« einarte Tusca e Tyrrhēna e Tria … katareis. dēmiarte hos kosmis e etharis. »
Texte inscrit sur une tablette d’argile datant de l’ère préténéenne
Andrea termina de lacer ses chaussures en cuir, lissa les plis de son pantalon et se releva en agrippant sa canne, prêt à quitter l’infirmerie. Son cœur cognait ses côtes comme un oiseau bataillant pour s’échapper de sa cage. Qu’était-il censé faire maintenant qu’il avait annihilé ses chances de faire partie de l’expédition ? Comment poursuivrait-il ses recherches malgré cet échec ? Comment soutiendrait-il le regard méprisant de Vaios, supporterait-il l’indifférence de son grand-père ?
Son seul réconfort était que Tadeo partirait pour l’Archipel.
Allons, tu seras libéré de Vaios pour les prochains mois…
Les doigts d’Andrea se crispèrent autour du pommeau doré de sa canne. Il ne voulait pas être libéré de son directeur de thèse, pas si cela signifiait renoncer à sa promesse, à ses recherches, à l’aide qu’il aurait dû apporter à son meilleur ami. À ce désir qu’il avait enfoui dans son cœur il y a des années, celui de retourner sur l’Archipel.
einarte Tusca e Tyrrhēna e Tria e Tēnēa katareis. dēmiarte hos kosmis e etharis.
Ces mots, ceux qu’il avait entendus en touchant la tablette, tournaient en boucle dans son esprit. Quelque chose le troublait… « Au commencement étaient Tusca, le Ciel, Tyyrhéna, la Terre, Tria, la Mer, et Ténéa. » Les trois premiers noms désignaient les divinités constituant la Triade depuis des millénaires. Quant à Ténéa, il devait s’agir du roi fondateur de la civilisation ténéenne mais aucun document, aucune fouille n’avait jamais pu le prouver. Et surtout…
— Tu tiens de nouveau sur tes jambes, Andrea ?
Un frémissement, ce fut tout ce qu’il se permit lorsque la voix de son directeur de thèse résonna dans l’infirmerie. Andrea leva les yeux vers Vaios, s’appuyant de tout son poids sur sa canne our ne pas flancher. Ils étaient seuls dans la pièce – l’infirmière s’était enfermée dans son bureau après le départ du médecin, et Andrea était le seul patient à avoir occupé un lit au cours de la nuit.
— Tu as l’art de te ridiculiser, il n’y a pas à dire…
Les mots de Vaios s’insinuèrent sous ses vêtements, humides, visqueux, s’enroulèrent autour de sa gorge pour l’étouffer.
— Je suis désolé, souffla Andrea d’une voix rauque.
Un sourire mielleux étira les lèvres de son directeur de thèse. Andrea réprima un mouvement de recul lorsque Vaios s’arrêta face à lui et lui tapota la joue en inclinant légèrement le buste. Les divinités seules savaient à quel point il exécrait ce contact.
— Que vais-je bien pouvoir faire de toi ?
Andrea déglutit. Il aurait voulu supplier Vaios d’intercéder en sa faveur, mais sa langue pesait aussi lourd que du plomb. Et cet homme ne supportait pas la médiocrité, en particulier celle de ses étudiants.
— Vois-tu, je sais faire preuve de compassion. Un malaise, ça peut arriver à n’importe qui, n’est-ce pas ?
Andrea acquiesça sans parvenir à cacher sa confusion. S’il y avait bien une chose qu’il avait apprise depuis le début de sa thèse, c’était que Vaios ne faisait jamais preuve de compassion.
— Alors, je suis allé voir ton grand-père pour plaider ta cause.
— Pour… Pourquoi ?
— Il n’est pas facile à convaincre, mais j’imagine que je ne t’apprends rien… Néanmoins, j’ai réussi à le persuader de nous laisser t’inclure au sein de l’expédition.
