« Les mots seuls ont le pouvoir de nous faire franchir les protections ancestrales qui entourent l’Archipel. »
Le Temps des Archéomages, Ilias Thir, 1854 ap. le Cataclysme
Le vent charriait dans son sillage les effluves salins de la mer et des poissons fraîchement pêchés. Des marins déchargeaient les cargaisons des voiliers amarrés aux quais : des dorades, des mérous et des rougets dont les écailles rutilaient sous le soleil, des calamars aux tentacules visqueux… Çà et là, des exclamations fusaient pour donner des indications au milieu des éclats de conversation et des rires.
Héméra jeta un coup d’œil à sa montre à gousset. Dix heures et demie. D’ici une heure ou deux, elle voguerait sur les eaux de la mer ténéenne aux côtés des autres membres de l’expédition. Le cœur gonflé par l’excitation, elle s’engagea sur le port. Sa valise était heureusement plutôt légère, puisque la malle contenant la majorité de ses affaires, outils et livres compris, avait été transportée sur le bateau la veille, mais Héméra grimaçait chaque fois qu’elle heurtait ses mollets.
C’était étrange de ne pas sentir le vent s’engouffrer sous sa longue jupe. Ce matin, elle avait mis pour la première fois un pantalon marron dans lequel elle avait rentré son chemisier blanc. Une paire de bretelles le maintenait en place autour de sa taille. Elle se sentait à l’étroit dans ces vêtements, et, paradoxalement, beaucoup plus libre. Elle qui s’était évertuée à se fondre dans le décor depuis son arrivée à Ténéa appréciait les regards étonnés, voire désapprobateurs pour certains, que l’on posait sur sa tenue.
— Mochlas ? T’es sûr ?
Héméra tendit l’oreille. Quelques pas devant elles, des caisses remplies à ras bord de poissons dans les bras, deux marins discutaient avec une gravité qui détonnait avec l’animation du port.
— C’est ce que disent les rumeurs depuis hier… L’équipage de Georgios serait allé pêcher dans l’coin…
La joie d’Héméra retomba comme un soufflet. Aussi enthousiasmante que soit la perspective de se rendre sur l’Archipel et de poursuivre ses recherches, son excitation n’avait pas lieu d’être. C’était oublier le but initial de leur mission : trouver un lien avec les perturbations temporelles qui secouaient le pays dans l’espoir d’y mettre un terme. À ce jour, les mystérieuses ruines qui avaient émergé sur l’île étaient leur seul indice. Or, la veille, la nouvelle s’était répandue dans les couloirs de l’université : aux alentours de Mochlas, un petit village de pêcheurs au sud de Ténéa, le temps s’était figé.
Jusque-là, Héméra ne s’était pas réellement sentie concernée. Les régions touchées par ces perturbations se trouvaient loin, dans les environs d’Ithara, à l’extrémité sud du pays, et de Toma, la capitale de la province Ouest et la ville la plus proche de l’Archipel à vol d’oiseau. Ténéa, autant que le Nord dont elle était originaire, avait été épargnée, mais si Mochlas était à son tour prisonnière d’une bulle temporelle, cela signifiait que ce mal pernicieux remontait progressivement le long des côtes. Que la mission de l’expédition était plus cruciale que jamais. Que sa mission, celle que lui avait confiée Akilas Delos le jour où il avait convoqué Héméra dans son bureau, était plus cruciale que jamais.
D’un pas déterminé, elle atteignit l’endroit où était amarré le bateau à vapeur qui les emmènerait sur l’Archipel. Deux grands mâts s’élevaient vers le ciel, voiles repliées, tandis qu’une cheminée étroite s’enracinait au centre du pont. Héméra n’avait jamais navigué, et du long de ses trente mètres, le navire lui paraissait à la fois démesurément grand pour transporter leur petite expédition et trop petit pour affronter les éléments, même si la mer ténéenne était d’un tempérament plutôt calme. Des marins achevaient de charger du charbon et du bois en prévision de la traversée qui durerait un peu moins de vingt-quatre heures, si tout se passait bien. Un petit groupe était attroupé sur le quai, et elle reconnut les longues tresses noires d’Ariana, qui lui tournait le dos.
