Partie II : L’été
Le 25ème jour : Haéri
Il avait fallu qu’il la voit passer trois ou quatre fois avant de comprendre qu’il y avait un problème : Lissarod n’était pas dans sa condition normale. Elle n’avait pas natté ses tentacules ; sa peau était très sèche et tirait sur ses joues. Heureusement pour elle, son precah avait commencé à pousser ; il était d’un bleu profond qui lui valait l’admiration générale, car ils n’étaient que six grunes cette année à ne pas porter les habituelles teintes blanches, noires et grises de la plupart des precahs. Des cernes entouraient ses prunelles jaunes et elle semblait si épuisée que même ses sourcils ne paraissaient plus boudeurs. Elle ne trimballait pas de feuille pour transporter de l’eau, ni pétales : il y avait rampant sous racine !
Il hésita avant de l’aborder. Après tout, elle avait montré très clairement son inimitié envers lui et leur dernière rencontre ne s’était pas soldée de la meilleure des manières, mais il était intrigué et peut-être un peu inquiet aussi, car elle avait l’air presque malade. Haéri était gentil à sa façon. Méprisant, mais gentil.
Il intercepta sa congénère avec une expression détachée qui ne reflétait pas parfaitement ce qu’il ressentait (mais elle n’avait pas besoin de le savoir).
— Est-ce que tout va bien ? ӝ Tu as l’air paniquée.
À la dernière seconde, il échangea son expression neutre contre un faciès plus humble. Il fallait savoir s’écraser quand on voulait être dans la confidence. Lissarod lui lança un regard courroucé avant de se dégonfler aussi vite qu’une corneille à trois pattes ; elle semblait trop lasse pour lui faire la guerre.
— Qu’est ce que tu veux ? grogna-t-elle.
— Tu as l’air épuisée ӝ voire un peu dépassée. Je me demandais si ӝ tu avais des soucis.
Une fois de plus, elle sembla prête à le rembarrer, puis ne trouvant pas la force de le faire, elle s’assit mollement sur sa queue, les épaules voûtées.
— Nim a disparu.
— Comment cela a-t-il ӝ pu arriver dans l’Arbre ?
C’était nouveau ça. L’Arbre était immense, certes, mais il était difficile de se perdre quand toutes les branches menaient au même tronc.
Lissarod marmonna :
— Je commence à me dire qu’elle a pu se faire grignoter par un cornu. Il a pu la prendre pour un mille-pattes hideux.
— Raconte-moi tout depuis ӝ le début avec calme.
Elle ne protesta même pas contre son inflexion autoritaire et reprit toute l’histoire d’un ton monocorde. Haéri l’écouta sans broncher. Quand elle se fut tue, la seule chose qu’il trouva à dire fut :
— T’es vraiment pas sympa ! ӝ Une petite punaise moisie !
Lissarod fronça les sourcils.
— Quoi ?
— Des citadelles de fleurs ӝ dans des sous-sols flippants ! Et comme une égoïste ӝ tu ne m’avertis pas ! Alors que j’adore tout ӝ ce qui se fait en fleur !
Elle haussa les épaules d’un air qui voulait dire « Qu’est ce que tu veux que ça me fasse ? Tu crois qu’on est potes peut-être ? »
Tant pis. Il n’arriverait jamais à rien avec cette bromrod. Et c’était fort dommage, car elle avait un sacré beau brin de precah.
— Tout ira bien, d’accord ? ӝ Ne fais pas cette tête-là. Prévenons d’autres grunes ӝ et allons la chercher !
Le 26ème jour : Lissarod
Quand Haéri disait « les autres », il parlait bien sûr de sa bande de grunes décérébrés, qui à eux tous n’avaient pas plus de jugeote qu’un follet. Seule Héerod avait refusé de se joindre à la compagnie ; Lissarod la soupçonnait de se méfier d’Haéri. Pourquoi fallait-il que ce soit la grune la moins aveugle qui déserte ?
Elle se força à rester impassible tandis qu’Izzirod lui souriait de toutes ses quenottes. Lissarod ne pouvait pas la sentir et elle s’en voulait pour ça, car après tout, Izzirod lui avait sauvé la vie ; elle était même celle qui lui avait permis de vivre tout court. Mais voilà, on ne choisit pas toujours nos amitiés et Izzirod, tout comme ses jumeaux d’amis, représentait tout ce à quoi Lissarod aurait aimé mettre le feu : une sorte de trop-plein d’innocence qui ressemblait à s’y méprendre à du vide. De la danse, du chant et de la musique, mais surtout qu’on ne pose pas trop de questions ! Des êtres capables de dormir sur leurs deux oreilles sans croiser de ténébreux poneys... Peut-être qu’elle les enviait au fond... Maintenant qu’elle y pensait, Nim était exactement comme ça, mais Nim... Nim...
