Chapitre 6

Chapitre 6

    Fred demanda à Nora s'il pouvait lire les dépositions. Souhaitant prendre congé, elle lui dit qu'elle les rapporterait la prochaine fois. Mais curieux, son client se montra insistant : “Faisons ça maintenant ... Maître … vous pourriez boire un verre et vous détendre un peu, pendant que je les parcours ? C'est l'histoire d'un quart d'heure !”
Nora hésita puis répondit en lui tendant le dossier : “Très bien ... Monsieur Slater … tenez.” Fred servit un soda à Nora et Crow. Il s'installa sur son sofa et lit les dépositions. Il découvrait ce que Martine disait de lui. Il fut gêné de lire qu'à l'époque il voulait sortir avec Nora, ce qui était vrai, mais de le voir écrit comme ça le rendait mal à l'aise, surtout que Nora le lirait aussi. En lisant les méchancetés qu'il avait causées à ses camarades, il ne put s’empêcher de dire à Becker d'une voix très calme, en la fixant : “Comme j'ai honte de tout ce que je vous ai fait subir.”
Nora le regarda et dit d'une voie tranquille : “Pourquoi étais-tu si con à l'époque ?"
Fred fut surpris par sa question. C'était donc ainsi qu'elle le voyait. Comme un con. Fred choisit de ne pas s'en offusquer et répondit souriant : "Merci de parler au passé ... Maître ... et merci pour le tutoiement, me dire que j'étais con en me vouvoyant, ce n’est pas possible !”
Ils sourirent et pouffèrent de rire. Crow restait en retrait, les observant en affichant, une fois de plus, son petit sourire qui voulait tout et ne rien dire.
Fred lisait à présent la déposition de Greg et s’insurgea : “C'est faux, c'est complètement faux !”
Crow se redressa brusquement dans son fauteuil : "Quoi ? Qu'est-ce qui est faux ?
– Greg dit que je le connais depuis la fac !
– Oui, on se connaît tous depuis la fac, intervint Nora.
– Non, pas Greg. Je le connais depuis le collège, comme Georges.”
Nora, Crow et lui restèrent silencieux.


Crow les informa qu'il allait convoquer Husman à nouveau. Nora lui remit l'adresse de l’hôtel où il vivait pour l'instant et se crut obligé de se justifier, sans pour autant perdre de temps en explication : “Greg m’a quitté le jour où j’ai décidé de défendre monsieur Slater. Mais je ne souhaite pas en parler.”
Crow eut un choc. Il ne s’attendait pas à une telle réponse et Nora s’en aperçut : “Et bien, inspecteur, vous n’allez quand même pas vous apitoyer sur mon sort ?”
Ne sachant pas quoi répondre, Crow resta silencieux. Il se sentait gêné. Il avait convaincu Nora de défendre Slater et s'estimait responsable de ses ennuis conjugaux. Il salua tout le monde et quitta l'appartement. Nora était sur le point d’en faire autant lorsque Fred la retint : “Nora, je suis désolé pour toi et Greg.”
Elle perçut de la sincérité dans les yeux de son client. Elle ne répondit pas et partit. Elle s'installa au volant en pensant que Greg avait dû se tromper dans sa déposition et qu’il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter.


