Chapitre 6 - Assistant

Arfer était heureux des trésors en sa possession : le bâton de feu, la feuille d’ange, le masque et la corde. Il en voulait davantage. Il avait parcouru le pays dans tous les sens. S’il s’y trouvait d’autres objets magiques – à part chez les ensorceleurs mais il ne pouvait pas se permettre d’y mettre les pieds, l’endroit étant bien trop dangereux – alors Arfer n’était pas en mesure de les sentir. Il commença à tourner ses pensées vers les pays frontaliers du sien.

Il ne pouvait pas aller au sud. Le désert et les chacals, ses habitants rusés et agressifs, étaient trop dangereux. De toute façon, il ne ressentait pas la présence d’objets magiques là-bas.

À l’est, le pays se terminait par un canyon d'une largeur telle qu'il était impossible de le franchir. Arfer sentait que des objets se trouvaient de l’autre côté mais il était impossible de s’y rendre, à moins de savoir voler.

À l’ouest, les ours des montagnes, ces géants blonds aux muscles épais barraient le chemin. Ce peuple guerrier attaquait régulièrement les postes de garde à la frontière, obligeant les Mordens à ne jamais relâcher leur attention. C’était l’endroit le plus craint par les Mordens. Un soldat survivait rarement plus d’un an là-bas.

D’aussi loin que remontaient les archives Mordens, les ours avaient toujours tenté d’envahir le pays. À l’époque où la magie était présente dans l’air, les ours étaient encore plus dangereux. Non pas qu’ils contrôlaient la magie, non, bien au contraire, ils avaient la capacité de la repousser. Ceux d’entre eux qui possédaient ce don, les minuels, pouvaient se protéger eux mais également leurs camarades des assauts magiques des Mordens, tant par les objets magiques que de la magia verborum. Les combats étaient nombreux et meurtriers.

Arfer sentait que là-bas aussi, il y avait des objets magiques, en grand nombre, mais il n’osa pas se rendre dans ce coupe-gorge.

Restait le Nord. Séparé d’eux par le Berryl, un grand fleuve puissant et agité, les terres du nord n’étaient en fait pas une nation unie. Il s’agissait d’un conglomérat de tribus et de clans se faisant sans cesse la guerre.

Là-bas, il ne ressentit la présence d’aucun objet magique mais il s’y rendit tout de même. Il découvrit que les terres du nord - que ses habitants nommaient Terre des loups par leur impressionnant nombre – abritaient de nombreux êtres magiques, reconnaissables à leur incapacité à apprécier la vie, à aimer, à sourire. Ils ne semblaient pas comprendre la raison de cette catatonie. Ils vivaient mélangés avec le reste de la population. Là où les clivages étaient de mise chez lui, Arfer découvrit le mélange, l’acceptation, la mixité, la tolérance auprès d’un peuple pourtant pas assez évolué pour connaître la sédentarité, l’élevage ou l’agriculture.

Arfer parcourut de nombreuses terres. Au nord, il fut bloqué par les montagnes. Tous disaient qu'elles étaient infranchissables. Il tenta quand même mais dut admettre sa défaite et rebrousser chemin bien avant le premier col.

Il continua vers l’ouest. Il découvrit un nouveau pays, très différent. Ces gens-là haïssaient la magie. Elle avait été proscrite de leur vie. Eux savaient reconnaître les êtres magiques et tuaient toutes les personnes montrant une incapacité à ressentir.

Cela fit sourire Arfer car de fait, les êtres magiques avaient appris à faire croire. Arfer en reconnut quelques uns, souriant aux blagues, disant à leurs enfants et à leur femme qu’il les aimait. Arfer, en bon Morden, ne fut pas dupe. Formé à reconnaître le mensonge, il constata combien les êtres magiques restaient nombreux mais se garda bien de dévoiler le pot aux roses.

Il voulut continuer encore plus à l’ouest car il sentait la présence d’objets magiques et plus il avançait, plus la sensation était grande. On lui déconseilla vivement de se rendre là-bas. On lui décrivit des terres peuplées de barbares inhumains, cannibales. Ces gens les craignaient comme des démons.