Lissa n’avait rien de particulier à dire pour sa défense. Nim était restée près d’elle par gentillesse, mais si Lissa en avait eu besoin, n’importe lequel d’entre eux serait resté pour ce genre de raisons. Mais voilà, ça avait été Nimrod. Et il fallait absolument qu’ils la retrouvent. Ils étaient maintenant cinq ; c’était beaucoup mieux qu’une.
— On va fouiller partout ӝ dans les recoins de l’arbre. Quelqu’un a une idée ӝ pour l’organisation ? Pourquoi pas des binômes ӝ pour ne pas s’égarer ?
— Youpi on est partant ! ӝ Quand est-ce qu’on commence ?
Izzirod et Tandoori s’entrechoquèrent les poings dans un geste complice qui fit grogner Lissarod. On n’était pas là pour bouffonner ! Nim était certainement en danger, si elle n’était pas morte !
Haéri l’avait obligée à se tremper dans une mare bien tiède et depuis, elle se sentait beaucoup plus en forme. Celui-ci prit l’organisation en main.
— Izzi, Tandoo, Kanaa, ӝ restez à l’extérieur ! Il y a bien assez ӝ de branches à explorer. Je vais fouiller les sou ӝ terrains avec Lissa !
Lissarod lui lança un regard terrifiant. Pourquoi fallait-il qu’ils y aillent ensemble ? Et pourquoi l’appelait-il Lissa ? Il roula des yeux. Est-ce qu’elle voulait que tout le monde soit au courant de l’existence de la vieille bromrod et de son palais de papier ?
— On va encore se perdre, murmura Lissarod. C’est très compliqué là-dessous.
— On peut marquer les murs ӝ idem avec les branches, dit Izzirod
— Oui, mais on n’a rien pour marquer !
Ils se regardèrent ; ils n’avaient aucune idée de ce qui pourrait les aider à faire ce genre de choses.
— Des petits tas de fleurs ? proposa Tandoo. Mais ce n’est pas pratique.
Les autres lui rendirent un regard perplexe. Haéri était sûr qu’ils pouvaient faire mieux que ça : il s’agissait juste de dessiner une croix sur l’écorce. Peut-être en raclant ?
Tandoori pointa un autre grune du doigt :
— On pourrait demander ӝ à ce tepmehri qui est là ? Il nous fixe depuis que ӝl’on discute de Nimrod.
Le grune en question était assis sur une branche qui les surplombait de peu, le visage posé sur les mains, les coudes appuyés sur ses genoux. Izzirod fit un bruit qui ressemblait à s’y méprendre à un gargouillis avant de cacher sa bouche entre ses doigts :
— Oh wow, c’est Dïri ! ӝ Il est beaucoup trop beau !
— Il est coincé du cul, oui, riposta Lissarod.
Sa remarque jeta un froid qui pétrifia tous les autres grunes sur place. Elle avait dit « coincé du cul »... ce qui devait être une expression qui n’existait pas. Mais maintenant que Lissarod l’avait dit, alors elle existait. Elle se força à parler plus gentiment :
— Mais ceci dit, il a l’air intelligent. Et puis c’est avec lui que Nim a exploré les souterrains la première fois. Il sera peut-être utile ?
Le 27ème jour : Dïri
Il avait trouvé quelque chose, même s’il ne savait pas encore trop quoi. Une grappe de grunes qui se réunissaient pour conspirer, ça n’avait rien d’habituel. Surtout quand ce groupe se rassemblait autour d’une personnalité aussi chaotique que Lissarod.
Mock lui avait parlé d’elle. Il en naissait parfois, des créatures comme Lissarod. Le mot était « déviant ». Des grunes qui ne savaient pas se contenter des mots qu’on leur donnait et qui en inventaient de nouveaux. C’était comme ça ; ce n’était pas anormal à l’échelle d’une colonie qu’il y ait un ou deux membres malades.
Dïri avait demandé ce qui allait lui arriver et Mock était resté songeur un moment. Ça dépendait... des mots qu’ils inventaient, mais surtout de ceux à qui ils les apprenaient.
« Le plus important pour un déviant, c’est de trouver le partenaire capable de parler son langage, car pour lui, le reste de notre espèce est comme un coffre creux. On a beau y chercher des trésors, on y trouve que de la poussière. »
Tout cela avait fait réfléchir Dïri, mais surtout, cela l’encourageait à creuser de ce côté-là.
Il n’eut même pas besoin de venir jusqu’au petit groupe, car c’est le groupe qui se déplaça. Les grunes vinrent tous les cinq ensemble, mais ce fût la déviante qui raconta l’histoire. Il l’écouta patiemment, les yeux du cœur fermés, tout en triturant l’anneau de bois qui lui traversait le nez. Il éprouvait un étrange plaisir à le toucher pendant qu’il réfléchissait. C’était agréable.
Il se souvint de la peur qui avait pris Nimrod quand ils étaient descendus dans la grotte. Et elle connaissait le nom de Keizarod. Il y avait là un mystère et le corps de ce mystère avait disparu. Voilà ce qu’on pouvait considérer comme un événement inhabituel.