Enfin, songea-t-elle.
Enfin, elle y était, et tous les sacrifices qu’elle avait dû faire pour en arriver là lui parurent soudain bien dérisoires.
J’ai réussi, grand-père.
Dans sa poche, elle pouvait sentir le poids de la petite montre à gousset qu’il lui avait léguée. Ilias Thir avait été le premier à briser les traditions de son peuple et à intégrer l’université de Ténéa, où il était devenu l’un des plus grands archéomages de son temps. Même si son peuple la reniait pour cela, Héméra voulait marcher dans les pas de son grand-père, le seul à l’avoir jamais réellement comprise, celui qui lui avait appris à lire et écrire lorsqu’elle était enfant, celui qui s’était efforcé d’étancher sa soif de connaissances et d’aventures jusqu’à sa mort, alors qu’elle avait quinze ans. Elle espérait que depuis le domaine de Tyrrhéna, la divinité de la Terre, qui accueillait les défunts, il pouvait observer ce qu’elle était devenue.
— Héméra !
Assis sur une caisse en bois, Tadeo faisait de grands signes de bras pour attirer son attention. Le soleil dansait sur sa peau bronzée, creusait une ombre le long de son sourire. Adossé contre cette même caisse, Andrea se contenta de jeter un coup d’œil dans sa direction, égal à lui-même. Héméra répondit au premier d’un geste de la main, ignorant le second, avant de rejoindre Ariana pour la saluer. Plus loin, Kleio discutait avec deux doctorants de quatrième année, et Vaios Erodia discutait avec Nikos Anafi, un archéomage de renom enseignant lui aussi à l’université. À la connaissance d’Héméra, il n’encadrait aucun doctorant.
— Tu es prête pour le départ ? l’interrogea Ariana. Pas trop nerveuse ?
— Pas alors que tu diriges cette expédition, répondit Héméra avec aplomb.
Ariana laissa échapper un rire cristallin.
— Nous n’allons pas tarder à embarquer. Toutes les affaires ont été chargées sur le bateau.
Ils ne tardèrent pas, en effet.
Enivrée par l’air marin et la perspective du départ, Héméra déposa en vitesse ses affaires dans la cabine qu’on lui avait attribuée et regagna le pont pour observer les marins larguer les amarres, accoudée au bastingage. La mer étincelait, camaïeu de bleu et d’écume, et les rayons du soleil plongeaient sous la surface comme des méduses. Lorsque le ventre du navire ronronna sous ses pieds, Héméra se pencha pour apercevoir les vagues nacrées qui léchaient la coque. Captivée par ce spectacle, elle vit à peine Ariana s’immobiliser à côté d’elle.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
— Magnifique, souffla Héméra.
En arrivant à Ténéa, il y a quatre ans, elle avait souvent été se promener sur le port pour contempler cette vaste étendue salée dont elle avait rêvé toute son enfance. Mais rien n’aurait pu la préparer aux sensations qu’elle éprouvait alors que le bateau s’éloignait du port en fendant la mer en deux. Les quais rapetissaient, et avec eux, marins et passants dont les voix s’estompaient dans le bruissement de l’eau.
— Quand j’étais petite, j’avais terriblement peur de l’eau, lui révéla Ariana. Mon frère aîné avait eu la mauvaise idée de me raconter de terrifiantes histoires de monstres marins. Après ça, j’ai toujours refusé qu’il m’apprenne à nager.
— Qu’est-ce qui a changé ?
Personne n’avait jamais appris à nager à Héméra, et elle l’envia l’espace d’un instant. Pourtant, la tristesse figea les traits d’Ariana.
— Mon meilleur ami a eu la patience de m’aider.
