j’ai cherché à savoir exactement de quoi ils se plaignaient, mais ce n’étaient jamais qu’insultes, menaces et rires. Ils rient sans arrêt de leur nouvelle invention. Ils rient comme s’ils étaient certains de la disparition prochaine de ma mère…

— Tant qu’elle nous aura près d’elle, Son Altesse ne risque rien de la part de personne. Avec autant de juges, et moi… je répète que je donnerais ma vie pour protéger ce qu’elle a de plus cher ; quant à la sauver elle-même, je ne sais pas ce qu’il m’est possible de faire dans ce but, mais sachez que je renierais tout et que j’utiliserais mes dernières forces pour retourner la pire roue qui puisse changer son monde.

— Vous ne savez pas quoi faire, et je ne le sais pas non plus parce que nous sommes impuissants, expliqua Vayne dans un gémissement angoissé. Eder et Phon préparent de nombreuses personnes à leur entreprise, j’ai déjà aperçu bon nombre de nobles entrer dans le cabinet d’Eder-Cilt. Et Drace… elle me paraissait déjà plus distante par le passé, mais en ce moment elle défend plus farouchement que jamais mes deux frères, et semble vouloir me repousser quelque part d’où elle ne pourra plus entendre parler de moi. Elle les aide et approuve tout ce qu’ils font, tout en dénigrant mes soupçons malsains.

— Ma maîtresse ne fera jamais partie d’une entreprise visant à renverser ou tuer votre mère, je vous en réponds, assura la viéra. Le juge Drace peut parfois vous paraître distante ou méprisante, car elle n’extériorise point toute la bonté pour Sentia qu’elle a dans le cœur, mais au fond d’elle il n’y a rien de plus vrai.

— Comment vous croire, après ce que j’ai vu ?

 

La viéra réfléchit un instant à ce que devait penser son maître, puis répondit :

— Vous songez sûrement à ce que m’ont raconté les valets ce soir, cette empoignade fraternelle… Ma maîtresse n’a rien dit dans de mauvaises intentions ; elle se sent au contraire tellement proche qu’elle tend à s’infiltrer dans les affaires personnelles de votre mère. Quant à celle-ci, il faut vous habituer à son tempérament, Seigneur. Vous savez qu’elle lève la main sur tout ce qui lui semble bon.

— Oui, elle me tape également, j’en ai l’habitude. C’est simplement que j’ai vu dans les yeux de Drace… une rage flamboyante, avant qu’elle ne s’approche.

— N’y voyez rien, sourit la viéra, ces yeux sont aussi stables que l’eau de la mer. Elle et votre mère ont gardé un instinct puéril, malgré leur âge humain fort avancé. L’une comme l’autre a besoin de son enfance ; l’une parce qu’elle fait sa force, et l’autre parce qu’elle n’a pas eu le temps d’en avoir. Soyez assuré que le juge Drace, tout comme moi, sauterait dans un gouffre la tête la première pour sauver Son Altesse ou vous.

Vayne restait perplexe.

— Cependant elle voue une adoration certaine à ceux qui vous effraient, comme vous le savez, et ce parce que, une fois de plus, elle voit en eux une bonté que d’autres ne sauraient voir. Je ne vois aucune autre explication à son intérêt pour vos deux jeunes frères, conclut la viéra.

— En attendant, soupira le garçon, lassé de réfléchir à une Drace méconnaissable, ils sont peut-être très jeunes par rapport à vous[L’espérance de vie des viéras se compte probablement en centaines d’années], mais ils le sont moins que moi.