Arfer constata qu’en effet, la sécurité n’était pas laissée au hasard. Tous les deux cents pas le long de la frontière, un haut poste de garde se dressait. Cinq soldats y demeuraient en permanence et ils étaient relayés toutes les semaines, afin de s’assurer qu’ils soient en forme. Il s’agissait d’excellents soldats, bien formés, aguerris à l’art de la guerre. Arfer fut impressionné.

Il ignora les avertissements des habitants. Il fut repéré par des barbares en pagne à peine une heure après être entré sur leurs terres. Il leur échappa de justesse et décida que finalement, ça n’en valait pas la peine. Les objets magiques semblaient encore très loin.

Il réfléchit. L’endroit le plus facile d’accès où il sentait pouvoir dénicher des objets magiques était les montagnes de l’ouest, habitées par les ours. S’il se faisait suffisamment discret, il pourrait sûrement passer. Il retourna à la forteresse où il annonça sa volonté de se rendre au front ouest.

Il déserta le jour même de son arrivée. Profitant de la nuit, il s’engouffra dans les montagnes, accompagné d’un petit cheval têtu mais habitué aux chemins d’altitude. Il ne montait pas la petite jument. Elle se contentait de porter son équipement, ce qui soulageait énormément le jeune homme qui détestait la montagne et les rochers.

Il était un homme des plaines. Les gouffres, les ravins, les parois vertigineuses, tout cela lui donnait le tournis et la nausée. Il avançait au hasard, en évitant tout ce qui ressemblait à un chemin, afin d’être sûr de ne pas faire de mauvaises rencontres.

Il se mit à pleuvoir. Le sol devint glissant. Arfer maudit sa malchance. Un éclair zébra le ciel, immédiatement suivi du tonnerre et la petite jument s’emballa. Elle se dégagea et partit au galop au milieu des rochers humides. Arfer jura entre ses dents à l’idée de devoir poursuivre l’animal dans de telles conditions. Non pas que la jument lui importait tant que ça, mais dans ses sacoches se trouvaient le masque et la corde magiques.

Appuyé sur son bâton de feu, trempé et frigorifié, il partit à la suite de son cheval. Sur les rochers, l’animal ne laissait aucune trace, aucune empreinte. Fatigué, Arfer ne pensa même pas à rechercher la présence d’objets magiques qui auraient pu lui indiquer la présence du cheval. Dans cette montagne, son esprit était vide.

Il s’adossa contre un rocher, prêt à laisser tomber lorsqu’il entendit un hennissement. Le cri était doux avec une pointe d’inquiétude. Arfer le suivit pour finalement trouver sa monture bien au sec, abritée sous un rocher marquant l’entrée d’une grotte.

- Hé bien, toi, on peut dire que tu es sacrément futée ! s'exclama Arfer en souriant.

Arfer la rejoignit et la cajola, la rassurant de l'orage qui tonnait toujours. Il retira la selle de sa monture et lança un petit feu. L'orage s'éloigna en même temps que la lune apparut à l'horizon. La pluie, elle, ne cessa pas.

Au matin, Arfer ouvrit les yeux sous un ciel dégagé et un soleil rayonnant. Le cheval paissait devant l'entrée, arrachant aux rochers environnants de petites plantes grasses.

Arfer put à loisir contempler l'endroit où il se trouvait. Un rocher courbe masquait la vue. Il sortit et retourna sur le chemin. L’entrée de la grotte était quasiment invisible. Il fallait savoir qu’elle était là pour la voir. Sans son cheval et l'orage, Arfer n'aurait jamais trouvé la caverne.

Il voulut s’assurer que l’animal, dans sa course, n’avait pas perdu son équipement. Plutôt que de devoir tout déballer, il lança une recherche d’objets magiques et il fut submergé. Il ne ressentait pas les siens, mais une quantité impressionnante de réponses en provenance de l’intérieur de la grotte. Il alluma une torche et s’engouffra tête la première dans la cavité sombre.

Il fut rapidement clair que l’endroit n’était pas naturel. L’entrée seule l’était, mais l’intérieur avait été agrandi par des pioches d’excellents mineurs. On avait transformé cet endroit en un véritable palace souterrain.

Des couloirs permettaient d’accéder à diverses chambres. Les pièces contenaient des meubles vides, des tables bancales, des chaises pour la plupart cassées, des restes de tapis à moitié mangés par les mites. Dans ce qui semblait être une ancienne cuisine, Arfer avisa une cheminée. Il n’y avait pas de bois mais elle semblait en parfait état de marche. Quelques écuelles et couverts étaient présents. Des gens avaient vécu ici.