Héméra n’osa pas la questionner, touchée par la douleur qui fêlait sa voix. Honteuse, elle baissa la tête en songeant qu’Ariana avait toujours été transparente avec elle, honnête, tandis que son étudiante gardait le silence concernant la tâche que lui avait confiée Akilas Delos. Certes, il s’agissait de la demande du doyen de l’Université, mais Ariana était sa directrice de thèse…
— Profite de la traversée pour te reposer, lui conseilla-t-elle avec un clin d’œil. D’autres n’auront pas cette chance…
Pour illustrer ses dires, Ariana se tourna vers la proue du navire, où se trouvaient Andrea et Tadeo. Ce dernier, penché par-dessus la balustrade, n’avait pas fière allure, et son ami dessinait des cercles dans son dos avec la paume de sa main. Héméra réprima un sourire, elle ne s’était pas attendue à ce que Tadeo ait le mal de mer, lui qui avait tant d’assurance au quotidien.
La journée se déroula dans une quiétude agréable. Tandis que certains s’étaient enfermés dans leur cabine dès leur départ, d’autres arpentaient le pont du navire ou lézardaient au soleil. Héméra s’approcha de Tadeo, qui somnolait, adossé contre un mât, et lui tendit une gourde.
— Tu devrais boire, ça te fera du bien.
— Mmh…
Il s’en empara sans la porter à ses lèvres.
— Le comble, c’est que j’ai passé une partie de mon enfance dans un village au bord de la mer, quand j’allais rendre visite à mes grands-parents, marmonna-t-il. Ils ont eu beau m’emmener pêcher, le mal de mer n’est jamais passé. C’est vexant.
Héméra s’assit en tailleur face à lui, savourant la chaleur du soleil sur son visage. Plus loin, elle aperçut Andrea, qui observait toujours l’horizon depuis la proue du navire. Chaque fois qu’ils s’étaient croisés au cours des derniers jours, il avait paru… ailleurs, et une once de ressentiment piqua Héméra comme une abeille.
Durant leur maîtrise, Andrea avait été un rival qui lui avait donné du fil à retordre, insupportable, brillant. Elle ne l’avait pas remarqué tout de suite pourtant, et leur première année touchait à sa fin lorsqu’elle avait réalisé son erreur. Elle l’avait battu d’un cheveu, puis il avait repris le dessus en deuxième année, elle le lui avait fait regretter en troisième année, et il avait remporté les honneurs l’an passé. Enferrée dans sa solitude, Héméra avait trouvé stimulant d’avoir quelqu’un à surpasser et avait eu besoin de cet adversaire pour prendre conscience de l’étendue de ses compétences.
Pourquoi ne le reconnaissait-elle plus maintenant ? Certes, les règles avaient changé en doctorat et ils ne s’affrontaient plus aussi frontalement, mais il avait perdu son éclat au fil des derniers mois, et Héméra lui en voulait de s’éteindre alors que l’avenir pour lequel ils s’étaient battus leur tendait les bras, alors que son talent, son nom et son sexe lui ouvriraient toutes les portes. Qu’avait-il cru ? Que tout serait facile ? Héméra, elle, avait tout sacrifié pour en arriver là. Et elle continuerait de le faire si nécessaire…
— Il est stressé, commenta Tadeo en suivant son regard. Ne lui en veux pas.
Elle piqua un fard, froissée d’être si transparente.
—Comme nous tous.
Tadeo jeta un coup d’œil autour d’eux avant de répliquer d’un ton féroce :
— Vaios est un sacré connard.
— C’est un directeur de thèse exigeant, certes, mais…
— Tu n’as pas vu comment il traite Andrea.
Héméra jugea bon de ne pas répondre. Tadeo se frotta la nuque en soupirant, les traits défaits. Il était encore pâle et n’avait pas osé porter la gourde à ses lèvres, comme s’il craignait de vomir sur-le-champ tout ce qui aurait le malheur d’atteindre son estomac.