Andrea ouvrit la bouche, la referma, trop abasourdi par la nouvelle pour trouver quoi que ce soit à répondre. j’ai réussi à le persuader de nous laisser t’inclure au sein de l’expédition. t’inclure au sein de l’expédition. Vaios avait-il réellement plaidé sa cause auprès d’Akilas, qui lui avait pourtant juré qu’il n’aurait droit à aucun traitement de faveur ? Son travail avait-il finalement trouvé grâce auprès de son directeur de thèse ?
— Bienvenu parmi nous, Andrea.
Toujours ce sourire mielleux…
— Merci, balbutia Andrea.
Soudain, le regard de Vaios se durcit tandis qu’il empoignait le bras du jeune homme. Surpris, Andrea lâcha sa canne, qui chuta sur le sol dans un lourd tintement.
— J’espère que tu as conscience de la dette que tu as à mon égard, siffla Vaios. Et que tu ne l’oublieras pas.
Il le relâcha brutalement, et Andrea tituba, l’arrière de ses cuisses cognant l’armature métallique du lit dans lequel il avait passé la nuit. Il se sentit stupide d’avoir pu croire un instant que l’homme l’avait jugé méritant. Son directeur de thèse l’emmenait sur l’Archipel uniquement pour ne pas entacher son image.
— Ne t’avise plus de me faire honte.
Vaios tourna les talons sans attendre de réponse, laissant son étudiant plus désœuvré que jamais. Désormais, rester à Ténéa lui semblait presque plus simple que de partir dans ces conditions, avec cette épée de Damoclès au-dessus de la nuque. Ne t’avise plus de me faire honte. Une seule erreur, et Vaios s’assurerait de la lui faire regretter. Tu n’auras pas le droit à l’erreur, Andrea. Une seule erreur, et il pourrait perdre tout ce pour quoi il avait travaillé.
Lentement, il se baissa pour récupérer sa canne. L’articulation de son genou grinça comme un engrenage grippé, se bloqua sans crier gare, lui arrachant un soupir douloureux…
— Andrea ?
Le jeune homme sursauta, le fût calé dans sa paume. Tadeo le dévisageait depuis le seuil de l’infirmerie, les sourcils légèrement froncés et les cheveux aussi ébouriffés qu’à l’accoutumée.
— J’ai croisé Vaios dans le couloir… Tout va bien ?
— Oui… Il… Il est venu m’annoncer que je ferai partie de l’expédition.
Andrea vit l’incompréhension se peindre sur le visage de son ami, puis une joie intense illumina son regard et il se précipita vers lui pour l’enlacer avec force.
— Nous avons réussi, Dre ! Nous allons partir ensemble sur l’Archipel !
Un éclat de rire échappa à Tadeo, et en sentant la chaleur de son corps contre le sien, ses muscles tendus par la joie, Andrea songea que les menaces de Vaios importaient peu. Il retournerait sur l’Archipel.
C’était tout ce qui lui importait.
Tadeo s’écarta et posa ses mains en coupe autour de son visage.
— Je savais qu’ils ne pourraient pas se passer de toi, dit-il avec fierté. Tu es l’un des meilleurs épigraphes que cette université a connus, et même ton imbécile de grand-père sera bien obligé de le reconnaître.
Enfin, les lèvres d’Andrea frémirent. Il avait peut-être échoué au test, mais sur l’Archipel, il prouverait à tous qu’il avait sa place au sein de l’expédition, il saurait se rendre utile. tu le dois. tu n’as pas le. choix.
— La réception aura lieu chez lui d’ailleurs, deux jours avant le départ…
Tadeo grimaça.
— Joie et bonheur, grinça Andrea.
— Au pire, tu as toujours ta chambre là-bas… Nous trouverons bien un moyen de nous éclipser…
Son regard caressa Andrea, tendre et amusé à la fois. Amusement qui se transforma rapidement en ricanement lorsque le coude du jeune homme s’enfonça dans ses côtes.
— Tu sais que je suis incapable de te résister quand tu portes un nœud papillon… se moqua-t-il.