Cependant, tout cela n’intéressa guère Arfer. Concentré sur sa recherche, il ne vit qu’à peine la beauté de l’endroit, son caractère calme et grossier qui lui donnait un air animal, dans tout le sens noble du terme.

Il suivit ses perceptions jusqu’à une première pièce et il n’en crut pas ses yeux : une montagne d’objets magiques s’offrait à lui. La pièce suivante en était une réplique. Il en compta ainsi cinq. Il n’en revenait pas. Il venait de trouver le plus grand trésor jamais découvert. Qui avait entassé tous ces objets ici ? Et pourquoi ?

Il se dirigea vers la pièce suivante et sa surprise fut encore plus grande car une porte se dressait devant lui. Jusqu’ici, aucune des pièces n’en avait eu. Là, une porte en métal barrait l’entrée. Arfer la poussa et découvrit un hall étincelant. Les murs étaient couverts de pierres rouges lumineuses. Arfer n’en avait jamais vu de telles mais leur rayonnement intense permettait d’y voir comme en pleine lumière. Arfer laissa sa torche dehors, attendit que ses yeux se fassent au rougeoiement puis détailla un peu mieux l’immense caverne.

Trois tables ovales se trouvaient en son centre et tous les murs portaient des étagères. Où que ses yeux se posassent, Arfer voyait des livres, des grimoires, des parchemins, du papier. Il venait de trouver une bibliothèque, mal rangée certes, mais une bibliothèque tout de même. Arfer, qui connaissait la valeur des choses, reconnut là un autre trésor, d’une autre nature : ces ouvrages semblaient très vieux. Ils avaient été protégés de la destruction par la grotte sèche et la porte, qui avait empêché la circulation de l’air et donc la détérioration du papier.

Il s’approcha d’une des tables et se plaça au dessus d’un parchemin pour le lire. En prenant soin de ne pas le toucher afin de ne pas l’abîmer, Arfer lut : Verborum magiae secretum fides est.

Arfer ne comprit par la phrase, étant écrite dans une langue inconnue, mais il reconnut deux mots : magia verborum. Son cœur s’emballa. L’envie de trouver des objets magiques s'envola. La présence de centaines d’entre eux dans les pièces voisines disparut de son esprit.

Il regarda les autres textes et dut se rendre à l’évidence : tout était écrit dans la même langue et cela ne faisait aucun doute pour le jeune homme : cette bibliothèque était rédigée en magia verborum. Il tenait là le secret le plus important de ce monde. Ça allait être compliqué mais pas infaisable. Arfer savait parler plusieurs langues. Il savait comment s’y prendre et surtout, que ça prendrait énormément de temps. Le plus important pour le moment était de préserver ces textes et de les recopier au plus vite.

Il sortit de la pièce, referma correctement la porte puis s’éloigna. Il avait besoin de papier, d’encre, de plumes et surtout de beaucoup de temps mais ça n’avait aucune importance. Bientôt, il serait le maître du monde. Nul ne pourrait s'opposer à lui. Les seigneurs courberaient la tête devant lui. Quand il reviendrait, il prendrait la place du grand maître Morden et gouvernerait le monde. Il sourit de plus belle. Oui, cela allait demander du temps, mais il y arriverait.

 

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Sakku suivait Decklan dans Praedy. Quelques mois auparavant, il avait été torturé par cet homme. Il avait ensuite eu le privilège de le voir évoluer sur son territoire. Il en avait retenu une grande leçon : ne jamais baisser sa garde en sa présence.

- Nous approchons, annonça Decklan.

- Qu’en savez-vous ? lança Sakku. Je croyais que vous détestiez les voyants. Ne me dites pas que vous êtes déjà venu ici !

- Moi, non, mais mes espions, oui, et ils me font des rapports détaillés.

Ils arrivèrent à une grande clairière au milieu de la forêt. Autour d’un immense lac se trouvaient des centaines de personnes. Vêtues d’une simple robe blanche, les hommes et les femmes, assis à même l’herbe verte, avaient les yeux fermés.

- Ils dorment ? s’enquit Sakku.

- Ils méditent, lui apprit Decklan. Ils essayent de capter des bribes de magie pour tenter d’avoir une vision.