— Enfin, Vaios ou pas, Andrea flippe à l’idée de remettre un pied sur l’Archipel, grimaça-t-il.
Héméra fronça les sourcils.
— Il est impossible d’y mettre les pieds sans archéomage…
Andrea avait beau être issu d’une longue lignée d’archéomages, seules les missions officielles validées par l’Université et le Conseil étaient autorisées à se rendre sur l’Archipel.
Tadeo la dévisagea en clignant des yeux, surpris.
— Tu ne savais pas que…
Il s’interrompit.
— Je ne savais pas quoi ? s’agaça Héméra.
— Andrea est né sur l’Archipel.
— Oh…
Aucune réponse pertinente ne lui vint à l’esprit.
— Excuse-moi, je croyais que tu étais au courant. Ce n’est pas un secret, même si sa famille ne le crie pas sur tous les toits.
Héméra se sentit idiote tout à coup. Idiote d’ignorer une information aussi capitale sur celui qu’elle considérait comme son rival.
— Il a grandi là-bas jusqu’à ses quatre ans, avant que son père ne le ramène à Ténéa.
— Mais… Comment…
— C’est un bâtard, soupira Tadeo. Son père a rencontré sa mère au cours d’une expédition et n’a appris l’existence d’Andrea qu’à sa mort.
Héméra se laissa basculer en arrière jusqu’à se retrouver allongée sur le pont, le regard perdu dans le bleu du ciel. Un bleu si vif qu’il envahissait ses rétines, son esprit… Une mouette survola le navire avec un cri perçant. Andrea est né sur l’Archipel, se répéta-t-elle. La première pensée qui lui vint à l’esprit fut que cela expliquait les facilités d’Andrea en ancien ténéen. Le dialecte parlé sur l’Archipel était plus proche de cette langue que le ténéen moderne. La deuxième fut qu’elle comprenait son inquiétude. Si elle devait retourner dans les montagnes où elle avait passé son enfance, nul doute qu’elle serait tentée de rebrousser chemin.
Est-ce que sa famille la regrettait parfois là-bas ? La reverrait-elle un jour ?
N’y pense pas, songea-t-elle.
Ils l’avaient reniée, chassée, maudite. Et pourtant, certains jours, le manque lui broyait le cœur lorsqu’elle repensait à sa mère lui préparant un bol de lait chaud ou à son père qui l’emmenait voir leur troupeau de brebis. Des mains nouant une écharpe autour de son cou pour qu’elle n’attrape pas froid, une lointaine chanson fredonnée près de son oreille…
Partir avait été la décision la plus difficile qu’elle ait jamais eue à prendre.
Les yeux clos, elle se laissa bercer par le roulement des vagues et la chaleur du soleil, le cri des mouettes et le bruissement de l’eau. Depuis qu’ils s’étaient éloignés du port, les effluves de poisson s’étaient dissipés et ne flottait plus dans l’air que le parfum salin de la mer. Un parfum qu’elle avait le sentiment de connaître depuis toujours.
Ses pieds nus s’enfoncent dans la terre sablonneuse de l’île. Au loin, des nuages noir corbeau s’amoncellent et une bourrasque s’emmêle dans ses longs cheveux blonds, s’engouffre sous le fin tissu de sa robe blanche. C’est un mauvais présage.
Akhesa, hurle le vent dans ses oreilles. Akhesa…
Héméra se redressa en sursaut, désorientée. Le soleil se rapprochait dangereusement de la ligne d’horizon. Elle avait dû s’assoupir…
Akhesa…
Quel était ce rêve encore ? Pourquoi arpentait-elle une île qu’elle n’avait jamais vue ?
Tadeo, toujours adossé contre le mât, ouvrit un œil en la sentant bouger. L’une de ses mains jouait avec les boucles d’Andrea, qui avait posé sa tête sur les cuisses de son ami et lisait un livre, un bras levé au-dessus de sa tête.