Husman reçut une nouvelle convocation directement adressée à son hôtel par deux agents de police. Il en conclut que Nora avait fait part à la police de leur séparation, ce qui le contraria. Il ragea contre Nora et contre cette nouvelle convocation. Lorsqu’il arriva au commissariat, Crow s’était préparé psychologiquement à le recevoir, mais celui-ci semblait plus détendu qu’à leur première rencontre. 
“Monsieur Husman, veuillez m’excuser pour cette nouvelle convocation urgente...
– En effet, inspecteur, vos agents ne m'ont pas vraiment laissé le choix, l'interrompit Greg.
– Je suis sûr que vous pourrez comprendre le caractère urgent de cette affaire... mais, vous concernant, je souhaiterais juste éclaircir, ce qui pourrait bien être, sûrement, une petite erreur. Voilà, vous avez dit, lors de notre entretien de ce matin, que vous connaissiez monsieur Fred Slater depuis la fac.”
Greg s'était avachi sur sa chaise et dit d'une voix nonchalante : “Ah bon ? J'ai dû me tromper. À moins que ce ne soit votre secrétaire ? Je le connais depuis que je suis petit.
– Pourriez-vous être plus précis ?
– Le collège peut-être, je ne sais pas.
– Vous étiez dans les mêmes classes que lui et Georges au collège et au lycée ?
– C'est possible.
– Étaient-ils plus sympas avec vous durant ces périodes de collège et de lycée ?
– Peut-être. Je ne me souviens pas, inspecteur, cela remonte à tellement longtemps.
– Ils ne vous faisaient pas de sales blagues ?
– Je ne me souviens pas.
– Étiez-vous amis ?
– Non, on ne se côtoyait pas, dit Greg sur un ton agacé.
– Auriez-vous autre chose à ajouter, monsieur Husman ?
Greg fit non de la tête et Crow enchaîna :
“Très bien, signez là.”
Greg prit un air moqueur et dit : “Franchement, inspecteur, vous m'avez fait déplacer pour ça !  j'aurais pu vous le dire au téléphone. Et vous croyez vraiment que c'est avec ça que vous allez résoudre votre enquête ?"
 Crow le regarda et lui sourit : “Désolé, monsieur Husman, c'est la procédure.”
L'inspecteur se rendit chez Slater. Fred lui offrit un grand verre d'eau qu’il accepta. Il lui raconta son interrogatoire avec Husman et lui confia qu'il ne le sentait pas. Fred pensa qu'il préférerait que ce soit Nora qui ne puisse pas le sentir. Il l'interrompit : “Comment ça ? Vous le soupçonnez ?
– Je ne sais pas, mais il est bizarre. À la première convocation, il était limite agressif, vous vouant une haine féroce. Puis, cet après-midi, il était totalement détendu, ne se souvenant de rien de votre relation au collège, ni même au lycée ..."
– Il faut le comprendre. Je lui ai fait de sales coups dans le passé, je lui ai même, peut-être, gâché sa jeunesse avec mes conneries, l'interrompit de nouveau Fred.
– Sa jeunesse ? Quand cela a-t-il commencé ?
– Au collège.
– Au collège ? Alors, comment se fait-il qu'il n'en ait pas de souvenirs ? Il m'a dit que vous n'étiez pas amis, mais c'est tout.
– Non … enfin, si... je ne l’ennuyais pas. C’est lui qui nous embêtait, Georges et moi."