- Et ça marche ?

- Mieux que ce que je croyais puisqu’ils ont réussi à savoir que l’Ar’shyia se trouvait chez nous, maugréa Decklan.

Un homme se rendit compte de la présence d’étrangers sur leur sol. Il s’approcha, le visage fermé. Sakku reconnut ce qu’il voyait sur son monde chez les ensorceleurs, mais également depuis quelques mois, chez les voyants : un mort-vivant. Cet homme-là n’avait pas la moindre connexion avec ses sentiments.

- Vous désirez ? dit l’homme.

Il détailla ses interlocuteurs. Quand il vit le gant droit de Decklan, il annonça d’une voix neutre :

- Les Mordens ne sont pas les bienvenus ici.

- Nous désirerions parler à votre chef, intervint Sakku qui jugea plus prudent de prendre la parole à la place du Morden.

Decklan ne lui en tint pas rigueur, le laissant faire.

- Vous n’êtes pas sans savoir qu’une Ar’shyia a été découverte, continua Sakku.

Le voyant hocha la tête.

- Elle est ici et souhaite s’entretenir avec votre chef.

- L’Ar’shyia ne doit surtout pas s’approcher ! s’exclama le voyant qui semblait reprendre soudain vie. Nous ne contrôlons pas notre pouvoir. Nous la tuerions !

- Nous le savons, répondit Sakku d’une voix calme, espérant par la même calmer son interlocuteur. C’est pourquoi nous voulons que votre chef se déplace pour aller lui parler.

- Ça ne changera rien, répliqua le voyant. Un seul suffira à la tuer.

- Nous y avons pensé, dit Sakku en désignant Decklan qui tendit un petit objet rond.

- C'est bien ce que je crois ? souffla le voyant.

- Un bracelet de contrôle, oui. Quiconque le porte perd l'usage de ses pouvoirs.

- Vous demandez que notre chef, sans l’usage de ses pouvoirs, suive un Morden et un inconnu hors de nos terres ? résuma le voyant.

Sakku admit que c’était beaucoup demander.

- Parce que votre chef est sûrement plus utile ici, avec ses pouvoirs, cingla Decklan.

Le voyant sursauta puis grimaça. Il ne pouvait pas admettre ouvertement que le Morden avait raison. Il se contenta d’annoncer :

- Cette décision n’est pas la mienne. Je vais prévenir notre chef.

- C’est Ketall qui aurait dû venir, murmura Sakku quand le voyant se fut éloigné. Ils le connaissent.

- Les désirs de l’Ar’shyia sont des ordres, même quand ils sont stupides.

- Elna est la première à dire qu’elle n’a pas la science infuse. Je suis sûr que vous auriez beaucoup de choses à lui apprendre, si vous y mettiez un peu du vôtre.

- Je lui ai permis d’apprendre à lire, indiqua Decklan.

Sakku lui lança un regard abasourdi. Il l’ignorait. Le Morden, mort-vivant, avait dit cela sur un ton neutre et dépourvu de sentiment. Sakku se sentait mal dans ce monde à la fois si proche et si différent du sien. Il peinait à distinguer les alliés des ennemis.

Sous son masque de mort-vivant, on ne pouvait rien lire en Decklan. Y avait-il seulement quelque chose à lire ? Sakku en doutait de plus en plus. Il commençait à comprendre où il était tombé : en enfer. Ces pauvres gens, les Mordens, mais aussi toutes les autres castes magiques, n’avaient aucun avenir radieux. Ils naissaient avec la certitude de mourir sans avoir pu connaître la joie, l’amour, le plaisir. Où trouvaient-ils l’envie de continuer à vivre ? Peut-être dans leur absence de sentiment. Leur vie mais également leur mort n’avaient probablement aucune valeur pour eux.

Sakku n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage car le voyant revint, accompagné d’une femme blonde dont les cheveux très longs tombaient jusqu’à ses genoux.

- Je suis Dame Elise, la mère des voyants, se présenta-t-elle avant de tendre son poignet vers Decklan.

Le Morden la para du bijou. Sakku fit signe à la voyante de le suivre et prit la tête du groupe. Decklan flanqua Dame Elise, restant très proche d’elle. Sakku ne comprit pas pourquoi il agissait de la sorte. Haïssait-il les voyants au point d’en être malpoli ? Dame Elise ne fit aucune remarque.