— Imbécile…
Ils sortirent de l’infirmerie en marchant si près l’un de l’autre que leurs épaules se frôlaient à chacun de leur pas. Ils ne sortaient pas ensemble, les choses avaient toujours été claires entre eux et ils avaient trop à faire avec leur thèse. Mais, parfois, Andrea aimait ces moments où il pouvait se laisser aller dans les bras de son meilleur ami. Être lui-même.
— Bon, nous allons devoir te trouver une tenue pour cette réception !
— Pourquoi ? demanda Andrea, horrifié. Celles que j’ai ne suffisent pas ?!
Tadeo lui adressa un coup d’œil sceptique.
— Tu n’as pas renouvelé ta garde-robe depuis combien de temps ?
— Tu m’as forcé à acheter une tenue l’année dernière pour la cérémonie de fin de maîtrise…
— C’est bien ce que je disais, répondit joyeusement Tadeo. Allons faire un tour en ville !
***
Engoncé dans un costume noir qui, de son point de vue, ne lui allait absolument pas, Andrea tira légèrement sur son nœud papillon et aspira une goulée d’air. Par la Triade, qu’il détestait cette redingote et cette chemise boutonnée jusqu’au cou dans lesquelles il se sentait gauche !
Il chercha Tadeo dans la foule, le trouva en train de discuter avec un étudiant en dernière année de doctorat et le fusilla du regard. Pour toute réponse, son ami leva sa coupe de champagne dans sa direction, l’air de follement s’amuser.
La soirée serait encore longue…
Depuis le début de la soirée, il avait échangé un nombre affligeant de banalités avec de parfaits inconnus – un cortège d’hommes politiques, d’universitaires et de journalistes – et avait cérémonieusement écouté le discours d’Akilas, qui félicitait les membres de l’expédition pour leur dévouement. Son grand-père, en sa qualité de doyen de l’Université et de président du Conseil, un statut qui faisait de lui l’homme le plus important du pays, attirait toute l’attention et naviguait d’un invité à l’autre avec une aisance qu’Andrea lui enviait.
Comme toujours, la réception qu’il avait organisée était grandiose. Un petit orchestre installé sur une estrade répandait dans la salle une mélodie chaleureuse qui se mêlait aux éclats de voix et aux rires. Des domestiques circulaient entre les convives pour offrir des coupes de champagne, de vin et des amuse-bouches de toutes sortes : tzatziki ou caviar d’aubergine à étaler sur des petits pains, feuilletés à la fêta, beignets de courgette, boulettes de viande… L’une des portes-fenêtres donnant sur le jardin laissait passer un agréable courant d’air qui jouait avec les rideaux en lin blanc et charriait dans son sillage le parfum des oliviers et des effluves de cigare – une poignée d’hommes fumait dehors en conversant.
Andrea ferma les yeux un instant et inspira profondément pour réfréner l’angoisse qui roulait dans son ventre. Il devrait attendre la fin de la soirée pour prendre son traitement. En attendant, ce morceau de mur avait été son refuge pour reprendre son souffle. Lorsqu’il rouvrit ses paupières, il surprit le regard d’Akilas peser sur lui, lourd de reproches muets. Son grand-père ne lui avait pas adressé la parole depuis le test et semblait décidé à l’ignorer jusqu’à son départ.
Déterminé à se faire oublier, Andrea se fondit dans la foule et en profita pour abandonner sa coupe de champagne encore pleine sur une table.
— Andrea, comment vas-tu ?
Il se figea en plein mouvement, se retourna lentement. Un homme lui faisait face, l’œil cerclé d’un monocle, portant un costume noir semblable au sien. Il n’avait pas tant changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, il y a de cela presque un an, mais davantage de cheveux blancs striaient ses boucles brunes et les pattes d’oie aux coins de ses yeux sombres – les mêmes que ceux d’Akilas – s’étaient accentuées. À son bras, une femme vêtue d’un corsage vert d’eau et d’une jupe en soie brodée dévisageait Andrea avec hostilité. Quelques mèches châtains s’échappaient d’un chignon savamment coiffé.
