CHAPITRE 7

Le 29 juin 1683, Villenouvelle

Sous un soleil radieux qui insultait presque le triste évènement du jour, un cortège funèbre venait de se former et marchait derrière une charrette changée en corbillard pour l'occasion. À cheval, le baron de Lamezac, fier dans son habit de deuil resplendissant et flambant neuf, se composait un visage de circonstance ; tandis que la baronne sur sa monture, le visage dissimulé sous son voile noir en dentelle, faisait montre d'un navrement à fendre le cœur. Derrière eux, parmi les gens de Villenouvelle, les villageoises suivaient le convoi funéraire en joignant leurs larmes à celles de la châtelaine et furent touchées de voir en Madame, la mère avant la baronne.

Derrière les consuls de la ville, dont les chaperons de leur fonction penchaient dangereusement sur leur tête baissée, deux femmes se soutenaient l'une l'autre. La plus jeune était si atteinte de la mort de la petite Louise, que l'on eût dit qu'elle marchait elle-même vers sa tombe.

Depuis le décès secret de son amie, Marguerite sentait son âme plonger dans les affres puissantes de la mélancolie et le seul rempart contre la folie était de se jeter corps et cœur dans le travail, dans un travail harassant et abrutissant pour échapper à la souffrance qui la rongeait. Dans sa toilette de deuil, Marguerite se cramponnait au bras de sa mère pour ne point faillir. La gorge nouée et l'esprit embrouillé de mille pensées torturées qui lui chuchotaient des vérités coupables, la demoiselle était au supplice. 

Ces méchantes voix lui murmuraient qu'elle était coupable de la mort de Louise, que tout était de sa faute car elle ne s'était pas assez opposée à la baronne, car elle n'avait point plaidé avec force et aplomb les risques trop élevés du breuvage et s'était laissée arrêtée par les sommations comminatoires de Madame ; pliant devant sa noblesse, au lieu de plier devant ses intuitions de malheur. Et voilà qu'en ce jour, sa pleutrerie la conduisait à voiler ses yeux, à sortir cette tenue sombre honnie de sa commode, à se donner la migraine à tant pleurer, à écouter l'ultime sermon des vivants pour l'envol des morts, et à regarder la silhouette de Louise, fortement massive parce qu'elle n'était plus humaine, enfermée dans une belle cage de bois vernis.

Le cortège funèbre passa sur le pont à côté du lavoir et continua à travers un bout de la forêt, montant vers le cimetière qui disait-on, fut construit sur l'emplacement de l'ancien prieuré de Saint-Sernin de Goudourville. Lorsque les grilles grincèrent quand le premier consul les fit ouvrir par son valet, lorsque la charrette roula en cahotant sur le sentier où poussait herbettes vertes et fleurettes sauvages, lorsque le cortège vit se dessiner parmi les tombes séculaires le profil du fossoyeur, Marguerite eut envie de crier de désespoir. La croix de pierre sculptée au nom des Lamezac, dont les branches latérales s'écartaient pour accueillir la nouvelle du cercle des trépassés était une image d'absolu. La fin était au bout du chemin... et bientôt la charrette s'arrêterait devant le trou béant que l'on avait fait à la Terre gloutonne de son nouvel ornement, et plus rien n'empêcherait le départ ultime de Louise. À ce moment-là, elle partirait à tout jamais...

La suite de l'enterrement se fit dans un silence sépulcral, chacun savait le rôle qui lui incombait : le prêtre bénissait le cercueil avec cette gravité amoureuse et souffreteuse des gens d'Église, les pleureuses mouillaient leurs yeux avec sincérité pour accompagner les larmes de la baronne ; le baron de Lamezac recevait avec grandeur toutes les condoléances qu'on lui adressait et les hommes descendaient en cadence le sapin dans lequel une jeune femme était morte d'une mort secrète. Las, les secrets ne faisaient jamais long feu et souvent, bien que l'on eût pris toutes les précautions qu'ils imposassent, des yeux avaient vu, ce que personne ne devaient voir.