— As-tu la moindre idée qui pourrait nous aider ? demanda Lissarod après avoir terminé.
Il s'interrogea sur le genre de mots qu'elle pourrait lui apprendre. Mais là n’était pas le problème. Il se trouvait face au dilemme de Mock et il fallait qu’il y réponde ; il dissimula un rire amer en toux. Comme si c’était du jeu ! Il était curieux et il voulait vivre. Pourrait-il y résister ? C’était tout de même le genre de choses auxquelles il faudrait réfléchir à tête reposée. Sa sève bouillait dans ses veines ; il n’était pas sûr d’en être capable, peu importe ce que Mock disait sur la beauté de son cerveau.
— Je crois que je peux vous aider, mais je vais être obligé d’aller chercher des infos de mon côté. En attendant, faites une première recherche.
La petite bande eut l’air perplexe. Quand il prit la direction des cimes, Lissarod lui lança d’un ton dur :
— Tu ne devrais pas chercher dans les souterrains plutôt ?
Pour toute réponse, Dïri lui adressa un signe de la main, ce qui l’agaça sans doute davantage à en juger par la ride verticale qui apparût entre ses deux yeux.
Dïri s’en moquait. Il ondulait en grimpant vers les plus hautes branches. Et voilà, il avait choisi. Il allait vendre son âme contre du temps, des connaissances et plus de pouvoir qu’il ne pourrait jamais l’imaginer.
Le 28ème jour : Nimrod
Elle lécha la paroi moite de l’arbre et sa bouche s’humidifia légèrement. Ses mains suivirent les dessins chaotiques de l’écorce avant de recueillir quelques gouttes qu’elle déposa au coin de ses yeux secs puis dans son cou. Nimrod sentait sa peau se tirer sur sa chair : il lui fallait plus d’eau. Heureusement pour elle, l’air était frais et humide ce qui limitait sa déshydratation.
L’inquiétude avait fait son chemin dans son cœur. Toutes ses heures passées et Keizarod qui ne revenait pas ! Nimrod était inquiète : il devait lui être arrivé quelque chose ! Elle imagina la vieille bromrod errant dans le labyrinthe ou bien se faisant dévorer par une énorme punaise moisie. Elle n’avait jamais entendu parler d’un grune qui se serait fait dévorer, mais les animaux se chassaient pourtant entre eux.
En tout cas, elle ne pouvait plus rester là : il fallait qu’elle trouve un moyen de sortir. Elle ne savait pas trop s’il fallait aller à droite ou à gauche. Dans son souvenir, elles étaient arrivées par le couloir de droite, mais Nimrod se sentait beaucoup plus séduite par le tunnel de gauche. Il avait l’odeur de cette chose qui l’avait attirée dans le labyrinthe.
Elle prit le chemin de gauche. C’était peut-être une bêtise, mais au moins elle serait fixée. En retournant sur ses pas, elle avait toutes les chances de se perdre à nouveau, alors elle avait choisi de se laisser guider par l’appel de la chose.
Nimrod ondula sur le terrain inégal pendant plusieurs heures. Le plafond et le sol étaient emmêlés de racines terreuses, comme si l’arbre poussait aussi à l’intérieur de lui-même. Elle suçota certains tubercules pour en faire sortir un peu de suc.
La sensation devenait de plus en plus forte ; elle chantait dans ses os. Nimrod s’imagina quelque chose de très beau : une chose merveilleuse l’attendait au bout du chemin ! Peut-être des lacs, des fontaines, des palais, des jardins fabuleux ! Elle ne pouvait qu’imaginer (mais la réalité n’était rien de tout ça). La sensation se fit si forte que Nimrod sût qu’elle était arrivée. Voilà, c’était là et c’était ça : un simple cul-de-sac terreux couvert d’épaisses toiles d’élégantes.
Nimrod les déchira avec les doigts et avança avec précaution. Il y avait des squelettes sur le sol, au moins une dizaine. Certains semblaient récents, mais d’autres étaient prêts à tomber en poussière. Des os gravés de sortilèges tournés les uns vers les autres pour former une sorte de rosace, dont les bras et les visages auraient composé le centre.
Nimrod ne ressentit même pas de déception. Ça n’était pas ce qu’elle imaginait, mais il y avait une étrange chaleur qui émanait de cet ensemble. Elle les entendait, ils chantaient en même temps que ses os à elle et elle connaissait chacun de leurs noms. Ils avaient suivi Keizarod, il y a longtemps, et avaient péri dans le labyrinthe. Exactement comme elle allait y périr.
Nimrod savait à présent que Keizarod ne viendrait pas la sauver. Elle aurait dû faire demi-tour... Elle aurait dû chercher une sortie...
À la place, elle s’allongea parmi les morts pour entendre leurs histoires.
voilà, petit commentaire pas constructif =D