Énéas Delos, le père d’Andrea, et son épouse, Zara, avaient donc fait le déplacement depuis Itahara, ville située à l’extrémité sud du pays, où ils vivaient depuis la mort d’Alexandre.
— Bien, et vous ?
— Bien, je te remercie. Félicitations pour ton intégration au sein de l’expédition.
— Merci, Père.
— Si vous permettez, je dois vous laisser quelques instants, intervint Zara.
Elle posa furtivement une main sur l’épaule de son époux et s’éloigna sans saluer Andrea. Elle ne reviendrait pas – pas tant qu’Énéas discuterait avec le jeune homme tout du moins. La mère d’Alexandre n’avait jamais toléré la présence d’Andrea, un enfant illégitime, sous son toit, encore moins depuis la mort tragique de son fils unique. C’était elle qui avait insufflé à son époux l’idée de quitter la capitale pour Ithara en confiant la garde d’Andrea à son grand-père.
Andrea ne lui en tenait pas rigueur. Il comprenait la souffrance engendrée par la disparition de son frère, la ressentait encore jusqu’au plus profond de ses os.
parce que tu aurais dû mourir et que lui aurait dû vivre.
— Vous avez fait bon voyage ? demanda-t-il pour chasser le silence pesant qui avait remplacé Zara au bras de son père.
— Nous avons pris le nouveau chemin de fer qui relie Ithara à Ténéa. Le train est sublime.
— Oui, en effet.
Andrea l’avait emprunté l’été dernier pour accompagner Tadeo chez sa famille. Il avait envoyé un mot à son père pour l’informer de son passage à Ithara, mais Énéas lui avait répondu qu’il serait trop occupé pour le voir.
Andrea en avait été soulagé.
Un silence désagréable s’insinua entre eux. Ils se voyaient trop peu pour avoir la conversation facile, et lorsqu’ils finissaient d’échanger les banalités d’usage, il ne restait que cette gêne dont ils ne savaient que faire.
— Énéas, te voilà !
Andrea se crispa lorsque son grand-père passa près de lui comme s’il n’existait pas.
— Ezio Trevi souhaitait discuter avec toi des relations entre les provinces Nord et Sud en vue de la prochaine séance du Conseil.
Père et fils s’éloignèrent aussitôt en discutant à voix basse.
Seul au milieu des convives, Andrea eut soudain le sentiment d’être scruté, dépecé par une foule qui attendait de le voir faire le moindre faux pas. c’est absurde. ne sois pas ridicule. Pendant un instant, sa vision se brouilla face à ce défilé de redingotes noires, de pantalons sombres, rayés ou à carreaux, et de robes en soie et d’éventails. Il passa une main nerveuse sur sa nuque moite, tira de nouveau sur son nœud papillon. Il devait repousser l’angoisse, agir comme un étudiant qui s’apprêtait à vivre le rêve de tout un chacun.
Alors, comme il l’avait toujours fait jusque-là, il plaqua un faux sourire sur ses lèvres et se dirigea vers Tadeo qui discutait avec un petit groupe de doctorants. Du coin de l’œil, il aperçut Ariana, resplendissante, discuter avec Héméra et l’une des deux femmes qui siégeaient au Conseil. Elle était la seule en dehors de Tadeo avec qui il parvenait à discuter sans se forcer, sans avoir le sentiment de jouer un rôle. Peut-être parce qu’elle le connaissait depuis qu’il était enfant.
Il manqua de percuter un homme, balbutia une excuse tandis que celui-ci se retournait pour lui faire face en époussetant sa manche. Un sourire illumina son visage rasé de près lorsqu’il découvrit Andrea. Son regard intrigué s’attarda un instant sur la canne du jeune homme, à son grand désarroi. Les personnes qu’il côtoyait à l’université avaient l’habitude de le voir constamment accompagné de cet objet, mais dès qu’il sortait, il ne pouvait plus échapper à la curiosité des autres.