— Ils le sont parfois plus qu’ils ne le paraissent, lorsque je vous compare comme j’ai tendance à le faire très souvent. Leur trop grand intérêt pour la succession d’un père qui, je l’espère, vivra encore très longtemps avec ses quatre enfants, les aveugle et fait pénétrer dans leur cœur quelque chose qui ressemble à du narcissisme. Chacun, à sa manière, prend soin de sa petite personne – Phonmat, dans les salons ; Eder-Cilt, dans les laboratoires – et se prépare à un événement qui ne devra arriver, avec la bonté du temps, que dans très longtemps. Sans compter qu’ils ont, dans ce but, déjà déçu plusieurs fois leur lignée en n’étant pas en paix avec eux-mêmes... Ils sont, par rapport à cet événement, extrêmement jeunes, extrêmement ignorants, et l’un comme l’autre, malgré ce que craint votre mère ou même votre père, n’est apte à monter sur le trône d’Archadia dans son état actuel. L’oiseau qui se mire trop longtemps dans l’étang finit toujours par y tomber.

— Père sait qu’ils ne pensent qu’à ça ? s’étonna Vayne.

— Vous savez que ma maîtresse me confie tout… Son Excellence a conscience de l’avidité de ses aînés mais est persuadé de leur bon sens. Penser à s’approprier leur future fonction est déjà très malhabile de leur part, mais agir en ce sens… croyez-moi, Seigneur, il n’est pas bon de croire tout ce que vous entendez à travers les portes, et je n’estime aucun cauchemar de ce genre susceptible de se produire ici de leur propre initiative, bien que j’aie passé plus de temps avec Sentia… votre mère, qu’avec Éphédrine.

Le garçon se rappela avec ardeur la remarque de son frère.

— Dites-moi, je vous en prie… ma mère n’aurait pas fait cela ? Je veux dire… ce n’est pas elle qui a tué Éphédrine, ce ne serait pas sensé.

La viéra se tut un instant puis reprit d’une voix sévère :

— Qui vous a mis de telles idées en mémoire ?

— Je ne sais pas, mentit Vayne. Je sais seulement qu’elles sont fausses.

— C’est une très grave chose qu’il y en ait encore parmi nous qui croient au plus gros mensonge de l’humanité, reprit-elle sur le même ton. J’étais là le jour où la pauvre fille est morte, Sentia la tenait dans ses bras au moment où elle rendait son dernier souffle. Je peux vous dire qu’elle a non seulement essayé de la secourir, avant et après sa mort, mais encore que ce décès l’a profondément affectée dans les années qui suivirent, malgré le timbre désinvolte qu’elle s’efforce aujourd’hui de prendre pour en parler. Ce fut une époque tellement difficile qu’elle n’a pas trouvé d’autre moyen d’en effacer le souvenir funeste. Toute ma pitié de viéra s’en est allée chez cette fragile créature, au cours des rares moments où je l’ai vue à l’action. Éphédrine était seulement folle – pardonnez, c’est l’impact du vocabulaire du juge Drace –, je veux dire, malade, très malade, mortellement malade. Elle fait partie des plus malades humains qu’il m’ait été donné d’étudier, et c’est cela qui m’accorda ce sentiment. C’est cela aussi qui a précipité sa fin, et rien d’autre. Celui ou celle qui vous aurait fait un autre témoignage, surtout s’il comporte une quelconque action de votre mère, n’est qu’une vilaine langue qui ne voit dans cette version que son intérêt. Croyez-en une viéra qui en a fait sa vie : les seules personnes aptes à vous parler d’Éphédrine sont le juge Drace et votre mère, en dehors de moi-même, du côté des femmes ; le juge Zecht et le prêtre qui l’a élevée, du côté des hommes. Tout autre qui prétendrait mieux connaître la défunte Muréna commet une faute difficilement pardonnable, car la malheureuse n’a guère eu de vie qui n’eût pas mérité de vengeance.

— Je vous crois, affirma Vayne en hochant respectueusement la tête. Je suis simplement inquiet que d’autres ne le croient pas.

— Il faut les oublier, Seigneur, suggéra doucement la viéra. L’avenir les punira.

 

Le garçon abaissa son regard vacillant tandis qu’elle reculait lentement vers la porte. La fougue dont elle avait usé pour parler de la morte ne s’était point dissipée encore, ses poings et ses yeux se fermaient de dépit.

