Devlin jeta son deux-lames à terre, agacé. L'écuyer qu'il affrontait n'osait lui porter aucun coup sérieux, et le combat n'avait plus aucun intérêt, si tant est qu'il eut put en avoir. Après tout, pourquoi se former aux armes ? Son père n'autorisait plus les tournois qui le faisaient vibrer étant enfant. Ironie du sort, on lui avait juré qu'il pourrait jouter dés ses douze ans. Et ce fut l'année de ses douze ans que mourut sa mère, et avec elle toutes les réjouissances des Chimères. Les meilleurs archers avaient rejoint les troupes de Temma, autrement plus vivaces. Quant à la modeste caserne de Kaalun, adossée au rempart sud, dans le quartier des Lames, elle organisait plus de beuveries qu'elle n'adoubait de nouveaux guerriers, ces derniers temps.
Il avait du talent pourtant, et surtout une étonnante capacité à anticiper les coups qui le surprenait lui-même, comme un instinct qui s'activait sans même qu'il ne s'en rendit compte. Mais les plus vives des parades n'ont aucun intérêt sans ennemi, et le jeune prince s'ennuyait éperdument. Aucune destinée ne semblait s'offrir à lui, fils de roi, et cadet. Certes, son aîné ne lui faisait pas tellement d'ombre : Evan était rêveur, peu vaillant ; les armes et l'or ne l'intéressaient pas. Mais son frère avait de lourdes responsabilités à venir : un jour, on lui trancherait la joue avec le serpe-cœur des cérémonies, le marquant à vie, afin que jamais il ne puisse se soustraire à sa condition de souverain. L'entaille porterait alors en elle le sacrifice et le courage que l'on attendrait de lui. Il gouvernerait. Devlin, lui, n'avait que la perspective d'être frère de roi, dans un royaume paisible, sans affrontements. Un jour il devra plier le genou devant Evan, qui comme Saul, ne voudra qu'entretenir la paix. Et lui mourrait tétanisé d'ennui.
Il n'avait jamais vraiment détesté Evan. Son frère lui était trop indifférent pour qu'il en soit ainsi, et l'avait toujours bien traité. Il n'avait pas la condescendance des aînés, ne le chahutait pas. Une entente paisible, désintéressée. Les frères se côtoyaient sans se mêler, trop différents. Il aurait apprécié une virile complicité, et l'avait recherchée un temps. Elle fut presque accomplie le temps d'un vol de chevaux aux écuries royales. Mais une fois échappés de l'enceinte du château, Evan souhaitait rejoindre la solitude glacée des Serpantes, alors que Devlin voulait découvrir les tavernes des villages et se mêler aux hommes incognito, boire et jurer comme eux. Chacun partit de son côté. Devlin revint fier, plus âgé de quelques bières et, sans se l'avouer, déçu de son escapade. Son aîné se présenta penaud, crotté, s'excusant du vol de la pouliche, mais le regard illuminé par les beautés que lui avaient offertes les montagnes. Un bref regard entre eux, et il ne partagèrent plus rien de ce qui fait les frères.
A présent la maladie d'Evan laissait Devlin vaguement indifférent. Il se sentait un peu troublé, peut-être, comme on peut l'être après une remarque désobligeante. Il essaya de s'inquiéter, sans succès, le visita deux fois, puis n'y revint plus. Evan aurait pu tout aussi bien déborder de santé, quelle importance.
Il abandonna l'écuyer et son arme, et se dirigea vers les cuisines en vue d'une collation. Si seulement il était aussi simple de combler son ennui que de remplir ses entrailles... A peine avait-il passé les lourdes portes de la Grande salle qu'une ombre fondit sur lui. La surprise le fit tressaillir.
« Bonjour mon beau Prince » souffla Dame Annwn. Il la tança du regard sans répondre à ce salut, exaspéré d'avoir sursauté, devant une Dame de surcroît. Elles étaient rares au château. Contrairement au Palais de Safran, à Temma, et au Fort des Cimes, où l'on se serrait par dizaines sur de longs bancs lors de banquets quotidiens, les Chimères étaient peu peuplées : on y comptait seulement le roi, ses proches, les membres du Consulte – devenus rares sous Katel qui avait la sanction facile – le personnel des chambres et des cuisines, et les sentinelles. Pas de courtisans, pas de cavaliers exagérant leurs exploits, pas de charmantes cousines ni de dames noyant leur désœuvrement dans le vin. Quant à la bourgeoisie, elle vivait dans la cité, occupée à ses commerces et fabriques. Dame Annwn, seule, avait apporté des couleurs et de la gaieté au château, toujours soigneusement apprêtée, quand tous avaient oublié le faste et le soin des apparences.