 

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Djumbé et Ketall avaient monté un camp rapide tandis qu’Elna, comme à son habitude, s’occupait des chevaux. Ketall avait lancé un bon feu. Djumbé préparait le repas. Une bonne odeur envahit le camp et Elna se plaça près des flammes, appréciant la chaleur autant que la perspective d’un bon repas.

Ketall la rejoignit peu de temps après, tandis que Djumbé goûtait la préparation régulièrement, rajoutant parfois des épices. Elna se sentait bien. Djumbé ne lui semblait plus aussi dangereux. Il ne la dévorait plus des yeux. Il n’avait jamais rien tenté contre elle. Aurait-il agi de la même manière en l’absence de Ketall ? Elna en douta mais il faisait bon se sentir bien. Elna profita de ce moment de détente qui s’arrêta beaucoup plus tôt qu’elle ne l’aurait pensé. Alors qu’elle humait le doux fumet du ragoût, son os du bras droit explosa. Elle hurla.

- Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Ketall.

Elna connaissait bien cette douleur. On venait de lui prendre sa magie. Elle s’attendit à ce que la douleur la reprenne mais il n’en fut rien. Elle se tourna vers Djumbé et accusa :

- Qu’avez-vous fait ?

- Rien, je vous le jure, assura Djumbé.

Elna lui lança un regard mauvais. Elle se rendit compte que quelque chose clochait. En se concentrant, elle s’aperçut que sa magie lui était toujours volée, mais plus faiblement. À ce rythme, elle mettrait des jours avant d’en souffrir… mais elle en souffrirait tout de même.

- Comment se fait-il que… commença Elna mais elle fut coupée par l’arrivée de Sakku, suivi de près par Decklan et d’une femme portant le bracelet de contrôle.

- Bonjour, soyez la bienvenue, dit Elna en décidant de remettre sa dispute avec Djumbé à plus tard. Je suis Elna Wyel, Ar’shyia.

- Élise, mère des voyants, se présenta la femme en s’asseyant au bord du feu. Que pouvons-nous faire pour vous, qui nécessite que vous veniez risquer votre vie si proche de nos terres ?

Le reproche n’était pas voilé. Élise désapprouvait Elna quant à son choix de venir ici. Elna se sentit totalement seule. Aucun de ses compagnons ne semblait la comprendre. Pourtant, Elna avait besoin de savoir. Il fallait qu’elle comprenne. Elna allait répondre quand elle vit Ketall faire signe à Sakku de le rejoindre. Ils s’éloignèrent pour discuter. Elna resta seule avec la voyante, Decklan et Djumbé.

- Avant la disparition de la magie, les voyants étaient très utiles à ce pays. Notre société vivait en harmonie avec vous. La symbiose était parfaite. L’entente entre les castes était, si ce n’est amicale, au moins cordiale. J’ai entendu dire qu’une prédiction à fourche était à l’origine du désaccord entre les voyants et les autres factions magiques. Pourriez-vous m’en parler ?

Dame Élise jeta un œil ahuri et vexé à Elna.

- Voilà qui s’appelle mettre les pieds dans le plat, murmura Decklan. Quand on est nul en diplomatie, on laisse faire les experts.

Elna sut qu’il n’y avait rien à répondre. Le Morden avait raison mais il était trop tard pour faire demi-tour.

- Nous avons mal interprété une de nos visions. Nos ancêtres ont vu le néant dans l’avenir et ils en ont conclu qu’ils voyaient le vide qui suivait la fin du monde. Nul n’aurait pu croire qu’ils contemplaient leur propre cécité dans un monde sans magie.

- Mais d’autres voyants avaient vu la renaissance du monde. Pourquoi avoir ignoré leur vision ?

- Il s’agissait exclusivement d’enfants, expliqua Dame Élise. Il n’est pas rare que les enfants confondent rêve et vision. Aucun adulte n’ayant partagé leur prédiction, nous avons décidé de ne pas la prendre en compte. Nous avons eu tort. Nous nous en voulons beaucoup. Nous avons balayé les visions des enfants, parce que nous les pensions irrecevables. C’était une erreur.

Elna montra qu’elle comprenait. Après un petit moment de silence, la jeune femme demanda :

- Que savez-vous de la réaction des autres castes magiques à la sombre nouvelle que vous veniez de leur apporter ?