Parmi les domestiques du baron de Lamezac, Francine regardait d'un œil calculateur l'assemblée du village et pesait en son esprit quel comportement allait servir au mieux ses intérêts. La servante n'avait point oubliée ses projets de devenir la nouvelle baronne de Lamezac et méditait ce qu'elle pouvait faire germer d'une procession de cette envergure et deux choix s'offrirent à elle : outrepasser les ordres du baron qui lui avait intimé le silence et faire circuler le bruit que Louise était morte de manière étrange, ou se taire et se ranger du côté de la baronne, qui, elle le sentait, ne refuserait point une épaule et une présence pour tenir dans son château-prison.

Dans la fièvre de ses complots, Francine, qui, à ses yeux, gagnerait davantage du baron, choisit son camp pour l'unique argument que les hommes gouvernaient le monde et valait-il mieux, en cette façon, dorloter le maître que s'en prendre à lui. Cette décision lui coûterait néanmoins, le baron était un homme violent et peu enclin à apprécier les femmes, toutefois, Francine devait s'accrocher à l'espoir fragile que son statut de favorite, peut-être à cette heure chancelant, lui laissait entrevoir comme manœuvre. La baronne tomberait pour lui assurer un avenir hors de la misère, c'était le jeu de la Vie. Ou bien celui de la Mort. Et Madame avait fait des cachotteries avec la Henriette.

Sortant des rangs des gens du baron, elle se glissa dans celui des vieilles poissonnières à la langue bien pendue et pleura beaucoup pour se faire remarquer d'elles, comédie qui n'avait besoin d'être exagérée outre mesure. Les vielhas(1) l'avaient reluqué aussitôt qu'elle était entrée dans leur sillage. Francine baissa la tête, renifla dans son mouchoir pour mieux attiser l'intérêt des villageoises bavardes et se donna même le luxe de chanceler pour augmenter le crédit de son affliction auprès des bigotes qui la retinrent en lui tapotant la main à merveille. Ce soin leur permit d'harponner la pauvre Francine qui se laissait moduler par les ardeurs de ces dames émoustillées par les ont-dits clandestins. Naturellement, pour leur donner ce plaisir et l'entrée en matière idoine, Francine attaqua par ce sésame :

— On dit bien des choses...

Cette préciosité dans l'amorce des potins était le gage que l'appât et la rumeur allaient être de toute beauté en médisance.

— On dit bien des choses... reprit Francine d'une voix chevrotante en se mouchant.

— Que dit-on ? l'encouragea la vieille mère du forgeron, l'œil émerillonné.

— Des choses horribles... répondit la servante en tournant la tête vers le fossoyeur qui recouvrait le cercueil de terre.

Elle se signa avec tant de zèle que cela mit l'eau à la bouche de la mère à Loulou.

— Parle ! Épanche ton cœur, je vois qu'il déborde, minauda la mère du forgeron en lui prenant la main dans un geste tout calculé.

L'empathie était une chose aisément prodiguée si elle voyait en son filet, le poisson du cancan bien en chair et finalement, c'était peu de choses que de se moquer de la douleur d'une fille riche, en lui boudant la tristesse qu'on lui devait pour son grand départ. La jeune femme était née noble, cela suffisait pour partir sans hommage dans le cœur des paysans. L'argent et le confort faisaient de la mort une douceur quand chez les basses extractions, c'était une douleur amère d'impuissance et de tragédie.

— J'avais tant répété à monsieur le baron que ce voyage serait un désastre pour sa fille si pure...

— Oh ! firent en chœur les deux femmes en se pourléchant les lèvres.

Le secret d'un potin, s'il était couplé avec des évènements qui échappaient à la localité, comptait double dans la saveur de le savoir et dans celui, dans un futur très proche, de le répandre. Apprendre quelque chose qui s'était déroulé à des centaines de lieues, c'était détenir la vérité vraie du bon Dieu en ne se déplaçant jamais.

— Parle, ma petite, je te sens au supplice, repartit l'épouse du laboureur en lui tapotant la main.

— C'est ma chère mademoiselle, paix à son âme, dit Francine en se signant immédiatement. Elle a rencontré de méchantes gens à Lyon... je les ai vus, moi, là-bas, ces vautours !