— Il est six heures passées, indiqua le jeune homme sans quitter sa page des yeux, comme s’il avait entendu son interrogation muette.
Héméra s’abstient de lui répondre qu’elle ne lui avait rien demandé, mais l’œillade moqueuse que lui adressa Andrea l’informa qu’il avait deviné la teneur de ses pensées.
— J’ai déjà une montre, cingla-t-elle.
— Est-ce que vous pourriez au moins m’épargner le temps de la traversée ? grogna Tadeo. Vous allez me filer une migraine…
Andrea tourna une page, comme si de rien n’était, tandis qu’Héméra le fusillait du regard. Vaios ou pas, Andrea flippe à l’idée de remettre un pied sur l’Archipel, lui avait dit Tadeo. Il était pourtant aussi agaçant qu’à l’accoutumée.
Elle se leva afin d’aller récupérer un livre dans sa cabine et revint près d’eux, bien décidée à ne pas laisser Andrea la devancer. Ariana, qui discutait plus loin avec Nikos Anafi lui adressa un sourire en la voyant s’asseoir.
— Vous me donnez le tournis, gémit Tadeo, que le mal de mer empêchait de faire quoi que ce soit.
Héméra étouffa un rire en se plongeant dans sa lecture. Lorsque la lumière du jour déclina, quelques membres d’équipage allumèrent des lampes à huile, et ils s’interrompirent pour avaler un bol de ragoût sous le regard grognon de Tadeo. Lorsqu’Andrea rapporta les restes de leur repas à la cuisine, Héméra remarqua qu’il avait laissé son bol à moitié plein.
Insensible à leurs protestations lorsqu’ils voulurent reprendre leur lecture, Tadeo éteignit la lampe afin d’observer la voûte étoilée. Puis, soudain, alors qu’Héméra cherchait dans le ciel bleu roi les constellations que son grand-père lui avait autrefois appris à identifier, la mer gronda, gronda et une vague plus puissante que les précédentes secoua le navire. Héméra se redressa brusquement, posant une main sur les lattes pour se stabiliser.
— C’était quoi ça ? balbutia Tadeo.
— La barrière qui protège l’Archipel, répondit une voix grave.
Vaios s’arrêta à quelques pas d’eux, le visage fermé et le regard tourné vers l’horizon. Du coin de l’œil, Héméra vit Andrea se raidir.
— Suis-moi, ordonna l’archéomage à son étudiant.
Silencieux et docile, Andrea obéit. Tadeo bondit aussitôt pour leur emboîter le pas, et Héméra l’imita avec un temps de retard. Ils n’allèrent pas bien loin : Vaios rejoignit Ariana à l’avant du navire, le regard rivé sur l’étendue salée noircie par la nuit. Quelques matelots les dévisageaient, pas inquiets pour un sous.
— Écartez-vous, commanda Vaios. Sauf toi, ajouta-t-il à l’adresse d’Andrea.
Il sortit deux longs stylets en métal de la sacoche qui pendait contre sa hanche et en tendit un au jeune homme. Héméra les observa avec fascination. En tant qu’épigraphistes, eux seuls pouvaient créer une brèche dans la barrière et leur permettre d’accéder à l’Archipel. La puissance brute était inutile ; pour traverser les protections, il fallait demander.
— Vous vous en sortirez ? demanda Ariana.
— Bien sûr, répondit Vaios en coulant un regard incisif vers Andrea. Tu te souviens de ce que tu as à faire ?
Blême, Andrea s’agenouilla avec une grimace, posant sa canne à côté de lui. Une nouvelle secousse fit rouler l’objet sur le côté tandis que le navire tanguait, et Tadeo s’empressa de la récupérer, la mâchoire crispée.
— Bien.
Son stylet effilé entre les doigts, Vaios s’accroupit et traça d’un geste sûr une série de glyphes sur le bois. Héméra fouilla dans les tréfonds de sa mémoire pour en deviner le sens, mais seul le symbole représentant la « porte » lui était familier – un rectangle barré d’un trait vertical. À son tour, Andrea grava des glyphes sur les lattes, si concentré qu’il paraissait évoluer dans un monde à part.
