« Alors, Olga-la-noire, c'est quoi donc que cette vilaine chose ? »
Ce soir-là, la curiosité de la vieille Banshee fut plus forte que son respect envers le mutisme d'Olga.
« Je ne sais pas la vieille. »
Elle n'avait jamais aussi peu su. Elle avait massé les articulations des malades bleus avec du miel, ça les soulageait, un peu, mais ses pots étaient déjà vides. Elle avait mis du plantain sur les crevasses, pour atténuer les saignements. Elle leur donnait des pommades et du courage. Mais en réalité, elle ne savait rien. Et le pire, c'est qu'elle en avait vu, des vieux, qui n'avaient pas bougé de leur couche, qui n'avaient vu personne depuis une lune, et qui portaient le sang bleu, pareil. Des crevasses, des ravins dans l'aine et sur les mains, comme les autres. Comment avaient-ils pu attraper cette guigne, sans bouger, sans visite ? Tout en ruminant sa chique, la Banshee sembla lire son inquiétude :
« Pour sûr, c'est mauvais c'te chose-là... Même aux Chimères, paraît qu'y sont malades ! Tu imagines ! Avec leurs cheminées bien nourries et leurs draps propres, là, et leurs médecins rien qu'à eux, et bin rien à faire, même eux ils se fissurent de partout.
– Qu'ils les souillent de bleu, leurs beaux draps. Ils se rappelleront peut-être qu'ils sont faits de la même sève que nous. »
La vieille pinça les lèvres. Olga haïssait le château, ses habitants, et la silhouette que ses trois tours découpait sur le ciel. Elle n'assistait déjà pas aux cérémonies et aux fêtes, quand celles-ci avaient encore lieu, ni aux présentations des nouveaux-nés depuis le balcon surplombant la cour du château, dont on ouvrait grand le portail à l'occasion. Tout ce qu'elle voyait, c'est que dans cette cité prospère, il restait des infirmes, des vieux aux jambes noires et inertes, des mères affamées et des enfants qui mangeaient les rats. Certes, le bon Roi de Pierre donnait quelques méliors à ces miséreux lors des audiences publiques et leurs lots de complaintes. Et après ? La mère affamée mangeait un jour, deux, allaitait, et ensuite à nouveau, le brouet infâme, les pelures de racines, la faim, la honte.
« Je sais c'que tu penses la Noire, mais j'te l'dis, c'est un bon Roi qu'on a. T'as pas connu avant comment qu'c'était. Avant, Katel, elle aurait chevauché sur nos cadavres juste pour son bon plaisir. Elle aurait jamais donné une demi-livre de pain à quiconque, et t'aurais coupé la langue rien que d'avoir demandé. Alors, moi je préfère une statue sur le trône, tiens.
– Je suis fatiguée la vieille, et tu me fatigues. Va te coucher, rêve de beaux princes si ça te chante. Va. »
Mais après avoir chassé la vieille, Olga se sentit trop fatiguée pour dormir. Son corps osseux était meurtri de courbatures et les mouches l'assaillaient. Le désir de quitter son corps l'irrita soudain, tenace : elle rêva de se défaire de ces cheveux rêches et sales, de sa peau toute entière, elle aurait voulu muer comme un insecte et se découvrir une carapace irisée, lisse. Devenir un bourgeon. Mollir et se diluer dans l'air. S'immaculer.
Dans son demi-sommeil, elle pensa au château des Chimères, et se rappela le récit que lui avait conté la Banshee, déjà vieille à l'époque, sur les deux illustres familles qui dirigeaient les Terres-Mêlées depuis toujours : les Tyr et les Lettfeti.
* * *
Depuis des lunes innombrables, racontait la vieille, les Tyr et les Lettfeti se partageaient le pouvoir sur l'étendue du Royaume des Terres-Mêlées, selon une règle simple mais stricte : lorsque cinq monarques d'une même lignée s'étaient succédés sur le trône, la couronne passait à l'autre famille, alternant ainsi le pouvoir pacifiquement. Un pacte, la Loi Antique, en déterminait les conditions. La succession revenait à l'aîné des enfants, qui pouvait l'abandonner volontairement au profit d'un cadet ou d'un cousin. Si l'héritier était trop jeune, les deux familles s'accordaient pour organiser une régence.