Crow sentait qu'il ne comprenait rien à ces histoires de gamins. Il sortit d'une des poches de sa sacoche, un magnéto et le posa sur la table en disant d'une voie déterminée : “OK, on y est Slater, vous devez me raconter tout ce dont vous vous souvenez de cette période. Je veux tout savoir dans les moindres détails, même si nous devons y passer la nuit.”
Slater respira et commença : “Georges et Greg sont arrivés la même année à Manchester, pour la rentrée en quatrième. Entre Georges et moi, ça a tout de suite collé. Nous sommes devenus amis immédiatement, c’était une évidence pour nous deux. Dès notre rencontre, c'est comme si l’on se connaissait depuis toujours. Georges vivait avec sa sœur et sa mère, qui faisait son possible pour les faire vivre tous les trois, mais elle avait du mal à joindre les deux bouts malgré les heures qu'elle faisait pour une société de ménage. Moi, j’étais le fils de Maurice Slater, à la tête d’une des plus grandes entreprises de Manchester. J'étais privilégié, mais étant enfant, je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire. C'est en devenant ami avec Georges que j'ai compris, au fur et à mesure de notre relation, que ma vie était plus facile que la sienne. Notre duo fut très critiqué. Les élèves de la classe ont commencé à donner des surnoms à Georges comme serpillière ou encore ramasse-miettes. Ils montaient crescendo en méchanceté parce que Georges et moi n'y prêtions pas d’importance. Georges était très intelligent. Il ne s'est jamais senti inférieur à moi. Nous étions bien ensemble et ces différences sociales ne gênaient que les autres. Un jour, toutes ces bêtises ont cessé, ils ont dû se lasser. Je savais que tout le monde pensait que je dirigeais Georges et qu'il était à mes ordres, mais c'était faux et l’on se moquait de ce que les autres pouvaient bien croire. Nous, on était juste bien ensemble et ce qui nous intéressait, c’était d’explorer la forêt, de faire des barrages dans les ruisseaux ou encore de construire une cabane dans un arbre. Greg, lui, était souvent seul. Il voulait être avec nous, mais nous ne l'aimions pas. Nous ne nous sentions pas bien avec lui. Il nous suivait souvent et nous regardait nous amuser de loin. Je ne sais pas s’il savait qu’on remarquait sa présence ou non. Un jour, un samedi, nous sommes allés jouer dans une vieille usine en ruine. Greg avait dû nous suivre, mais on ne l'avait pas vu. Il s’est retrouvé enfermé dans l’une des nombreuses pièces du bâtiment, je ne sais pas comment. Il y a passé tout le week-end. C’est le garde forestier qui l’a trouvé le lundi matin. Greg était en état de choc, il a cru que c’était moi qui l’avais enfermé. Après ça, dès qu’il lui arrivait un truc, il disait que c’était moi. Il avait développé envers moi une obsession féroce. Il racontait à tout le monde que j'avais voulu le tuer. Ses propos étaient violents et je n’ai jamais compris le but de son acharnement. Heureusement, mes parents m’ont toujours cru et ses divagations n’avaient pas de conséquences chez moi. Lorsque l'on s'est retrouvé au lycée et à la fac, Greg continuait à répandre des rumeurs à mon sujet. On ne se côtoyait pas, mais je le sentais toujours là derrière moi. Des fois, je le surprenais à me regarder. C’est à partir de la fac que Georges et moi avons commencé nos petites blagues. Par vengeance ou par agacement, peut-être qu'inconsciemment, toutes ces rumeurs qu'il propageait depuis des années finissaient par m’atteindre, je ne sais pas. C’était vraiment des blagues à la con et je n’en suis pas fier.”
Fred marqua une pause et but un peu d'eau. Crow lui demanda : “Pensez-vous que Greg pourrait vous en vouloir encore aujourd'hui, au point de tuer Georges Wagner et de vous coller le meurtre sur le dos ?”
Fred réfléchit quelques instants puis répondit : “Ce serait du délire. Nous étions des enfants, aussi bien Greg que moi. Il est devenu un grand avocat, il brasse beaucoup d'argent. Franchement, il n'a rien à m'envier. J'ai toujours pensé qu'il avait eu sa vengeance lorsqu'il est sorti avec Nora.
– C’est vous qui étiez à l’origine des blagues ou vous et Georges ?
– Au début, c’était juste moi. Puis, ce fut nous deux. Mais vous savez, dès le collège, les autres, enfants et adultes, m’attribuaient le rôle du meneur alors que Georges et moi décidions ensemble de ce qu’on faisait ou pas. Nous étions libres, l’un comme l’autre, de nos choix et nous en assumions la responsabilité. J’avais un rôle protecteur, car je l’aimais beaucoup et qu'il y avait moins de soucis financiers dans ma famille que dans la sienne. Mes parents étaient durs, mais justes. Mon père est un requin en affaire, mais, avec moi, il se montrait juste et confiant et ma mère savait être à mon écoute et me réconforter. Tous les deux m'encourageaient toujours dans mes projets. Je me suis toujours senti entouré et aimé. Il y avait aussi beaucoup d’amour dans la famille de Georges.
– Qu’en est-il du père de monsieur Wagner ?
– Georges a perdu son père peu de temps avant son arrivée à Manchester. Il était malade, il avait une maladie dégénérative, une fibrose pulmonaire.
– Que savez-vous de la famille de Greg ?
– Pas grand-chose. Il est fils unique. Son père s’est tué dans un accident de voiture, deux ans après leur arrivée en ville.”
Crow regarda sa montre : il était minuit et demi. Il éteint son magnéto et fit part de son envie de dormir à son hôte. Il lui conseilla de bien fermer sa porte et d'être très prudent. Tout en parlant, Crow griffonna sur un bout de papier : 
“Voici mon numéro de téléphone perso, bonne nuit Slater.”
Crow partit. En refermant sa porte, Fred pensa que, pour la première fois, Crow l’avait appelé Slater et pas monsieur Slater. 

    Le vendredi matin, Crow appela Becker aux aurores. La sonnerie du téléphone sortit Nora d’un profond sommeil. Elle était si insistante qu'elle n’eut pas d’autres choix que de décrocher pour la faire cesser. Elle attrapa le combiné sans rien dire.
“Désolé, Becker, c’est Crow à l’appareil. Il faut que l’on se voie, c’est urgent !” Nora trouva la force de dire : “J’arrive ... commissariat” et raccrocha. 
Elle arriva peu de temps après, en jogging, pas coiffé et pas maquillé. Crow la trouva encore plus jolie que d'habitude. Elle s'enquit : “J’ai hâte de connaître la raison pour laquelle vous m’avez sorti si tôt du lit, inspecteur !” 
Crow se sentit mal à l’aise, ce qu'il avait à faire ne lui plaisait guère. Il décida, cependant, de se lancer et fit écouter, à Nora, la conversation qu’il avait eue la veille avec Slater. Au fur et à mesure que Nora écoutait, Crow voyait le visage de la jeune femme s'attrister et il en éprouvait de la compassion. Lorsque le magnétophone s’arrêta, le silence se fit lourd. Nora avait les yeux brillants. 
“Je suis désolé, dit Crow d’une voix particulièrement douce et bienveillante. 
– Je rentre, j’ai besoin d’un peu de temps,” dit-elle. Elle se leva et partit. Crow aurait voulu la retenir et la réconforter, mais son expérience en ce domaine était nul.