— anēris thoras, murmura-t-il.
« Ouvrez le passage. »
Soudain, les glyphes s’illuminèrent comme des astres, baignant la proue du navire d’une lueur nacrée. Et, venue du néant, une bourrasque balaya le pont du navire, s’engouffra dans les voiles, envoya valser les objets errants, tandis que les vagues se mettaient à bouillonner autour de la coque comme un maelström. Surgie des fonds marins, une lame déferla dans leur direction, prête à trancher le navire, et Héméra recula d’un pas, tétanisée.
Elle ne savait pas nager. Elle ne savait pas nager, et les vagues allaient s’abattre sur eux, renverser le bateau.
Elle se noierait.
— tega ! rugit Vaios.
La lame de fond s’écrasa sur l’étrange surface dorée qui se matérialisa à la proue, projetant sur les côtés des gerbes d’eau. Vaios s’était relevé et, le bras tendu, avait brisé le mouvement des vagues grâce à un simple mot. tega. Bouclier. Sa magie avait pris la forme des boucliers en forme de huit de l’ancien temps.
— Andrea !
La voix de Vaios claqua dans le vent, et le jeune homme s’élança vers la proue, de l’écume agrippée à ses boucles cuivrées.
— erkeri ac eiras, cria-t-il face à la mer, la voix chargée de magie.
Mais les vagues rugissaient, le vent hurlait – Akhesa, avait-il murmuré à l’oreille d’Héméra lorsqu’elle s’était assoupie. Une nouvelle lame heurta le bouclier de Vaios, et la secousse la projeta à terre. Non loin d’Héméra, Tadeo était tombé lui aussi, et Ariana s’agrippait au bastingage pour lutter contre le vent, ses longues tresses claquant dans son dos. Héméra avait su que cela pouvait arriver lorsque la magie des archéomages entrait en collision avec la barrière, mais jusque-là, elle avait rangé cette information dans un coin de son esprit et n’y avait plus pensé.
C’était une erreur.
Seul le bouclier de Vaios les empêchait d’être engloutis.
Puis, ce fut infime, mais Héméra sentit le vent s’apaiser. Sur le pont, les glyphes brillaient toujours d’un éclat singulier, et une lumière dorée dansait dans l’air, dessinant peu à peu les mouvements d’une porte qui s’ouvre.
— Attention ! hurla Tadeo.
En voyant la lame débouler vers la proue, Héméra comprit que le bouclier de Vaios ne suffirait pas à les protéger. La vague était trop haute, trop puissante, comme si la mer s’était soudainement libérée de ses entraves. La trombe d’eau s’abattit sur le pont et la percuta de plein fouet, noyant son cri et la soulevant comme un fétu de paille. Ses mains cherchèrent désespérément à agripper quelque chose, n’importe quoi, mais son corps bascula par-dessus le bastingage et
elle
chuta.
Elle n’eut pas le temps d’inspirer ; la mer l’engloutit si brutalement qu’elle en eut le souffle coupé. De l’eau s’infiltra dans sa bouche, dans son nez, alors qu’elle battait frénétiquement des bras et des jambes pour regagner la surface.
Elle ne voyait rien. Le sel lui brûlait les yeux, et seuls les rayons lactescents de la lune éclairaient les remous qui l’enveloppaient. Quelque part sur sa gauche, elle perçut un mouvement : quelqu’un d’autre avait dû être emporté par la mer. Elle eut le réflexe d’appeler à l’aide, mais elle s’étouffa avec une infâme gorgée d’eau salée. La panique l’empêchait de coordonner ses mouvements, et elle s’enfonçait sous la surface, centimètre après centimètre.
Je vais mourir, réalisa-t-elle.