— Depuis que je suis entrée au service du juge Drace, ajouta-t-elle d’une voix forte et sourde, votre mère a pu penser que je l’ai quittée totalement, que je ne vis plus que pour écouter sa collègue, mais c’est faux… Ces deux femmes ont un tempérament que je m’applique à étudier avec autant d’intérêt, et mon éloignement de la vie privée de l’Impératrice ne m’a jamais empêchée de continuer à réfléchir à son intérêt et à ses actions. Loin d’elle, je repense à autrefois et près de Drace, je songe à l’avenir. C’est ce qui me permet de m’éloigner de ma condition. Et s’il fallait que j’agisse pour mieux m’en acquitter, pour mieux la protéger, ce soir…

Sa détermination perça une dernière fois le voile de sa mémoire à travers un geste transporté vers l’ouverture géante de la chambre, un lever incontrôlé de ses bras vers le ciel rouge, et pour finir un très long soupir abattu.

Vayne, ayant relevé une tête intriguée, regardait ce singulier spectacle et, les yeux et les pensées fixes, soupira à son tour.

— Il ne faut pas vous lamenter, lui dit-il d’un ton qu’il voulait compatissant. Ma mère n’écoute plus rien, ces temps-ci ; elle paraît occupée d’une toute autre affaire que celles qui lui suffisaient jusqu’à présent. Il n’y a pas même moi qu’elle reconnaisse…

La viéra, qui comme toutes les anciennes servantes connaissait le culte mutuel que se vouaient la mère et le fils, fut surprise de cette nouvelle et tenta de s’imaginer la chose. Afin de l’aider, Vayne lui décrivit en quelques mots la relation nouvelle qu’elle comptait établir avec lui :

— Oui, elle me fait peur en disant que je dois être à tout prix celui qui lui succédera, comme si mes frères auraient raison d’elle demain et qu’elle disparaîtrait ! Elle ne compte même plus me voir, j’en suis sûr ; trop absorbée par ses invités et ses projets. Que suis-je au milieu de tout cela ? Rien pour une mère qui a accompli son rôle éducatif et affectif. Et elle paraît encore moins s’inquiéter de l’enfant qu’elle porte qu’elle ne s’inquiète de moi.

Si la viéra savait rire, il était persuadé qu’elle rirait en cet instant, enchevêtrée au milieu d’une gêne indicible, d’une naïveté insoupçonnée et d’une situation digne d’un humain. Mais elle se contenta de sourire, montrant ses dents affilées, et de plisser son visage dans un trait de profonde amitié.