Et même s'il était prince, Devlin était légèrement intimidé devant cette femme aux yeux vert d'eau et à la taille de roseau.
« Vous devez être bien préoccupé, mon Prince, devant une telle situation.
– Pardon ma Dame, mais j'ignore ce dont vous m'entretenez », répondit Devlin. Il se voulut plein de morgue mais son timbre trahit sa curiosité.
« Le Prince votre frère est bien malade... Très malade. Ne croyez pas que je veuille anticiper le malheur, mais il faut parfois se préparer à de tels bouleversements. Mon Prince... Devenir roi n'est pas une mince affaire. »
Devlin sentit les muscles de son visage se crisper à ces derniers mots. Il fit un grand effort pour paraître impassible, resta quelques secondes en apnée. Succéder à son frère. Il n'y avait jamais pensé, pas une seconde, pas même depuis que la vie quittait Evan peu à peu. Dans son esprit, il était le cadet, le cadet à vie.
« Je voulais vous dire que je suis à vos côtés Prince. Votre père est si las que si, par malheur, vous n'aviez plus ni frère ni mère, je vous soutiendrai. Vous n'êtes pas seul. »
Sa mère. Personne ne parlait jamais d'elle en sa présence, comme si elle avait été porteuse d'une honteuse condition. Ce silence le blessait. Il ne s'était jamais fait à son absence, comme les amputés dont les membres disparus les démangent des années durant. Elle n'allait pas disparaître de ses souvenirs parce qu'on cessait de la mentionner, comme si elle n'avait jamais existé. Cette précaution était pénible, et ridicule.
La reine Beth, sa mère, dont il n'avait jamais vu le corps inanimé, à cause de cette étrange décision de l'incinérer avant les funérailles contrairement aux traditions de Kaalun. Il n'avait pas eu le courage de participer à la veillée, au lendemain de sa mort, et le regrettait à présent amèrement. Ils s'étaient abandonnés mutuellement, au final, lui l'accompagnant pas ses premiers pas dans le dernier sommeil, et elle se refusant de façon posthume à la cérémonie de crémation publique, rendant son deuil plus difficile encore. Sa mère était une blessure sur son cœur encore tendre, bien que déjà bardé de fierté de jeune homme. Mais avant cette blessure, elle lui évoquait un chant doux, une odeur légère de fumée de bois et de chèvrefeuille. Du vivant de Beth, il ne connaissait pas le désœuvrement qui le rongeait aujourd'hui : devenir fort, habile, instruit, et voir briller la fierté dans les yeux de sa mère suffisait à son bonheur. Il décochait à l'arc des pommes de pin pour l'impressionner, et étudiait la géographie des Terres-Mêlées avec persévérance. Il ramenait de la chasse des gloussettes qu'elle devait lui cuisiner elle-même, et cueillait, en toute discrétion, des bouquets de fleurs sauvages qu'elle conservait même une fois fanés. Avant qu'ils ne se trahissent dans la mort, sa mère était la plus belle chanson du monde, bien que personne ne lui chanta jamais.
Il leva les yeux vers Annwn, cette presque inconnue, vers la bouche sublime qui articulait des vérités douloureuses et le touchait en plein cœur. Il se sentit plus orphelin que jamais : une mère disparue, un père gris et silencieux comme un mort, un frère étranger et rongé de maladie... Ses connaissances, des écuyers, quelques fils et filles de notables, qui ne le contredisaient jamais, par protocole, par lâcheté. A cette belle dame, qui l'avait tant irrité quelques minutes auparavant, il jura silencieusement fidélité. Quel que soit l'avenir, il aurait besoin d'alliés et, bien que du haut de ses seize ans il ne l'admit pas, de chaleur maternelle.
Encore un nouveau personnage et un nouveau décor. Tu nous promènes dans ton monde, dans le pays où se déroule cette histoire, tu nous présentes les personnages…. Ce n’est pas ennuyeux parce que tes descriptions sont bien écrites, évocatrices et pleines d’imagination, mais je trouve dommage qu’on passe d’un début d’histoire à l’autre, en ne faisant que les survoler. À ce stade, à mon humble avis, il manque un fil conducteur.