La puissance des Tyr revenait en grande partie à leur force : lignée de guerriers, habiles à l'arc et au deux-lames, le cuir solide et les os forts, ils firent démonstration de leur courage lors des affrontements réguliers contre les Cheveux-Jaunes de l'est, qui leur enviaient leurs puits et leurs soies. Moins prompt à saisir les armes, quoique excellents manipulateurs de serpe-cœur, les Lettfeti étaient réputés pour leur intellect, leur esprit stratégique et gestionnaire. Amoureux des lettres et du savoir, ils avaient été à l'origine de la création de la Salle des Écrits, réputée dans toutes les Terres-Mêlées et au-delà.
Le nom des monarques et leur généalogie avaient depuis toujours été répertoriés dans les annales des Terres-Mêlées, mais l'eau et le feu se chargèrent d'en faire disparaître une grande partie. Aujourd'hui, nul ne savait plus combien de reines et de rois avaient régné sur ces terres. Seules les chroniques des Rois Maçons, premiers souverains du royaume, qui furent autant guerriers que bâtisseurs, purent être sauvées : les textes originaux avaient pourri d'humidité dans la bibliothèque de Levinas, mais plusieurs copies avaient été dispersées dans le royaume, sauvant tout un pan de l'histoire des Terres-Mêlées. On pouvait y lire, en leffti de Levinas, le récit fondateur du royaume, les prouesses des guerriers Tyr et des stratèges Lettfeti contre les invasions pirates et barbares, et la naissance des premières villes du royaume.
Levinas fut la première capitale des Terres-Mêlées : cité fluviale, elle se nichait sur le confluent de la fougueuse Kernott, qui dévalait les Serpantes et la forêt de Pekka, et la claire Atna, qui ondulait depuis l'est. Accolée à un hameau de pêcheurs et de fileurs de soie sauvage, sa construction fut hâtive, et elle s'étendit aussi vite que le liseré-des-prés pendant la saison des Pousses. Sur la pointe du confluent, on érigea d'abord le cœur fortifié de la ville, improbable bloc de pierre au pied duquel les cabanes des hommes du fleuve semblaient n'être que des fétus de paille. Les fortifications accueillaient en leur sein le vaste palais royal et sa caserne, de conception modeste mais massive. Plusieurs centaines d'âmes y vivaient, et le palais grouillait de ministres, d'ingénieurs et de copistes, qui élaboraient les lois, les routes, les ponts du tout jeune royaume. Puis, les faubourgs se multiplièrent. A défaut d'assécher les berges, elles furent remblayée pour accueillir les hommes et les fondations. On y vit s'installer des notables, des tisserands, des belles de nuit qui dévergondaient les pêcheurs et des négociants. On construisit des routes pavées et des brasseries, des écoles, des écuries, et des échoppes en pagaille. Or, c'était un pays de roseau, d'échassiers et de barques petites. Les lieux, marécageux, n'étaient pas propices à ces aménagements de métal et de pierre.
Quelques décennies après sa construction, la ville devint sujette aux inondations, et aux fissures dues au terrain mouvant. L'humidité rongeait les parchemins et les étoffes. Les archives pourrissaient presque à vue d’œil. On repéra alors une terre plus saine, bien que le climat y fut moins doux, coincée entre un lac aux couleurs changeantes, une forêt dense et des montagnes glacées. On choisit d'y lancer une grande construction, qui devait avant tout sauver les Archives des eaux bourbeuses de Levinas, et accueillir la couronne et le Consulte. Une reine Lettfeti y posa la première pierre, et le chantier mobilisa tout le royaume. Le château des Chimères fut édifié par deux générations d'ingénieurs, de maçons et de sculpteurs qui l'ornèrent de bêtes fantastiques : serpents moqueurs, renards vêtus de capelines et corbeaux dont les becs grand ouverts semblaient annoncer de terribles dangers. En souvenir des inondations terribles de Levinas, on construisit les Chimères toutes en hauteur, élancées vers le ciel, défiant les crêtes des Serpantes et leurs glaciers.