— Votre mère, expliqua-t-elle de sa voix lente, en vous faisant ce discours, ne cherche pas à s’éloigner de son fils, mais à lui cacher sa proximité qui s’accroît chaque seconde. Aussi longtemps que je vivrai, je vous confirmerai qu’elle vous aimera comme elle vous a toujours aimé et vous accueillera dans ses bras comme au premier jour où elle vous a allaité, et après également. Il n’y a rien à craindre de ce côté-là. Sa requête, si je comprends bien, est celle de toutes les mères et de tous les humains : que son enfant connaisse la solitude, celle qui assagit et qui fait réfléchir plutôt qu’agir, celle qui rend misérable et dont on ressort toujours plus fort. Elle ne supportera pas de vous couver éternellement, comme un oisillon dont les ailes finiront par se briser. Il faut que vous appreniez à vous en servir, et que vous vous en serviez avec justesse ; alors seulement son sourire de mère apaisée apparaîtra, et elle pourra mourir tranquille. Ne blêmissez guère, Seigneur : il vous faudra des années et encore des années pour que ce que je dise s’accomplisse, et durant ces années il se passera d’autres choses encore, des choses que ni moi ni Sentia ni personne ici n’auront vécues. C’est parce que vous aurez trouvé votre force, votre source personnelle de confiance et de patience qui vous fera avancer à pas de plus en plus grands que vous devrez apprendre à réguler afin de toujours mener votre pays dans des voies sécurisées. En vous blâmant par ces paroles, Sentia se blâme elle-même car elle sait que cette souffrance vous sera bénéfique à tous les deux. Je crois, comme vous, qu’elle a perdu sa constance avec le temps et qu’elle ne tiendra plus compte d’évènements comme la naissance de son prochain enfant. Cependant elle n’aura de cesse de penser à vous car vous avez été tout ce qui a régulé sa vie à elle. Vous comprendrez ces phrases un jour… Il est regrettable pour un jeune enfant comme vous de se sentir entièrement absorbé par une vie de palais où tout n’est que guerres et injustices dans un monde qui se veut meilleur, et vous devez penser qu’il aurait été préférable que vous ayez vécu dans une famille resserrée où vous auriez pu constamment trouver votre place. Songez seulement qu’en ayant pour mère la femme de l’Empereur, vous avez une parente admirable de dynamisme et de générosité, qui a su malgré son devoir politique accorder une place de choix à la formation de ses enfants, place dont je n’ai jamais vu la pareille chez tous les Solidor qui ont défilé ici. Vous êtes grâce à elle un être parfaitement accompli : Drace me répète souvent qu’il y a longtemps que vous avez acquis la vigueur et le savoir nécessaires à la conduite de votre propre vie ; c’est la raison pour laquelle elle trouve la jonction de votre mère superflue. Mais l’une des graines qui vous manquent est celle que vous ne pouvez deviner, celle qui grandira dans l’ombre de l’arbre de Sentia Solidor, avec tout ce que ce nom représente pour toutes les paires d’oreilles d’Ivalice. Car si cette femme est incontestablement votre mère, sa situation est telle qu’il est nécessaire de prendre du recul, d’oublier même son propre enfant – je ne parle pas de vous – pour se concentrer sur le fait qu’elle est aussi la mère de tous les Archadiens, tous ceux qu’elle a aidés ou qui ont besoin de son aide. Ses décisions sont à l’origine du nouveau pays qui renaît de ses cendres, une nation diversifiée et unie autour de la connaissance, de la technologie, de l’autorité et de la discipline. Chaque pierre qu’elle apporte transforme une facette des multiples visages de l’Empire, et chaque moyen qu’elle utilise doit être enseveli sous l’efficacité des résultats. Sans ses perpétuelles réunions, auprès des juges, auprès des dirigeants étrangers, auprès des communautés représentatives du peuple qui la sert et qu’elle sert, vous seriez peut-être un enfant plus comblé mais votre bonheur entacherait le progrès de ce pays et de votre personnalité. Puissent-ils ne jamais se rencontrer…

Vayne resta un instant à contempler la longue chevelure blanche de la viéra et méditer ses paroles.

— Peut-être a-t-elle raison, après tout. Peut-être est-ce la meilleure manière pour moi de grandir.

— Elle ne sera pas toujours absente, rassurez-vous, dit la viéra d’une voix un peu gênée. Elle pourra toujours vous entourer de ses conseils et son affection. Mais pour ce qui est de votre vie quotidienne, il me semble qu’elle a décidé de vous laisser la gérer seul.

— C’est si étrange ! s’exclama-t-il dans un soupir en prenant son visage entre ses mains. Je n’ai pas l’habitude de donner des ordres.

— Si ce sont eux qui vous ennuient, vous n’avez qu’à me les transmettre, suggéra la viéra.

— Vraiment ? s’étonna-t-il en scrutant son visage. Je ne vous croyais pas autoritaire.

— Moi, non, effectivement. Mais vous oubliez ma maîtresse.

 

Lorsque Vayne plissa les yeux, elle eut de nouveau un sourire taquin.

— Pourquoi pas ! Cela promet d’être drôle, reconnut le garçon.

