Pour la première fois, Baptiste passe Noël avec la famille de Sofia. L’année prochaine, ils iront de son côté à lui. Mais pour l’heure, c’est Baptiste qui découvre les traditions des Materas. Les petits-roulés aux saucisses et au fromage de Tatie Rosaline qui coupent la faim de tout le monde avant d’avoir attaqué la première entrée. La rétrospective annuelle de Mamie Gertrude, qui finit toujours par conclure qu’il fait bon d’être tous ensemble, sans manquer une dédicace à Papi René, qui aurait adoré être ici avec eux et doit être content, là où il est, de savoir que les traditions continuent. Le père de Sofia, Miguel, qui goutte religieusement chaque nouvelle bouteille de vin que l’on ouvre pour conclure après son petit cérémonial qui s’achève par une trop grande gorgée pour l’exercice qu’il est très bon. Tatie Rosaline s’empresse alors de servir d’abondants ballons à chacun. À Sofia, avant de la servir, elle adresse à présent une question silencieuse, d’un hochement de sourcils, ce à quoi Sofia répond en hochant la tête. Oui, elle prendra du vin. Oui oui, elle boit bien cette année aussi.
Cette année encore.
Car comme d’habitude, le sujet reviendra sur la table. Sofia le sait, ce n’est qu’une question de temps. Et cette année, c’est Rosaline qui ouvre la voie à la sempiternelle question.
— Il y a des fois, on en entend des belles. Tu vas me dire, rien d’étonnant, mais quand même, scande Tante Rosa en se servant une tranche de foie gras. L’autre jour, je me baladais avec Patricia, tu sais, la sœur d’Yvan ? lance-t-elle à l’attention de sa sœur, la mère de Sofia. Figure-toi que sa fille, Noémie, lui a dit qu’elle ne voulait pas d’enfants.
— Il y a bien des gens qui ne peuvent pas en avoir, répond Miguel en étalant le foie sur sa tartine, ce qui fait grossir les yeux de Rosaline.
— Pas ça ! Elle ne veut pas. Et tu sais ce qu’elle a sorti à sa mère ?
Le silence répond à Rosaline. Visiblement, l’histoire de la petite Noémie importe peu à cette assemblée qui ne la connaît pas, à part peut-être la mère de Sofia, qui connaît le frère de la mère de Noémie qu’elle a croisé une fois il y a vingt ans de cela mais ce qui ne suffit pas, en toute vraisemblance, à l’intéresser davantage. Sofia, elle, écoute avec attention. Ses dents grincent tandis qu’elles déchiquètent le pain, ses doigts triturent les rebords de la serviette qui trône sur ses cuisses.
— Elle ne fera pas d’enfant pour la planète, s’insurge Rosaline. J’en ai entendu des excuses mais celle-là, c’est ridicule.
— J’ai une collègue au travail qui n’en veut pas pour la même raison, commente Baptiste.
Il saisit la bouteille de blanc et la lève vers Mamie Gertrude en guise de question, qui rapproche son verre pour toute réponse et bientôt, Baptiste ressert l’ensemble de la tablée.
— Les jeunes deviennent de vrais terroristes de l’écologie, de nos jours, continue la tante.
— C’est bien que des gens se mobilisent un peu pour la planète, reprend Sofia.
Voilà, se dit-elle. Orienter le débat. Parler écologie, bancs de poissons décimés, tortues qui s’étouffent dans le plastique, des intempéries de l’année et de ces îles en Micronésie qui préparent leur déménagement car bientôt, elles seront sous les eaux.
— Comment peut-on sauver la planète si demain il n’y a plus personne ? réplique la tante.
— La planète n’a jamais eu besoin de l’Homme pour vivre, dit Baptiste en relevant ses lunettes sur le nez.
— Toujours dramatique, Rosie, commente la mère de Sofia. Une jeune qui décide de ne pas avoir d’enfants et toi, tu parles tout de suite de l’extinction de l’espèce.
— Il n’empêche que c’est systémique, interrompt Baptiste. Si l’homme ne veut plus remplir l’une de ses fonctions premières, la procréation, à cause de symptômes que la société a elle-même engendré, ça montre bien le déclin de la civilisation.
Miguel lève les yeux au ciel. Il n’a jamais été friands des débats politiques à table, mais assurément, en avoir un avant même d’avoir attaqué le plat principal relève du sacrilège.
Baptiste a toujours eu une conscience aigüe des choses. Educateur spécialisé, il se porte volontaire pour aider au dépouillage depuis qu’il a dix-huit ans. Même quand il s’agit des municipales. Sofia se demande parfois quelle aurait été sa carrière s’il n’avait pas perdu sa mère au milieu du lycée. S’il n’avait pas décroché des cours et été laissé à l’abandon par un père qui décidait de passer son chagrin entre les bras d’une autre, sans s’embarrasser des moindres détails de l’éducation de ses enfants qui, selon lui, étaient bien assez grands. Baptiste aurait fait autre chose, Sofia en est convaincue. Mais il aurait travaillé avec des enfants, c’est sûr. Prof, peut-être. De SES, ou de SVT. Ou des écoles, et donc de tout à la fois.