— Seigneur ! chuchotèrent les deux poissonnières. Que lui est-t-il arrivé ?

— Un jour dans un salon, un monsieur de noble qualité est venu prendre causette au salon de l'épouse du vicomte de Villeterne, des connaissances heureuses pour les Lamezac. Ben que l'invité s'est vu présenté à mademoiselle Louise ! Il a voulu lui extorquer des aveux parce que vous savez, la petite Louise, bah c'est la nièce d'une méchante femme et le curieux personnage lui a justifié cet interrogatoire honteux parce que là-haut, à la capitale, une vilaine affaire secoue Paris et Versailles !

Francine regarda à droite et à gauche pour voir si quelques oreilles indiscrètes ne prenaient pas leur plaisir en chapardant les bribes de leur conversation. Rassurée qu'aucun malappris ne vinssent atrophier son œuvre en lui en volant le prime succès, la servante soupira deux fois de désespoir, et enchaîna quand elle eut la certitude que son auditoire était pendu à ses lèvres.

— L'affaire des poisons... dit-elle si vite que cette célérité affola et grisa de la même manière les deux vieilles femmes qui se lançaient des regards affriolés.

Lorsqu'elles ébruiteraient cela, la Terre tremblerait ! Une affaire louche... une mort suspecte : la semence du Diable avait cet éclat que n'avait point la pureté, mais les ragots étaient-ils une affaire de Dieu ?

— Le mirliflor lui a parlé en des termes trop vagues de cette affaire des poisons, reprit Francine en larmoyant. Pourtant, cela a mis ma Louise dans un tel état qu'il a fallu qu'elle aille se confesser dès l'après-dîner même ! Tout ça parce qu'elle était en connaissance de certaines phrases qui lui pesaient sur la conscience ! Je le sais, je l'ai accompagné, moi, à l'église ! Oh ! Mais avant qu'il ne se taise le perdreaux à dentelle, il a pris la main de la petite mademoiselle et lui a bien recommandé de se garder des mauvais tours du poison et de sa tentation... Il a eu le culot de lui commander de point développer un appétit comme sa tante ! Oh le butor, ma petite Louise en a tant pleuré, elle n'était pas au courant de ce que dissimulait son sang ! Une honte !

Francine se tut, reprit haleine, versa quelques larmes offusquées des outrages faits à Mademoiselle et poursuivit.

— Le malappris ! Son coup de grâce fut d'épouvanter la mignonne en lui certifiant qu'à Paris, les gens de qualité, a chaque mort douteuse se font autopsier, pour savoir si on a pas été empoisonné !

— Jésus ! Marie ! Joseph ! s'affolèrent les deux femme en gigotant leurs lèvres. Autopsier ! Mais c'est-il pas mauvais chrétien de faire ça !

— Oh mes bonnes, ce n'est point fini !

— Oh ! Parle, parle vite ! Le curé aura bientôt fini de causer et il sera trop tard !

— Le baron qui a eu vent de cette affaire des poisons a fait autopsier mademoiselle ! Pensez, trépasser aussi vite, c'est louche !

— Enfer et damnation ! La petite est perdue, ça empêche le Salut de se faire ouvrir les tripes ! dirent les cancanières en s'agitant et se signant en vitesse comme pour repousser la dangerosité des révélations.

— Mes bonnes, minauda Francine faussement à l'agonie, prions pour elle, le Seigneur la sauvera... Elle n'a été que l'instrument de la peur...

— T'as raison, Francine, il nous faut agir pour sauver son âme ! N'empêche qu'elle part en bière la ventrèche à l'air ! fit la mère à la Loulou en pinçant la bouche.

Alors que les deux poissonnières s'éloignaient de la servante, croyant que ses confessions s'arrêtaient en ces termes, elles furent retenues par la manche et instruites de l'éclatant de l'affaire.

— Il paraît que mademoiselle n'est pas morte de mort naturelle... et que la baronne ne serait pas étrangère à tout ça... elle aurait fait des choses impies... moi, j'peux rien vous dire de plus, mais le vieux René qui a été à l'autopsie, lui, il peut causer, il l'a vu de près le corps... Je suis certaine qu'il a remarqué des choses qu'il a fallu extraire à l'œil du bon Dieu !