Mais bien vite il se renfrogna, pivota la tête frénétiquement de droite à gauche et demanda d’un ton chagriné :

— Ainsi ma mère ne risque rien de la part de mes frères, vous en êtes sûre ? Drace n’est donc auprès d’eux que pour les surveiller et vérifier qu’ils ne font rien de mal ? Elle n’oserait jamais les encourager à se rebeller contre l’Impératrice ?

— Le juge Drace ne reste pas avec vos frères pour les surveiller, avoua la viéra d’un ton sans équivoque. Drace aime beaucoup votre frère aîné, et elle lui plaît bien également.

— Oui, je le sais, grommela Vayne en regardant le mur. Elle aime tous les jeunes de la ville sauf moi.

— Ils travaillent ensemble dans diverses affaires, et il ne s’agit plus pour elle de les surveiller comme dans le passé. C’est peut-être malheureux, mais ils ont grandi. Cependant, je vous répète que pour aucune raison, ma maîtresse ne saurait accepter d’aider vos frères dans une telle conspiration.

Le visage de Vayne se détendit légèrement.

— Je ne détiens pas le monopole de la vérité, reprit-elle de sa voix calme, malgré mes dons de viéra, à savoir l’observation et la patience. Et je ne m’immisce pas dans la vie privée du juge Drace plus que nécessaire. C’est pourquoi vous ne devez pas considérer mon avis comme une certitude, mais comme une quasi-certitude, qui relève, en ce qui me concerne, de l’évidence.

— Je comprends, dit Vayne en prenant une voix douce également. Je vous fais entièrement confiance.

— J’en suis honorée, Seigneur.

 

Elle s’inclina, examina une dernière fois la pièce et, paraissant satisfaite, s’apprêta à la quitter.

— Revenez une minute, s’il vous plaît ! s’écria soudain le jeune seigneur.

La viéra fit un pas en arrière et lui sourit.

— Votre... votre sœur, Halya... bégaya-t-il. Est-elle la personne à qui vous tenez le plus ?

Elle fit tourner son long corps et ses yeux se baissèrent. Après un bref instant, elle se retourna et déclara :

— En tant que viéra, je n’ai aucun mal à concevoir ce sentiment que vous appelez amour, mais j’en ai à l’éprouver. Ma sœur a commis une terrible erreur envers moi en ne pardonnant pas mon départ. Pour elle, évidemment, l’erreur vient de moi, mais j’ai tenté de lui expliquer mon point de vue à travers la lettre que, j’espère, elle lira un jour. Et... malheureusement, à mon tour, il m’est impossible de lui pardonner. J’en... j’en attendais simplement plus de la part de mon aînée. Plus qu’un rejet et un refus de me présenter de nouveau à la communauté des viéras. Mais ce qui est fait est derrière moi, j’ai appris ici à ne viser que l’avenir, bien que je garde un œil impitoyable sur certains actes du passé. Non, la personne à qui je tiens le plus, celle qui m’a le plus appris et qui m’a le plus motivée à me battre pour exister, est sans doute Son Altesse votre mère.

 

Elle lui jeta un regard qui lui rappela énormément celle qu’elle venait d’évoquer.

— Et vous, par extension.

— Je vous remercie, dit-il très vite, le visage rosissant. Et, s’il vous plaît...

— Oui ? Je vous en prie, Seigneur, dit-elle après l’instant de silence qui s’était ensuivi.

Il releva sa tête et la fixa dans l’or de ses yeux :

— Et Drace ? Croyez-vous... croyez-vous qu’elle me déteste ?

Cette fois-ci, le sourire de la viéra s’élargit jusqu’à faire apparaître ses canines. Ses oreilles de lapin bougèrent, l’une en avant, l’une en arrière.