Alors que la construction du château prenait forme, Levinas fut attaquée par des peuplades de l'est lointain. Ils arrivèrent par voie d'eau, de nuit, et attaquèrent avant l'aube. La ville pillée, ils l'incendièrent et repartirent vers leurs plaines arides. Défigurée, ravagée par le poids des constructions inadéquates, les inondations et les incendies, Levinas perdit peu à peu ses habitants. Beaucoup rejoignirent le chantier des Chimères, y travaillèrent et s'établirent à proximité, donnant peu à peu forme à la ville de Kaalun, extension naturelle du château. On la ceignit de remparts pour se protéger des attaques barbares.
La population des pêcheurs ne put en revanche trouver son compte, ni à Kaalun, et encore moins aux Cimes, ville qui préexistait au royaume, et partirent vers l'ouest s'installer sur la côte, ou le long du fleuve. La terre y était fertile, les mers poissonneuses, et là encore elles devinrent objet de convoitise. Le jeune royaume devait se doter d'une armée. Une caserne fut établie sur l'un des villages qui bordaient le fleuve de la Nef, Temma. Il gorgeait de fretin et les vergers s'y épanouissaient. La constitution et l'entraînement des troupes furent confiés aux Tyr, qui recrutèrent dans tout le royaume. Rapidement, les activités du hameau devenu ville dépassèrent largement celles de l'arc et de la pêche, et on se mit à y exporter des fruits, des poteries, des étoffes et du savon. Les produits de l'océan, qui arrivaient des villages côtiers, passaient par ses négociants, qui les redistribuaient au nord et à l'ouest.
Les Terres-Mêlées avaient pris forme, dotée d'une nouvelle capitale, et de sa première armée organisée. Les territoires du royaume jouissaient d'une relative autonomie, tant qu'ils respectaient la Loi Antique : promesse de protection mutuelle, échanges commerciaux et circulation libre. En réponse à l'ancrage des Tyr à Temma, qui de commandants des armées durent bientôt assumer la gouvernance de la ville, les Lettfeti furent établis légats du Fort des Cimes, qui fournissait le royaume en bois, en fourrures et en minerai extraits des carrières vertigineuses des Serpantes. C'était un pays de mineurs, de bûcherons et de copistes, quand Temma gorgeait d'archers et de soldats, mais aussi de musiciens, de parfumeurs, de peintres et de potiers.
Ainsi positionnées, les deux cités protégeaient Kaalun au nord et au sud-ouest, les Serpantes se chargeant du reste. Régies par des alliés remarquablement complémentaires en force et en esprit, les Terres-Mêlées s'épanouirent, et prospérèrent pendant plusieurs dizaines de générations. Cet équilibre de longue date fut brisé par la Reine Katel, mère et prédécesseur de Saul Tyr, le Roi de Pierre. Devenue Tyr par alliance en épousant le Roi Calum, elle commandita la mort de son époux qui disparut dans le Val perdu, et put prétendre à la couronne. Elle décréta alors que désormais seuls les Tyr régneraient sur Kaalun et les Terres-Mêlées. La chose fut peu prise au sérieux, considérée comme un caprice qui disparaîtrait avec elle. Mais issue d'une famille de riches usuriers, elle parvint à ériger une armée au sein de la Citadelle de Temma, qui se mit en marche vers le nord, menaçant les Lettfeti qui ne savaient plus guère que combattre que le froid des montagnes. Les Cimes furent prises en otage, et les Lettfeti contraints d'accepter cette entorse inédite à la Loi Antique. Le conflit tourna court rapidement : le futur Roi Saul, fils de Katel, affirma que selon la volonté de sa mère, son premier enfant régnerait à sa suite, brisant la règle du pouvoir alterné, avec l'accord des Lettfeti. Les troupes de Bekri, du nom de jeune fille de Katel et de sa puissante famille, regagnèrent Temma et affirmèrent leur fidélité au royaume tant que la loi nouvelle serait respectée.