Contrairement à d’autres plumes, je n’ai pas de compassion pour Ilse. C’est apparemment une fille gâtée qui attend tout des autres et qui n’est jamais contente. Un copiste lui conseille d’écrire des histoires ; elle n’a peut-être pas assez d’imagination pour ça, mais elle pourrait trouver une activité au lieu de rester à s’ennuyer.
À vrai dire, entre les deux frères, je préfère le rêveur à l’ambitieux. Mais comme le premier n’en a plus pour longtemps, je ferais mieux d’éviter de m’attacher à lui. Cette « si gentille » dame Annwn semble avoir une idée derrière la tête et être ambitieuse également, à sa façon.
Coquilles et remarques :
— bien qu'elle fut excellente lectrice [qu’elle fût ; subjonctif imparfait]
— répondit le vieux avec douceur, et un peu d'ironie [la virgule est superflue]
— De « Un traité de construction Dame Ilse » jusqu’à « voulez-vous que je vous en fasse la lecture ? », il faudrait une ponctuation plus variée. On emploie la virgule entre des propositions liées entre elles. Ici, elles ne le sont pas.
— A côté de cela, je crains que [À]
— serrée entre ses doigts tâchés [tachés ; sans accent circonflexe]
— en levant les yeux aux ciel [au ciel]
— se coulait entre deux arrêtes montagneuses [arêtes]
— gelé les trois-quart de l'année [les trois quarts]
— et au dessus duquel était construit [au-dessus]
— A son pied, juste avant l'entrée [À]
— qui se faufilait comme une rivière, toute en longueur [tout en longueur ; ici, « tout » a valeur d’adverbe]
— faisait tout en son pouvoir pour la distraire [tout ce qui était en son pouvoir]
— avaient eu les doigts si gourds qu'ils purent à peine jouer quelques notes [concordance des temps : qu’ils avaient à peine pu jouer]
— tout ce que la ville avaient de jeunes hommes [avait]
.
— si tant est qu'il eut put en avoir [qu’il eût pu ; subjonctif plus-que-parfait]
— qu'il pourrait jouter dés ses douze ans [dès]
— sans même qu'il ne s'en rendit compte [rendît ; subjonctif imparfait]
— Un jour il devra plier le genou devant Evan, qui comme Saul, ne voudra qu'entretenir la paix [devrait / ne voudrait ; dans un récit au passé, on emploie le conditionnel présent pour exprimer une action ou un événement futur]
— Une entente paisible, désintéressée [désintéressée ? dans le sens d’altruiste ? « désintéressé » ne veut généralement pas dire « qui ne s’intéresse pas à qqch » ; « indifférente » ou « détachée »seraient plus clairs]
— Mais une fois échappés de l'enceinte du château, Evan souhaitait [échappé ; autrement la syntaxe est bancale. Si tu tiens au pluriel : « Une fois qu’ils se furent échappés »]
— et il ne partagèrent plus rien [ils] [À]
— le visita deux fois [lui rendit visite ; visiter et rendre visite ne sont pas synonymes]
— Il abandonna l'écuyer et son arme, et se dirigea [la virgule est superflue]
— « Bonjour mon beau Prince » [virgule après « Bonjour »]
— Mon Prince... Devenir roi [devenir ; minuscule :c’est la même phrase qui continue après une hésitation]
— Je voulais vous dire que je suis à vos côtés Prince [virgule avant « Prince »]
— au final, lui l'accompagnant pas ses premiers pas [finalement, à la fin, en fin de compte; « au final » est une expression grammaticalement fausse (voir ici : http://www.academie-francaise.fr/au-final) / n’accompagnait pas]
— Il décochait à l'arc des pommes de pin pour l'impressionner, et étudiait la géographie [la virgule est superflue]
— bien que personne ne lui chanta jamais [ne lui en chantât ; il manque un COD et le verbe est au subjonctif imparfait]
— A cette belle dame [À]
— bien que du haut de ses seize ans il ne l'admit pas, de chaleur maternelle [l’admît ; subjonctif imparfait]
Les noms de lieux comme le fort, le val la place, la sente, etc. ne prennent pas de majuscule.
Quant à Dame Annwn, j'avoue qu'elle m'intrigue. Tout le monde semble se méfier d'elle et avoir besoin d'elle en même temps, c'est curieux. Je ne sais pas quelles sont ses intentions réelles mais j'ai trouvé émouvant le passage où Devlin se sent réconforté par sa présence.
Petites remarques :
qu'il pourrait jouter dés ses douze ans. → dès
<br />
à tout bientôt pour la suite !