— Le juge Drace est dure, beaucoup plus que ne l’est votre mère aujourd’hui et plus encore que votre mère avant que vous ne veniez au monde. Elle a vécu toutes sortes d’embarras qui ne lui ont pas rendu la vie très facile. Depuis qu’elle officie ici, sa situation et son caractère se sont grandement améliorés, mais comme vous pouvez le constater, elle a gardé une sorte de fierté farouche qui masque la bonté de son cœur.

— Je ne le constate que trop... si seulement vous aviez pu entendre ses commentaires à mon sujet, tout à l’heure...

— Elle ne l’a fait que pour irriter votre mère. Je n’ai certes pas entendu ses mots, mais quoi qu’il en soit, je suis persuadée qu’ils sont fortement exagérés. Ma maîtresse n’a rien de spécial contre vous, mais possède la fâcheuse manie de rendre ses paroles bien plus blessantes que ses pensées. C’est là l’un de ses rares défauts. En tous cas, Seigneur, je ne sais si elle vous apprécie un peu ou énormément, mais je sais que si vous étiez son fils à elle, elle vous chérirait au moins autant que votre mère.

— Vous en êtes sûre ? questionna Vayne hébété.

— Absolument, acquiesça-t-elle. Sans pouvoir le prouver, je peux vous dire qu’il y a une part en elle qui est... jalouse de Son Altesse. Non en tant qu’épouse de l’Empereur, mais en tant que mère. Elle n’a jamais pu avoir d’enfant, à cause de son travail ici, et de quelques incompatibilités physiologiques, mais elle a beaucoup d’estime et d’attachement pour les enfants, qui selon elle délimitent les changements de l’avenir. Elle a même demandé personnellement à Son Excellence la garde de son futur enfant, ce qui lui a été accordé.

— Elle... elle a vraiment demandé cela !? cria-t-il, sa face de nouveau consternée.

La viéra acquiesça une nouvelle fois.

— Mais ne vous en inquiétez point, Seigneur, ajouta-t-elle d’une voix teintée d’ironie, ma maîtresse restera à votre service pour toutes les fois où vous aurez besoin d’elle.

— Oh, oui... fit-il en levant les yeux au ciel. Je l’espère bien.

 

Le ciel en lui-même était à présent noir. La viéra le contempla quelques instants également. L’image d’une forme dorée traversant l’horizon amenait une douce chaleur dans la poitrine de Vayne.

— Votre mère a quitté ses appartements pour la soirée, c’est cela, Seigneur ?

— Oh... oui, répéta-t-il en se tournant vers elle. Elle se trouve en ce moment avec des invités.

— Merci, Seigneur.

Elle posa un pied en dehors de la chambre puis ajouta d’une voix intimidée :

— Excusez ma question, Seigneur... mais pouvez-vous m’informer de l’identité des invités du jour ? Je... je suis totalement consciente que mon rang au sein du Palais ne requiert absolument pas que je sois au courant des amitiés qu’entretient Son Altesse, cependant... il m’a semblé entendre entre les couloirs une drôle d’affaire entourant ceux qui doivent voir votre mère aujourd’hui, et j’aimerais en avoir le cœur net.

Dès qu’elle eut posé sa question, Vayne s’était tenu le menton et avait abaissé son regard, réfléchissant à la réponse.

— Oh, vous savez, amitiés ou affaires, ma mère traite tout avec le même entrain. Laissez-moi un court moment, je viens d’entendre ce nom tout à l’heure... c’est le juge Drace en personne qui est venue l’annoncer à ma mère.

Tout à coup, la viéra parut hautement stupéfaite, sourcils haussés et bouche ouverte, et attendit l’information avec intérêt.

— Il s’agit... il s’agit...

— Peut-être était-ce plusieurs personnes au lieu d’une seule ? C’est ce qui se fait, d’ordinaire. Un groupe, appartenant par exemple à une association, vient demander des faveurs à Son Altesse. Peut-être encore s’agit-il d’un invité commun avec ceux de votre frère aîné...

— Je sais ! s’écria soudain le garçon. Il s’agit du docteur Cid !

La viéra referma sa bouche.