— Andrea Delos, n’est-ce pas ?
— Conseiller Kavras, le salua Andrea.
Doryan Kavras était le conseiller de la province Ouest depuis plusieurs années. Andrea n’avait jamais discuté avec lui, mais il l’avait aperçu à quelques reprises et avait lu des articles à son sujet qui le présentait comme un homme brillant et déterminé, mais dépourvu de magie, qui s’était hissé jusqu’au Conseil grâce à la confiance que lui vouaient les habitants de la province Ouest.
— Je suis ravi de te rencontrer, je dois bien l’avouer. Ton nom a fait couler beaucoup d’encre l’année dernière.
— Je n’ai rien fait de plus que mes camarades.
— Doué et modeste par-dessus le marché, s’amusa Doryan. Tu as obtenu les meilleurs résultats de l’histoire de l’Université en dernière année de maîtrise, avec la note maximale à l’examen d’ancien ténéen, si je ne m’abuse. Tous les enseignants ou presque t’ont sollicité pour te suivre en doctorat.
— Vous êtes bien renseigné.
Andrea fronça les sourcils. Visiblement, Doryan ne lui avait pas adressé la parole par hasard, mais que lui voulait-il ?
— Mon métier implique de savoir tout ce qu’il se passe, ici comme ailleurs, et l’Université accueille la future élite de ce pays. Peut-être siégerons-nous un jour ensemble au Conseil, qui sait ?
Andrea doutait d’y trouver sa place tant que son grand-père et son père y siégeraient, l’un en tant que président et l’autre en tant que conseiller de la province Sud. Par ailleurs, la politique ne l’avait jamais intéressé.
— Je compte poursuivre mes recherches après le doctorat, répliqua-t-il.
Doryan éclata de rire et posa une main sur son épaule. Son sourire toujours vissé aux lèvres, Andrea demeura immobile malgré son envie de reculer. Pourquoi les gens envahissaient-ils constamment son espace vital, rendant son masque encore plus difficile à porter qu’il ne l’était ?
— Doué, modeste et désintéressé. J’apprécie ! J’espère que nous aurons l’occasion de nous recroiser à ton retour, je suis convaincu que nous avons beaucoup à nous dire.
Andrea acquiesça poliment, persuadé que son grand-père n’apprécierait pas qu’il discute avec Doryan Kavras. Il savait que le conseiller de la province Ouest reprochait à l’Université et aux archéomages leur toute-puissance. Autant dire qu’Akilas n’était pas près à faire la moindre concession sur ce sujet… Était-ce pour cette raison que l’homme l’avait approché ? Parce qu’il imaginait pouvoir convaincre Andrea d’intercéder en sa faveur auprès de son grand-père ? S’il s’agissait de son but, Doryan Kavras s’était lourdement trompé…
Enfin, le conseiller s’éloigna pour papillonner auprès du directeur de la faculté d’archéomagie et de Vaios, qui conversaient ensemble, et Andrea put rejoindre Tadeo, qui l’entraîna aussitôt vers le buffet.
— Je suis fier de toi, Dre ! Tu as discuté avec quelqu’un alors que je n’étais pas là pour t’y forcer !
— Je t’emmerde, marmonna Andrea.
Tadeo enfourna un feuilleté à la fêta enrobé de miel dans sa bouche, tout sourire.
— La soirée est bien avancée, constata-t-il. Nous allons pouvoir nous éclipser.
Il effleura la cheville du jeune homme de la pointe de sa chaussure avec un sourire charmeur. Les joues rouges – ce qu’il mit sur le compte de la chaleur ambiante –, Andrea soutint son regard.
Visiblement, Tadeo n’avait pas renoncé à ses plans.
— Comment tu te sens ? l’interrogea le jeune homme en le dévisageant par-dessus sa coupe de champagne, la troisième si Andrea ne se trompait pas.