— Oh ! Le vieux René était là !

— Oui ! murmura la Francine. C'est Madame qui a fait introduire le vieux René dans la pièce de l'opération ! Le baron avait fait venir un médecin de Toulouse et son apprenti chirurgien. Pendant qu'on ouvrait la petite, la baronne tournait comme un chien en cage, elle était nerveuse, si c'est pas cacher des choses ça !

— Oh ! firent les bonnes femmes en mettant leur main sur le cœur, outrées.

— Mais bon, j'perds la tête avec tout ce monde au château, c'est un défilé qu'on arrête plus ! Après le médecin de Toulouse et son apprenti, un espèce de peintre !

— Un peintre ? Pourquoi faire ? répondirent-elles du tac-au-tac.

— Bah qu'est-ce que j'en sais moi, sans doute la baronne ou le baron ont voulu un portrait mortuaire ? M'enfin, fit-elle en aiguillant la conversation sur un point délicat. Quand on sait que c'est la sœur de Madame qui a été exécutée pour des méchantes choses de poisons... té, ça surprendrait même plus qu'elle aie été la main du Malin dans le trépas de la petite ! souffla-t-elle en grimaçant.

La mère du forgeron jeta un regard brillant à la mère de la Loulou qui avait allumé son regard d'un éclat perçant, et se gratta le menton avant d'ouvrir la bouche pour chuchoter :

— Oui cette baronne est mauvaise femme, je l'ai toujours dit ! Il s'est chuchoté que le baron de Lamezac avait été furieux d'apprendre que le discrédit de la sœur de la baronne retombait sur lui parce que sa femme était de la famille de cette Marquise... Comment elle s'appelle déjà l'empoisonneuse ?

— La Brinvilliers(2), répondit Francine. Mais tu dis vrai, le baron était fou de rage et depuis ce jour funeste, il a son épouse en horreur... Et Louise était vue par nous autres, domestique, comme l'ange rédempteur pouvant regagner le pardon du Ciel et l'honneur des Lamezac... et voilà que Madame joue un rôle obscur dans la mort subite de sa fille... Une manie de famille sans doute... Toutefois, ce qui me chiffonne c'est que la baronne peut avoir des complices...

— OH ! La Francine tu as la tête au bon endroit ! Ça manque pas de jugeote ce que tu dis, persifla la mère du forgeron.

— Cela voudrait dire qu'un assassin se cache parmi nous ! fit la mère de Loulou, horrifiée.

— Très vraisemblablement, le débusquer plus vite sera le mieux... mais surtout pas un mot pour le moment ! Oh et n'oublions pas que cela pourrait très bien être... une femme... même une femme bien vue...

Les deux bigotes se tapèrent les lèvres avec leur main veinée, tachée par le soleil, et acquiescèrent en répondant tout de go : « Bien sûr, pour qui nous prends-tu ! » en haussant les épaules. Elles plantèrent Francine, la larmiche à l'œil, qui effaçait derrière son mouchoir un sourire triomphant. 

Les deux cancanières coururent trouver le vieux René qui les repoussa fort embêté de leur intrusion. Elles galopèrent ensuite vers le greffier, homme goûtant les potins, et se firent une mission de lui narrer bien des choses qui le captivèrent, et par cette attitude, Francine sut qu'elles avaient trahie avec brio leur promesse sans en être affectées. La servante du château ne l'était, elle aussi, pas le moins du monde. Francine les regarda se disperser et s'employer avec détermination à répandre le venin de la rumeur assassine, où elle avait mêlée avec intelligence, le doute aux aveux sans avoir à prononcer le nom de la maîtresse de poste, qui, sous peu, tomberait dans la suspicion des gens de Villenouvelle.

Il serait alors inévitable pour Madame qu'elle s'expliquât sur les services qu'elle avait demandé à Henriette.

GLOSSAIRE : 

(1) Vieille en Occitan.

(2) Marie-Madeleine Anne Dreux d'Aubray, marquise de Brinvilliers, dite la Brinvilliers (1630-1676), empoisonneuse et figure célèbre de l'affaire des poisons.

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez