6
Le magnétoscope avala la cassette dans un claquement sec. Un grésillement s’échappa des haut-parleurs tandis que l’écran noir s’animait de parasites. L’image tremblait, sale, presque illisible, comme si l’enregistrement avait été fait avec un appareil bon marché ou sur une bande trop souvent réutilisée.
Lars croisa les bras, debout à côté de Boris, le regard fixé sur la télévision. La pièce était faiblement éclairée, un simple néon vibrant au plafond. Ils avaient réquisitionné une vieille salle d’archives pour l’occasion.
L’image finit par se stabiliser.
Une voix grave, éraillée, surgit des haut-parleurs, vibrante d’une émotion étrange. Un timbre à la fois profond et déchiré, comme si un vieil homme pleurait tout en chantant. Un sanglot invisible se faufilait entre les paroles, brisant les syllabes d’un tremblement contrôlé. Mais il y avait quelque chose qui sonnait faux.
Boris, immobile, plissa les yeux. Cette voix, il ne la comprenait pas. Elle ne correspondait à rien de connu. Elle ne sonnait ni totalement humaine, ni totalement artificielle. On aurait dit une chose brisée qui essayait d’imiter la douleur humaine, sans jamais y parvenir.
Lars, lui, se raidit. Il avait déjà entendu cette chanson. Trop de fois. Toujours avec cette même impression que quelque chose de monstrueux se cachait derrière ces paroles presque enfantines. Mais cette fois, la voix semblait différente. Plus trouble. Comme si le tueur lui-même commençait à se fissurer.
Un couloir. Murs jaunis, sol carrelé. Une lumière tremblotante, au fond.
La caméra avançait lentement, portée à la main. Les pas du caméraman résonnaient faiblement, irréguliers, comme s’il traînait un pied.
Puis, un bruit. Quelque chose de métallique raclant le sol.
Lars sentit sa mâchoire se contracter.
La caméra pivota lentement, révélant une porte entrouverte. Derrière, une ombre. Immobile.
Le son grésilla, et une voix, presque un murmure, s’éleva :
— Il n’aurait pas dû faire ça.
L’image sauta brusquement. Une série de flashs saccadés : du sang sur un mur, une main crispée, un visage figé dans la terreur.
Puis, l’écran devint noir.
Silence.
Un silence plus insupportable encore que la chanson elle-même.
Boris alluma une cigarette, le regard fixé sur l’écran désormais vide.
— Cette voix… finit-il par dire, le ton bas.
— Ce n’est pas sa vraie voix, murmura Lars, plus pour lui-même que pour son collègue.
— Alors qu’est-ce qu’on écoute ?
Personne ne répondit.
Et, quelque part, dans un coin de leur esprit, ils savaient déjà qu’ils ne voulaient pas connaître la réponse.
Le bureau était plongé dans un silence pesant, seulement troublé par le grattement d’un stylo sur du papier et le tic-tac régulier de l’horloge murale. Sur le grand tableau en liège, quinze photos étaient épinglées, formant une constellation macabre de visages figés dans le temps. En dessous de chaque cliché, des annotations griffonnées à la hâte : noms, âges, fonctions, causes du décès.
Boris écrasa sa cigarette dans un cendrier déjà saturé, puis se pencha sur le tableau. Il désigna du bout du doigt la photo de la première victime, un homme au regard sévère, mâchoire carrée et costume impeccable.
— Nikolaï Petrov, 57 ans. Directeur d’une banque privée liée à plusieurs affaires de corruption. Tué chez lui, une balle dans la tête. Exécution propre.
Lars hocha la tête, notant quelques détails dans son carnet.
— Ensuite, Mikhaïl Sokolov, 49 ans. Haut fonctionnaire au ministère de la Justice. Accusé d’avoir couvert plusieurs disparitions. Lui, il a eu droit à un traitement plus… personnel.
Boris soupira.
— Poignardé vingt-trois fois. Le tueur voulait qu’il souffre.
Silence. Les deux hommes savaient que la brutalité des meurtres variait selon les victimes. Certains avaient été abattus d’une balle nette. D’autres, torturés, mutilés. Comme si le tueur adaptait la punition à chaque crime.
— Troisième victime, reprit Lars. Evgueni Morozov, procureur général. Il a enterré un nombre incalculable de dossiers compromettants. On l’a retrouvé pendu dans son bureau, un sourire gravé dans sa gorge.
Un rire amer échappa à Boris.
— Tu te rends compte ? Le tueur ne laisse rien au hasard. C’est une purge.
Lars croisa les bras, jetant un regard à la dernière photo sur le tableau.
— Et Sergeï Volodin ? On a quoi sur lui, à part qu’il s’est écrasé sur une voiture en pleine nuit ?
Boris exhala lentement la fumée de sa cigarette.
— Rien d’officiel. Officieusement ? Trafic d’armes, proxénétisme, meurtres commandités… Un bel enfoiré.
Lars resta pensif. Quinze cadavres. Quinze figures du pouvoir, toutes liées à des affaires douteuses. Et pourtant, aucun suspect. Pas une seule piste concrète. Juste cette comptine obsédante, et ces colis soigneusement emballés, envoyés après chaque meurtre avec les preuves pour justifier l’exécution.
— C’est comme si quelqu’un faisait notre boulot à notre place, murmura Lars.
Boris haussa un sourcil.
— Sauf que nous, on est censés arrêter le tueur. Pas l’applaudir.
Lars ouvrit un tiroir et en sortit la dernière enveloppe reçue. À l’intérieur, les preuves contre Sergeï Volodin : photos, documents, enregistrements. Tout y était. Mais pas le moindre indice sur l’identité du justicier sanglant qui les envoyait.
Il posa l’enveloppe sur le bureau, croisa les bras et souffla :
— Alors… comment on arrête un fantôme ?
Un éclair traversa soudain l’esprit de Lars.
— Lan Wei ! s’écria-t-il.
Boris sursauta sur sa chaise.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle était avec Sergeï. Peut-être qu’elle se souvient de quelque chose.
— Elle a dit qu’elle ne se souvenait de rien, grogna Boris.
— On ne sait jamais. Tentons notre chance.
Boris le fixa un instant. Il n’avait aucune envie d’y retourner. Mais Lars l’implorait presque du regard. Et si elle se souvenait vraiment de quelque chose…
— C’est bon, râla-t-il.
— On y va alors ! s’exclama Lars avec un sourire.
Ils sortirent ensemble du commissariat en direction de l’hôpital.
L’hôpital avait cette odeur typique : un mélange de désinfectant, de linge propre, et une légère senteur métallique. Boris marchait d’un pas lent dans le couloir, le ventre noué d’inconfort. Il n’aurait jamais dû venir seul.
Mais Lars avait eu un empêchement. Il n’avait pas eu le choix.
Il inspira profondément, se donnant un semblant de contenance. Mais rien ne pouvait effacer cette sensation poisseuse qui lui collait à la peau.
Elle était là.
Derrière cette porte.
Avant qu’il n’entre, une voix l’interpella.
— Boris ?
Il se retourna. Une vieille silhouette se tenait à ses côtés : Viviane Romanov. Petite, voûtée, tenant une assiette de pommes découpées.
— Bonsoir, madame.
— Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? demanda-t-elle en ignorant la politesse.
— Je viens voir Lan Wei, répondit Boris, un peu mal à l’aise.
— Mais vous étiez là il y a peu. Et puis, ma petite est fatiguée. Reviens demain, dit-elle en le poussant doucement.
Boris resta figé. Quelque chose clochait.
Viviane Romanov n’était pas connue pour sa tendresse. Elle avait la réputation d’être rude, presque malsaine. Elle ne sortait jamais. Et voilà qu’elle passait la nuit à l’hôpital ?
— Madame, c’est important. On a retrouvé le corps de Sergeï. Et la dernière personne à l’avoir vu vivant, c’est elle. Laissez-moi entrer.
Il avait élevé la voix malgré lui.
Viviane allait répliquer, quand une voix douce, derrière la porte, les interrompit.
— Grand-mère ?
Ils se figèrent. La voix de Lan Wei.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Rien, ma chérie… Ce n’est rien, balbutia Viviane. Elle rentra dans la chambre et ferma la porte au nez de Boris.
Il resta là, interdit.
Puis, après quelques pas, la porte se rouvrit. Viviane passa la tête.
— Elle t’attend. Entre.
Puis elle s’éloigna.
Il posa la main sur la poignée, hésitant une seconde. Puis il entra.
La chambre était baignée d’une lumière grise. Il la vit aussitôt, assise près de la fenêtre entrouverte, une cigarette à la main.
Lan Wei.
Elle ne tourna pas la tête à son entrée. Le vent soulevait légèrement ses cheveux, et son profil paraissait presque paisible.
Boris sentit une bouffée d’angoisse lui grimper dans la gorge. Il n’aurait jamais cru revoir ce visage.
Elle aurait dû être morte.
Il se racla la gorge.
— Vous fumez ?
Un sourire effleura ses lèvres. Elle tourna doucement la tête vers lui, mais son regard restait vide, errant quelque part au-delà de lui.
— On m’a dit que ce n’était pas bon pour la santé. Mais… (elle leva la cigarette entre ses doigts) à quoi bon, n’est-ce pas ?
Boris serra la mâchoire. Il ne voulait pas s’attarder sur ces détails. Il devait poser les questions, obtenir des réponses, et partir.
Il tira une chaise et s’assit en face d’elle.
— On doit parler de Sergeï Volodin.
Un ricanement léger, presque amusé, s’échappa de ses lèvres.
— Sergeï… (elle prit une longue bouffée, expira lentement) Pauvre Sergeï. J’espère que le coupable sera vite retrouvé.
Boris observa chaque nuance de son expression. Son ton était étrange. Ni triste, ni inquiet. Juste… diverti.
— Vous étiez avec lui.
— Oui.
— Pourquoi ?
Elle tourna légèrement la tête vers lui.
— On ne vous a jamais appris qu’il faut être plus délicat avec une femme, inspecteur Karpov ?
Il sentit son sang se glacer.
Ce ton. Ce jeu.
C’était elle. C’était toujours elle.
Il prit sur lui pour rester impassible.
— Je veux comprendre ce qu’il s’est passé.
Lan Wei pencha la tête, ses doigts jouant distraitement avec sa cigarette.
— Comprendre ? (elle laissa échapper un petit rire) Qu’est-ce que vous voulez comprendre, exactement ?
Boris inspira profondément.
— Vous avez dit qu’après être arrivée en retard à votre rendez-vous avec Sergeï, il n’était plus là. Et qu’en le cherchant, vous avez entendu un cri. Puis vous avez dit : « Il m’a rattrapée. » Qui était cette personne ?
Son sourire s’effaça légèrement.
Un silence.
Puis elle murmura :
— Une chose… un humain.
Boris fronça les sourcils.
— Ce n’est pas une réponse.
Lan Wei tourna la tête vers la fenêtre.
— Ce monde est un drôle d’endroit, inspecteur. Parfois, les monstres ne ressemblent pas à des monstres.
Boris serra les poings.
— Est-ce que Sergeï en était un ?
Un frisson d’air frais entra par la fenêtre, faisant danser un instant la fumée de sa cigarette.
— Je pense qu’il avait peur d’en être un.
Un silence s’installa.
Boris luttait contre la tension qui s’enroulait autour de sa gorge. Il n’y avait pas que ses mots. Il y avait cette façon qu’elle avait de les prononcer. Comme si elle savait bien plus qu’elle ne le disait.
Il allait parler, quand elle reprit, son ton soudain plus léger :
— Vous savez, avant, j’aimais regarder la lune et les étoiles. J’aimais observer les paysages, (elle ferma les yeux et inspira sur sa cigarette) mais maintenant, je ne peux que les imaginer, avec les quelques souvenirs qu’il me reste.
Boris la regarda. Il y avait sur son visage une nostalgie amère. Il ne put s’empêcher de l’admirer. Elle était devenue une très belle femme.
Et cette pensée le heurta.
Elle fit resurgir tout ce qu’il voulait oublier. Il se raidit.
— Vous aussi, j’ai essayé de vous imaginer. Mais je n’arrive pas à vous donner un visage… alors que pour les autres, au simple son de leur voix, je pouvais.
Plus elle parlait, plus Boris s’étouffait. Et plus il voulait quitter cette pièce.
— Et dire que votre voix m’est familière… C’est comme si je l’avais entendue quelque part.
Son cœur rata un battement.
Boris sentit son souffle se couper. Un frisson lui parcourut l’échine.
Elle se souvenait.
Il força son expression à rester neutre.
— On s’est déjà rencontrés ?
Lan Wei effleura la cendre au bout de sa cigarette.
— Peut-être. Peut-être pas.
Le silence s’étira.
Boris sentit sa gorge s’assécher. Il avait envie de fuir cette pièce. Cette femme.
Puis, elle fit quelque chose qui lui glaça le sang.
Elle ferma doucement les yeux… et fredonna.
Un son léger. Presque un murmure.
— Mmm… mm, mm…
Une mélodie lente, entêtante, qui semblait flotter dans l’air comme une caresse malsaine.
— Quand tout est carré, tout est parfait,
Rien ne bouge, rien ne change jamais…
Boris sentit une sueur froide couler le long de sa nuque.
Il connaissait cette chanson.
Il l’avait entendue avant.
Sur les cassettes du tueur.
Lan Wei fredonna encore quelques notes, sa voix douce, presque hypnotique. Puis elle s’arrêta.
Elle rouvrit lentement les yeux et souffla :
— C’est joli, non ?
Boris ne répondit pas.
Son corps était figé. Son souffle, court.
Il n’arrivait pas à bouger.
Lan Wei écrasa sa cigarette dans le cendrier. Puis elle tourna la tête vers lui, son sourire léger revenu.
— Pourquoi vous ne parlez plus, inspecteur ? Quelque chose ne va pas ?
Boris se leva brusquement.
Il ne pouvait pas rester ici.
Pas une seconde de plus.
Sans un mot, il se dirigea vers la porte, sa main tremblante sur la poignée.
Avant de sortir, il entendit une dernière fois sa voix.
Légère. Presque moqueuse.
— On se revoit bientôt.
En regardant vers lui…
✨ Un petit mot pour vous, chers lecteurs… ✨
Je voulais vous dire merci. Un grand, immense merci.
Je ne m’attendais pas à recevoir autant de retours, aussi précis, sensibles, bienveillants… Vos mots m’ont beaucoup touchée. Vous avez compris mes personnages, ressenti cette tension que j’ai voulu tisser, perçu ce qu’il y a entre les lignes — et c’est la plus belle chose qui puisse arriver à une autrice.
Lan Wei, Lars, Boris, cette atmosphère de gris et de silence… Tout cela existe maintenant un peu plus grâce à vous. Merci pour vos lectures, vos commentaires, vos analyses, vos impressions. Je lis tout avec attention et gratitude.
Et promis, je vous réserve encore de belles zones d’ombre à explorer… 🌒
À très bientôt pour la suite,
Degmo