Ses membres s’alourdissaient, sa vision se brouillait, le manque d’air comprimait sa poitrine… Ses vêtements formaient désormais autour de son corps une amure glacée qui l’entraînait vers le fond. Je vais mourir… Sans jamais découvrir la beauté de l’Archipel et revoir les montagnes où elle avait grandi, sans avoir pu mener ses recherches et devenir l’archéomage qu’elle aurait voulu être.
Je vais mourir…
Un fourmillement parcourut son corps.
Et elle vit l’ombre qui se mouvait sous ses pieds.
Non… Pas une ombre.
Un fantôme du passé.
Un large navire doté d’une coque en bois arrondie et de plusieurs rangées de rames. Des voiles blanches ondulaient dans les courants marins, et sur le pont, des silhouettes spectrales s’agitaient en criant, en sanglotant… Pourquoi pleuraient-ils ? se demanda Héméra alors que ses paupières peinaient à rester ouvertes.
Soudain, un bras se referma autour de sa taille et la tira vers le haut. Elle écarquilla les yeux en voyant l’illusion disparaître alors que sa tête crevait la surface. Une quinte de toux déchira aussitôt sa poitrine et elle se débattit, paniquée à l’idée de sombrer de nouveau. Une vague la submergea durant de longues secondes avant de poursuivre sa route.
— Ne bouge pas, souffla une voix dans son oreille. Sinon, je n’aurai pas la force de te porter.
Elle se figea en reconnaissant la voix d’Andrea. Sa peau semblait aussi glacée que la sienne. Calme-toi. Respire. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour s’immobiliser, pour inspirer, expirer, tousser, emplir ses poumons de l’air iodé de la nuit, tousser encore, inspirer. Chaque fois qu’une vague l’engloutissait, elle avait l’impression que sa dernière heure était venue, mais Andrea parvenait tant bien que mal à les maintenir à la surface.
Le navire immobile se trouvait à une quinzaine de mètres, peut-être plus, peut-être moins, et Andrea utilisa son bras libre pour faire un mouvement de brasse. Une corde fut jetée à l’eau et, lentement, les muscles crispés par l’effort, il parvint à s’en rapprocher suffisamment pour l’attraper. Il plongea son bras sous l’eau pour la nouer autour de la taille d’Héméra.
Des cris résonnaient depuis le pont, et elle reconnut son nom malgré sa torpeur.
— Ils vont nous aider… à remonter, balbutia Andrea en claquant des dents.
Héméra aurait voulu le remercier, mais la force lui manqua tandis qu’on les tractait vers l’échelle en métal permettant d’accéder au pont. Ses doigts ripèrent sur les barreaux mouillés, et elle aurait probablement chuté sans la corde attachée à sa taille. Elle entendit Andrea agripper le premier barreau alors qu’elle atteignait enfin le sommet de l’échelle. Enfin, elle s’écroula à genoux sur le plancher en toussant, la gorge et les poumons en feu, brûlés autant par le sel que par l’effort. Quelqu’un posa une serviette sur son dos, et la main chaude d’Ariana frictionna son dos jusqu’à ce que ses tremblements se tarissent. Plus loin, Tadeo serrait Andrea dans ses bras.
— La… La barrière… hoqueta Héméra.
— Nous l’avons franchie, la rassura Ariana.
Héméra ravala un sanglot, à la fois soulagée d’être encore en vie et terrifiée d’être passée si près de la mort. La mer emplissait encore son esprit, tandis qu’un bateau aux voiles spectrales glissait dans l’eau. Plus tard, se raisonna-t-elle. Elle aurait le temps d’y penser plus tard.
Je trouve la scène de mise en place pour aller passer la barrière, avec les glyphes, très forte. J'ai beaucoup aimé. Effectivement, Vaios aurait sans doute été insuffisant à lui tout seul pour passer la barrière, mais je suppose qu'il ne l'avouera jamais même sous la torture.