Jowie
Le soucis des histoires d'or c'est qu'on découvre ou redécouvre des récits super sans avoir le temps de tout lire T.T
J'ai mis l'histoire en favoris pour pouvor la prendre après.
J'aime beaucoup tes personnages, ils sont tous très différents, et en même temps on a l'impression qu'ils sont... comment dire ? Proches ? Enfin x.x on sent qu'il leur manque quelque chose à chacun, que ça soit Olga, Follet qui pourtant semble satisfait, ou encore Devlin. Et que ce trou là sera important pour la suite, que ça soit pour l'histoire ou pour leur évolution.
J'espère pouvoir bientôt lire la suite !
Bon en tout cas ça fait très plaisir de rejoindre tes favoris ! Et bonnes lectures :)
Mis à part ça, ce chapitre est tout autant agréable à lire que les précédents. Ton style est vraiment plaisant !
Comme d'habitude, deux-trois petites choses :
- qu'il pourrait jouter dés ses douze ans. : dès<br />
- Un bref regard entre eux, et il ne partagèrent plus rien de ce qui fait les frères. : plus rien ce qui avait fait d'eux des frères ?<br />
- Ils s'étaient abandonnés mutuellement, au final, lui l'accompagnant pas ses premiers pas dans le dernier sommeil : lui n'accompagnant pas ses premiers pas...
Zou ! Chapitre suivant !
En effet, toujours pas de nouvelles d'Olga, mais chaque nouveau personnage est tellement intéressant que ce n'est pas un très gros problème de patienter !
J'aime beaucoup les deux visages du jeune prince : fier et fort à l'extérieur, plus fragile et encore enfant à l'intérieur. Très prometteur !
Mes remarques sur la forme :
- "et surtout une étonnante capacité à anticiper les coups qui le surprenait lui-même" : je me suis demandé une seconde si c'était la capacité ou les coups qui le surprenaient... pour plus de clarté, je mettrais peut-être "à anticiper les coups, CE qui le surprenait lui-même"
- "avec le serpe-cœur des cérémonies" : qu'est-ce que c'est que cet engin ?! Ca n'a pas l'air d'avoir un usage très sympa, mais le nom est fort joli :)
- "Un jour il devra plier le genou devant Evan, qui comme Saul, ne voudra qu'entretenir la paix" : il faudrait mettre du conditionnel (futur dans le passé) et ajouter une virgule entre "qui" et "comme Saul"
- "Mais une fois échappés de l'enceinte du château, Evan souhaitait rejoindre la solitude glacée des Serpantes, alors que Devlin voulait découvrir les tavernes des villages et se mêler aux hommes incognito, boire et jurer comme eux." : pourquoi avoir choisi l'imparfait pour cette phrase, alors que toute l'anecdote est racontée au passé simple ? Du coup, on se demande en la lisant si c'est toujours la même histoire. Je la mettrais au passé simple ou au plus-que-parfait.
- "Son aîné se présenta penaud, crotté, s'excusant du vol de la pouliche, mais le regard illuminé par les beautés que lui avaient offertes les montagnes." : tu dois avoir raison pour l’accord (offertes), mais je trouve que ce n’est pas très joli. Dans le doute, je mettrais « par les beautés que les montagnes lui avaient offertes.
- " devenus rares sous Katel qui avait la sanction facile" : euh... Katel ? On est censé connaître ? Sinon, une mini précision serait bénéfique pour qu'on ne se pose pas la question ;)
- " lui l'accompagnant pas ses premiers pas dans le dernier sommeil, et elle se refusant de façon posthume à la cérémonie de crémation publique, rendant son deuil plus difficile encore." : j'ai pas compris. "N'accompagnant pas" ? Ou "l'accompagnant PAR" ? Il doit y avoir une faute de frappe.
- "Il décochait à l'arc des pommes de pin pour l'impressionner," : à vérifier, mais je ne suis pas sûre que "décocher" se dise pour autre chose que des flèches ou des carreaux. Bref, les trucs qui partent des ars pour se planter quelque part. "Il atteignait à l'arc" ? Ou c'est "décrochait" que tu voulais dire ?
- " bien que personne ne lui chanta jamais" : ne LE lui chanta jamais ? ne LA lui chanta jamais ?
- "A cette belle dame, qui l'avait tant irrité quelques minutes auparavant" : Ah bon, elle l'a tant irrité ? Je l'ai pas bien senti.
Isapass (docteur es pinaillage :p )