— Vous le connaissez ? ajouta le garçon, tout sourire.

Mais la viéra ne répondit pas ; elle fixait le vide, son visage soudain empreint d’une immense tristesse. Elle finit par baisser sa tête vers lui et prononcer d’une voix rauque :

— Je... j’en ai entendu parler.

Elle plaça ses longs doigts dans l’encadrement dans la porte et déclara, avec un peu plus d’assurance :

— Je m’excuse, Seigneur, je dois vous laisser. Puisse votre nuit être aussi radieuse que le chemin qu’elle a tracé pour vous.

— Oh, c’est... c’est gentil. Je vous souhaite une aussi agréable nuit.

Il acquiesça légèrement, avant de voir la viéra lui lancer un dernier regard accompagné d’un demi-sourire, puis disparaître du treizième étage.

 

La viéra avait rarement paru aussi pressée. Tous les gestes qu’elle faisait étaient francs et précis, mais accomplis avec lenteur, et, selon lui, avec élégance également. Il avait été mille fois témoin des médisances qu’on lui accordait pour toutes les raisons imaginables : sa nature de viéra, ce qui impliquait sa grande taille, ses oreilles de lapin, ses pattes de félin, ses yeux retroussés, son accent traînant ; mais aussi son teint foncé, ses habits très légers et sa proximité avec les deux femmes d’État. Tout était sujet à drôleries régulières, face à elle comme dans les couloirs, et tout cela l’avait profondément agacé.

Si elle n’avait pas été là, Vayne n’aurait pas pensé grand-chose des viéras ; il aurait peut-être pensé que c’était un peuple de guerrières bornées recluses dans leur village éternel, sans capacité à supporter ce qui se trouvait en dehors de la jungle de Golmore. Mais cette viéra-ci, comme Sentia le lui rappelait sans cesse, était très différente, alors qu’ils auraient pu recevoir une viéra ordinaire. Elle possédait en définitive une force de recul, un courage et une patience à toute épreuve, et c’est ce qui avait poussé l’Impératrice à ne mettre aucune barrière entre tout ce qui constituait son environnement à elle, et l’enfant de la forêt.

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R.Azel
Posté le 08/02/2024
Pas très commune à notre monde "réel", mais particulièrement réconfortante cette Viéra. M'enfin, comme elle l'a bien précisé, ses visions des faits ne tiennent que de la logique. Donc, à voir ce qu'il adviendra de la suite. ^_^

*Sur le dernier dialogue de Vayne, "Je vous souhaite aussi une agréable nuit" au lieu de "une aussi agréable nuit". Sauf s'il y a une suite telle que : "Je vous souhaite une aussi agréable nuit que la mienne". Ce accentuerait et clarifierait le sens, à mon avis. o_~
Ety
Posté le 08/02/2024
En effet la viéra ne parle pas sans savoir, et son opinion tient de la logique, mais ce roman a-t-il l'intention de respecter la moindre logique? Là est la question...
Merci pour la correction! Je pensais à "une nuit tout aussi agréable" (tel que tu le vois, Vayne a du mal à tout ramener à sa personne donc pas de "que la mienne"); j'aurais dû écrire ça pour éviter le comparatif à l'ensemble vide ^^
R.Azel
Posté le 08/02/2024
Comme bien peu de chose semble vouloir respecter un minimum de logique, même dans notre monde, j'aurai assez tendance à répondre par un "non". Mais n'sait-on jamais ! Ça laisse au moins une place au doute. Ce qui, de mon point de vue, est un aspect positif susceptible de pousser le lecteur à poursuivre, afin de savoir. ^_^

Ça me paraissait en effet étrange comme sortie. D'autant plus qu'il n'est pas certain que sa nuit soit bonne pour l'instant. Mais en gardant l'idée qu'elle le sera, "Je vous souhaite une tout aussi agréable nuit" clarifierait les choses. Mais ce n'est que mon opinion, hein ! o_~
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