— Elles sont bonnes tes huîtres, commente la mère de Sofia à Mamie Gertrude, qui lui répond d’un hochement de tête nerveux.
— Toujours ma petite cahute, sur la place du marché. J’y suis allée tôt pour être sûre d’avoir des numéros quatre.
— Connaissant Mamie, elle y est allée si tôt que les huîtres étaient encore dans l’eau quand elle est arrivée, chuchote Sofia à l’attention de Baptiste.
Il rit, et saisit un demi-citron.
— Et toi, ma grande, reprend Mamie Gertrude, tu vas me l’offrir quand, mon arrière-petit-enfant ?
Sofia sourit et se nettoie le coin des lèvres. Elle s’offre du temps. Elle n’est pas là pour aller au front, mais elle n’apprécie pas ce ton. « Offrir » un enfant ? Est-ce ainsi que cela doit être ? N’est-ce pas plutôt la mère qui fait l’enfant pour lui d’abord, pour eux ensuite ? La maternité serait donc une démarche familiale, que l’on se devrait les uns aux autres ?
— Pas cette année en tout cas, répond Sofia.
Et, pour mieux marquer ses dires, elle lève son verre de vin en guise de santé à l’assemblée et en boit trois gorgées. Le blanc sec n’est pas son préféré mais en ce moment, elle pourrait en boire autant qu’il faudra pour se retenir d’ajouter une phrase de trop, ou justement pour ne pas entendre les phrases de trop des autres.
Baptiste pose sa main sur son genou et elle tourne la tête dans sa direction avec des yeux de défi.
— Chaque chose en son temps, reprend-il en ne quittant pas Sofia du regard.
Sofia serre les dents. Ce n’est pas la réponse qu’elle attend, mais elle a le mérite d’être diplomatique. De calmer Mamie Gertrude sans ne rien promettre. Mais aussi, d’ouvrir la voie à une nécessité, un impératif dont Sofia se saisira cette fois.
Il faut qu’on parle.
J’adore ce chapitre, je trouve qu’il fait vraiment réfléchir ! :)
Tout au long de la lecture :
Tout d'abord, j’adore la présentation des petites "traditions" de la famille, je trouve qu’on est tout de suite intégrés dans l’ambiance, on est vraiment au repas de Noël !^^
«[...] qui s’achève par une trop grande gorgée pour l’exercice qu’il est très bon.» --> Ici, je n’ai pas bien compris ce que voulait dire cette fin de phrase, mais c’est peut-être parce que je ne m’y connais pas trop dans le domaine du vin...😅
«À Sofia, avant de la servir, elle adresse à présent une question silencieuse, d’un hochement de sourcils, ce à quoi Sofia répond en hochant la tête. Oui, elle prendra du vin. Oui oui, elle boit bien cette année aussi.» --> J’adore ce passage là qui paraît très banal à première vue, mais qui en fait a une signification très profonde pour la famille... C'est très habile d’introduire le «conflit» de cette manière !^^
«L’autre jour, je me baladais avec Patricia, tu sais, la sœur d’Yvan ?» --> J’adore, il y a toujours une personne dans la famille qui nous parle de quelqu’un qu’on ne connait pas du tout et de qui on s’en fiche complètement !😂
«Elle ne fera pas d’enfant pour la planète, s’insurge Rosaline. J’en ai entendu des excuses mais celle-là, c’est ridicule.» --> Je trouve intéressant comme elle parle d’excuse... Normalement, on trouve des excuses pour quelque chose que l'on est obligé de faire, alors qu'ici, il s'agit simplement d'une décision personnelle...
«Si l’homme ne veut plus remplir l’une de ses fonctions premières, la procréation, à cause de symptômes que la société a elle-même engendré, ça montre bien le déclin de la civilisation.» --> Je crois qu’il y a un « s » à « engendré ».
«Miguel lève les yeux au ciel. Il n’a jamais été friands des débats politiques à table, mais assurément, en avoir un avant même d’avoir attaqué le plat principal relève du sacrilège.» --> J’aime bien ce personnage, il détend l’atmosphère... :)
« "Offrir" un enfant ? Est-ce ainsi que cela doit être ? N’est-ce pas plutôt la mère qui fait l’enfant pour lui d’abord, pour eux ensuite ? La maternité serait donc une démarche familiale, que l’on se devrait les uns aux autres ?» --> Hmm... En effet, Sofia pose le doigt sur des questions cruciales et je dois avouer que je rejoins son opinion en les lisant...
J’aime bien la fin, elle offre beaucoup de possibilités différentes... :)
Voilà voilà, j’ai très hâte de lire la suite !^^
J'avoue que quand j'ai commencé à écrire tout ce passage, et ceux qui s'ensuivent, je me suis dit que là, je rentrais vraiment dans le cœur de l'histoire :)
J'ai hâte de vous partager la suite <3