Je reste très interloqué, cependant, sur le fait que personne ne dit à quiconque de s'accrocher le temps qu'on passe la barrière. C'est pas la première fois que ça se produit, même si les gens en présence nont jamais passé la barrière, il y a des récits, alors je trouve très étonnant (rudement pratique pour le scénario) que tout le monde soit en mode pompélop, ce qui permet à Héméra de tomber. Jpense que ça serait pas mal qu'il y ait au moins tentative de s'accrocher en amont, et puis en fait elle se tient pas bien, ou elle essaie de rattraper un objet qui se fait la malle, et plouf.
Et tout à coup Andrea n'a plus mal au genou ?
A + !
Ravie que la scène te plaise ! Et oui, Vaios n'avouera jamais x)
Alors, je n'ai peut-être pas insisté suffisamment dessus, mais normalement, c'est beaucoup plus tranquille, donc il n'y a pas de raison de s'accrocher. À la rigueur, il y a des petites vaguelettes, mais rien de cette envergure ^^'
Et si Andrea a mal au genou, mais il était très bon nageur dans son enfance, donc vu les circonstances, la douleur est passée au second plan.
À très vite !
J'ai adoré ce chapitre. C'est super chouette de voir tous nos personnages sur l'eau, en action sur la mer, le voyage, la barrière... Ca amène aussi une ambiance rafraîchissante, différente de ce qui a été vu jusque-là. Je me demande même si le départ ne pourrait pas intervenir un petit peu plus vite. Pas trop non plus, il y a des scènes qui sont importantes avant le départ.
J'ai beaucoup aimé le rapprochement entre Héméra et Andrea, c'est intéressant de voir tout ce qu'elle apprend à son sujet alors qu'elle pensait savoir beaucoup. Comme en tant que lecteur on a le double pdv, c'est assez frustrant de voir à quel point ils sont éloignés / rivaux à cause du fonctionnement de l'institution / du système, alors qu'ils pourraient être alliés, s'apporter mutuellement. Le sauvetage en mer d'Andrea, en plus d'être une belle scène d'action, où tu retransmets bien la peur d'Héméra, est hyper intéressant sur la dynamique des deux personnages. Même si Héméra est encore trop sonnée pour s'en rendre compte, je pense que ça va avoir de l'importance et l'aider à changer son regard sur son rival.
Mini remarque :
"Héméra répondit au premier d’un geste de la main," couper le d'un ?
Un plaisir de te lire,
A bientôt !
C'est ma passion les passages sur un bateau, je regrette presque que le voyage ne dure pas plus longtemps haha xD Mais pour des raisons de cohérence géographique, je pouvais difficile l'allonger davantage...
Je m'étais demandé si parmi les premiers chapitres, je pouvais en faire sauter un ou deux, ou du moins réagencer certains éléments, mais je n'ai pas encore tranché, d'autant plus que cela permet tout de même de bien caractériser les personnages avant le départ... Je verrai sans doute au moment des corrections ^^'
Je suis ravie que la relation d'Héméra et Andrea te plaise ! J'aime beaucoup l'écrire. Ils ont à la fois des caractères très différents, mais ils ont finalement des objectifs semblables et, comme tu le dis, si le système institutionnel n'en faisait pas des rivaux ils pourraient s'apporter beaucoup.
Merci pour ton retour et à bientôt !
Sinon, cette immersion (;)) est réussi, avec de belles descriptions ! Je me demande si on aurait pas dû apercevoir plus les autres membres de l'expédition, ici les personnages déjà connus semblent être seuls sur le bateau, or ce n'est pas le cas.
Merci pour le partage et à bientôt !
Pour l'élagage, tu as des informations particulières en tête ? Je l'ai relu récemment, quand j'ai repris le texte, et il me semble avoir supprimé quelques éléments par-ci par-là !
Je vais voir si je peux ajouter l'introduction d'autres personnages dans le chapitre ! Comme le voyage n'est pas long en soi, je pensais plutôt le faire progressivement à leur arrivée sur l'île initialement.
Merci pour ton retour !