Je viens de découvrir ta plume grâce à ta nomination aux Histoires d'Or. J'ai beaucoup aimé tes premiers chapitres (ta narration est superbe), en revanche celui-ci m'a moins plu. Même si l'histoire de Kaalun est parfaitement bien écrite, je trouve qu'elle casse le rythme, d'autant plus qu'elle est amenée de manière assez artificielle: Olga, analphabète et absorbée par ses plantes, ne me semble pas être du genre à se remémorer la genèse de son pays en piquant un somme. Du coup j'ai deux questions/suggestions :
- est-ce qu'une leçon d'histoire sur Kaalun est nécessaire ou est-ce que tu peux te contenter de mettre des infos ici et là comme tu l'as si bien fait dans les premiers chapitres ? Je trouve en général que le manque d'information n'est pas rédhibitoire en fantasy, au contraire, il entretient l'imagination et la curiosité du lecteur.
- si la leçon d'histoire est nécessaire, est-ce que tu ne pourrais pas la faire réciter par un autre personnage, de préférence un qui aime conter en place publique...? (Oui oui, Follet)
Sinon comme je le disais j'ai beaucoup aimé les premiers chapitres, en particulier tes descriptions pleines de détails passionnants :) Le personnage d'Olga me rappelle un peu Lila dans L'Amie prodigieuse d'Elena Ferrante.
A bientôt sur le forum,
Zénodote
C'est vrai que ce chapitre arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. Il m'a posé pas mal de souci, et j'ai tjs demandé à mes bêta-lecteurs s'il n'était pas gênant (narration différente, comme tu le soulignes,et surtout beaaaaucoup d'infos d'un coup) > jusque là, ça n'avait gêné personne, sauf moi peut-être ! Après, en le diluant, j'ai peur qu'on ne comprenne pas mieux (attends, de quelle ville elle parle? on l'a déjà vue ou pas? ce genre de choses... Bon, une carte doit être associée à cette lecture, aussi)
En tout cas, si je le retire, c'est un gros chantier donc je ne vais pas m'y atteler de suite puisque je suis en pleine rédaction de mon tome 2, mais c'est vrai que c'est assez poussif... Je ne sais pas trop quoi en faire , et Follet est déjà bien mobilisé pour le moment ! :)
Ravie que le reste te plaise ! et oui, à bientôt (Isapass m'a vantée ta plume, tu es sur ma prochaine PaL, quand j'aurai fini les lectures actuelles)
Je te demande ça car j'ai l'impression d'un changement dans ton style : dans ce chapitre, il y a une maîtrise et une énergie que je n'avais pas senties dans les précédents.
Je dirais que c'est plus "direct" : moins de métaphores, de périphrases. Les phrases me semblent un peu moins longues, et tous les mots sont extrêmement bien choisis. Ca donne une impression de précision. Non pas que les chapitres précédents n'étaient pas bien (au contraire !), mais ils faisaient plus... poétiques, moins "droit au but".
Or, comme ce chapitre est riche en explications, ça sert tout à fait ton histoire... qui est toujours passionante !
Mes remarques habituelles :
- "A défaut d'assécher les berges, elles furent remblayée pour accueillir les hommes et les fondations." : je pense qu'il y a un problème de construction dans ta phrase. Je dirais que tu ne peux pas mettre une forme passive après "à défaut de". J'essaierais : "A défaut d'être asséchées, les berges furent remblayées... "
- "Il gorgeait de fretin et les vergers s'y épanouissaient." : Il REgorgeait ou Il ETAIT gorgé
- "C'était un pays de mineurs, de bûcherons et de copistes, quand Temma gorgeait d'archers et de soldats, mais aussi de musiciens, de parfumeurs, de peintres et de potiers." : même remarque que la précédente (et ça fait une tite répétition ;) )
- "menaçant les Lettfeti qui ne savaient plus guère que combattre que le froid des montagnes." : il y a un QUE en trop "qui ne savaient plus guère combattre que le froid des montagnes"