Il se contenta de hausser les épaules en jetant un coup d’œil vers la porte-fenêtre grande ouverte. Il était épuisé, et pas seulement parce que Vaios l’avait assommé de travail ces derniers jours. Tadeo avala ce qu’il restait dans sa coupe cul sec, attrapa un nouvel amuse-bouche…
Soudain, quelqu’un bouscula Andrea, et un liquide froid éclaboussa son veston et le haut de sa chemise.
— Quelle maladresse ! Pardonne-moi !
Un doctorant de deuxième année, Lukas, le dévisageait en tenant dans sa main un verre de vin rouge désormais vide. Faisant mine de ne pas voir son sourire en coin, Andrea sortit un mouchoir en tissu de sa poche pour essuyer les gouttes qui maculaient son visage.
Cela n’avait rien d’un accident, mais ce n’était ni le lieu ni le moment pour attirer l’attention sur lui en élevant la voix.
— Vraiment ? gronda Tadeo.
— Ce n’est rien, répliqua Andrea. Je comptais rentrer de toute manière.
Il fit disparaître son mouchoir et n’attendit pas la réponse de Lukas pour se frayer un chemin vers la sortie, sa canne claquant plus que nécessaire sur les dalles. Il sentait la présence de Tadeo dans son dos, et lorsqu’ils quittèrent enfin le bâtiment pour s’enfoncer dans la fraîcheur de la nuit, Andrea se permit de lui adresser d’un ton léger, malgré la tache pourpre qui imbibait le haut de sa chemise blanche :
— Ne fais pas cette tête, c’était l’excuse que nous attendions.
— Tu mérites autant qu’eux d’aller sur l’Archipel, si ce n’est plus, se renfrogna Tadeo.
— J’ai échoué au test de sélection, Tadeo. C’est normal qu’ils ne m’estiment pas légitime. Maintenant, si tu le veux bien, tu m’avais promis une fin de soirée plus…
— Charnelle ?
— Va pour « charnelle », rit Andrea.
Depuis qu’ils avaient fui la réception, il respirait plus facilement, et la présence de son meilleur ami l’apaisait plus que de raison. Ce soir, ils avaient envie l’un de l’autre, et Andrea souhaitait seulement en profiter.
Il ne leur fallut qu’une dizaine de minutes pour gagner la chambre de Tadeo et délaisser leurs chaussures et leurs redingotes. Andrea appuya sa canne contre le mur, rejoignit en deux enjambées le jeune homme qui l’attendait sur le lit, et ignora la douleur qui pulsa au niveau de son genou lorsqu’il le plia pour enfourcher Tadeo et s’asseoir sur ses hanches. Celui-ci posa ses mains sur sa taille, l’incitant à s’incliner jusqu’à effleurer ses lèvres. Ils s’embrassèrent longuement, passionnément, tandis que les doigts d’Andrea défaisaient les boutons de la chemise de son partenaire.
— Serais-tu pressé ? se moqua Tadeo.
— Mmh…
Alors qu’Andrea écartait les pans de sa chemise, Tadeo appuya soudain sur ses épaules pour le repousser contre le matelas, prenant soin de ne pas heurter son genou douloureux. Andrea contempla ses yeux brûlants de désir, ses cheveux bruns ébouriffés par leur course dans les escaliers, sa peau tannée par le soleil du Sud… Tadeo était séduisant ; il l’avait toujours été et, surtout, il en avait toujours eu conscience. C’était peut-être cette confiance en lui, ce charisme, qui attirait Andrea comme un papillon de nuit en quête de lumière.
— C’est injuste que je sois le seul à me déshabiller…
— Je ne crois pas t’avoir empêché de me rendre la pareille.
Tadeo passa lentement ses doigts dans les boucles cuivrées d’Andrea, qui ferma les yeux de contentement. Puis, les mains de son ami glissèrent le long de son corps, s’insinuèrent sous sa chemise, caressèrent son ventre… Et le reste de la nuit se perdit dans leur étreinte brûlante, dans leurs soupirs.