Maintenant, Crow avait Greg dans le collimateur. Il restait cependant partagé entre son pressentiment qui le poussait à continuer des investigations et l'aberration du mobile. Il resta au commissariat et se replongea dans le dossier. Il relut toutes les dépositions : celles des anciens de la faculté, celles de l'entourage personnel de Slater et celles des clients désabusés. Et il ne pensait plus qu'à Greg. Il y avait quelque chose avec Husmann qui clochait et il voulait savoir ce que c'était.

Lorsque Nora arriva chez elle, elle n’avait plus souvenir d’avoir fait la route du commissariat à son domicile. Elle se sentait totalement désemparée, comme si elle était passée à côté d’une partie de sa vie. Pourtant, il lui était incompréhensible que Greg ait pu omettre de lui raconter ces événements antérieurs à la fac. Elle se replongea, elle aussi, dans le dossier. 
En fin de matinée, elle eut un gros coup de mou. Elle rejoignit sa chambre, s’allongea et s’endormit. Elle se réveilla au beau milieu de l’après-midi, resta les yeux ouverts à penser en regardant ici et là dans la pièce. Elle s’assit sur le bord du lit, se leva, se dirigea vers l’armoire et l’ouvrit en grand. Elle attrapa une boite à chaussure rangée sur l’étagère du haut. Elle la posa sur la moquette, s'agenouilla et l’ouvrit. Elle renversa son contenu et une centaine de photos s’éparpilla. C’était toute sa vie d’étudiante et de couple, en image, qui s’étalait devant elle. Elle s’arrêta sur une en particulier, la prit et la détailla. "La remise des diplômes", se souvint-elle. Greg, Martine et elle étaient au troisième rang. Elle cherchait Fred. Il était au premier rang avec Georges, légèrement décalé sur la gauche par rapport à eux. Martine et elle regardaient en direction de l’estrade, ainsi que tous les autres étudiants, remarquait-elle, sauf Greg. Celui-ci fixait Fred. Cette photo lui fit froid dans le dos. Elle choisit trois photos récentes de son conjoint, prit son sac à main et monta dans sa voiture. Il faisait très chaud et de l’orage était annoncé pour le week-end. Elle alluma la radio sur une chaîne d’actualité et démarra. Elle trouva facilement où se garer devant l’immeuble d’Olivia Roberts. Elle resta quelques secondes, assise au volant et prit le temps de respirer profondément. Elle sonna chez mademoiselle Clark. La voisine entrouvrit la porte de quelques centimètres, celle-ci étant retenue par la chaînette de sécurité. Nora lui expliqua qui elle était. La femme ouvrit et la fit rentrer. Elle lui offrit quelque chose à boire. Nora accepta un verre d’eau et s’excusa de venir la déranger en plein dîner. Elle lui montra les photos de Greg : “Reconnaîtriez-vous cet homme ?” 
La voisine d’Olivia Roberts les prit dans ses mains et ne les regarda pas tout de suite. Elle partit en vadrouille dans son appartement en quête de ses lunettes en ronchonnant : “Où qu'c'est qu’j'ai ben pu les poser !?”
Elle déambulait se tâtant le crâne au cas où elle les aurait relevées sur sa tête machinalement. Nora attendait patiemment, trouvant ce petit jeu de cache-cache effroyablement cruel. En arrivant près de son fauteuil,  Abigaïl s'écria : “Ahhhhh... Ben les v'là ! Qu'est-ce que ça fou su'l coussin, bon dieu !”
Elle attrapa ses lunettes, les mit sur son nez et observa les photos : “Ah, ben c’est l’beau gosse de la p'tite Olivia ! Pauv'garçon, y z'étaient tellement amoureux.”
Nora trembla de tous ses membres, mais trouva cependant le courage de remercier furtivement la voisine et partit tellement vite que son hôte eut à peine le temps de lui dire au revoir. Mademoiselle Clark se dirigea vers sa porte restée ouverte en se parlant à elle-même : “Ben en v’la des manières, ces gens d’l’a haute, y croient qui peuvent nous traiter comme d’la crotte !” 
Elle alla à sa fenêtre tout en continuant à râler après sa visiteuse malpolie qu'elle regardait monter dans sa voiture. Nora était sous le choc. Elle se répétait sans cesse que c'était un cauchemar et qu'elle allait se réveiller.

 

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ABChristLéandre
Posté le 25/08/2025
L'histoire poursuit son cours et les choses commencent à s'intensifier et à se clarifier. Évidemment, en termes de scénario, il n'y a pas forcément de très grande surprise, mais la plume élégante et l'ambiance cinématographique sont vraiment immersives.
J'ai vu que le dernier chapitre a été publié, donc je n'ai plus qu'à poursuivre ma route.
Anne Bénète
Posté le 26/08/2025
Merci pour ce retour.
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