- Les magiciens ont gardé les pieds sur terre. Certains se sont plongés dans la prière. Les autres ont tout fait pour aider le peuple à vivre au mieux ces derniers instants, annonça la voyante.

- C’est aussi ce qu’ont fait les Mordens, intervint Decklan.

- Je l’ignorais, avoua Dame Élise. Nous n’avons aucun traité indiquant comment les Mordens ont réagi. Le seul Morden dont nous ayons eu vent par les assistants de magiciens est Astrid Astralius, celui qui sauva le monde, réalisant ainsi les deux visions, celles des adultes et des enfants.

- Si je comprends bien, vous n’en voulez pas aux Mordens, supposa Elna.

- Évidemment que non, pourquoi leur en voudrions-nous ? s’exclama Dame Élise.

Elna se tourna vers Decklan. Les Mordens haïssaient les voyants depuis des siècles mais cette haine n’était pas réciproque. Decklan ne réagit pas à cette annonce. Elna se demanda à quel point son cœur de mort-vivant pouvait être touché par cette déclaration.

- Non, nous en voulons aux ensorceleurs, continua Dame Élise. Ils ont commis un crime impardonnable. En forçant les magiciens à appliquer une idée stupide, ils ont brisé leur serment. Ce sont des parjures. Ils ne devraient même pas avoir le droit de vivre !

Elna trouva la réaction de la voyante un peu excessive. La seule réaction de Djumbé fut de baisser les yeux. La honte se lisait sur son visage.

- Je n’ai aucune raison de faire peser sur les ensorceleurs d’aujourd’hui les fautes de leurs ancêtres, annonça Elna.

- Pourtant, vous avez commencé notre entrevue en nous accusant, nous, voyants, d’avoir menti et caché la vérité au peuple.

- Si c’est l’impression que j’ai donné, je m’en excuse. J’ai été maladroite mais je veux avant tout comprendre et vos explications m’ont permis de mieux cerner vos motivations. Une dernière chose : pourquoi restez-vous cloîtrés dans votre forêt ? Avant la disparition de la magie, vous aidiez le peuple à prédire le temps, à anticiper les hivers rigoureux et les événements climatiques. Je sais que vos pouvoirs sont grandement diminués mais j’ai cru comprendre que les bribes de magie restantes vous permettaient d’avoir quelques visions.

- Le peuple ne veut pas de nous, annonça Dame Élise.

- Comment ça ? Je viens du peuple, lui apprit Elna. Le peuple ne sait même pas que vous existez.

- Je ne vous parle pas des paysans ou des éleveurs de cochons ! précisa Dame Élise d’un ton méprisant qu’Elna n’apprécia guère. Je vous parle des nobles, des gouverneurs des terres. Eux, connaissent notre existence et ils ne veulent pas de nous.

- Pourquoi ?

- Ils sont conscients que la disparition de la magie est la cause de leur malheur actuel. Ils veulent qu’elle revienne, commença Dame Élise.

- Et alors ?

- Les nobles pensent que les voyants empêchent la magie de revenir, intervint Decklan.

- Quoi ? Expliquez-vous, lança Elna d’un ton plus dur qu’elle ne l’aurait voulu.

Decklan ne se rebiffa pas, se contentant d’accéder à la requête de la jeune femme.

- Les nobles espèrent toujours que la magie environnante finira par retrouver sa vigueur et emplir de nouveau le monde. Ils voient les voyants, qui avalent chaque filament de magie, comme un obstacle majeur à la renaissance de la magie. Cela fait des siècles qu’ils nous demandent de les exterminer.

- Vous haïssez les voyants, répéta Elna. Je suis étonnée que vous n’ayez pas déjà accédé à la requête des nobles !

- Nous sommes les défenseurs de ce pays, argua Decklan. Nous sommes l’armée et la police, pas des meurtriers. De toute façon, les nobles ont tort. La disparition des voyants ne changera rien. Ce qui est resté après qu’Astrid Astralius ait lancé son sort n’était plus vraiment de la magie. Il s’agit de filaments de magie déchirée, des restes, des déchets. La magie ne peut pas revivre de cela.

Elna enregistra les informations. Elle remercia ensuite Dame Élise et, après l’avoir invitée à partager leur repas, l’invita à rejoindre sa demeure. Decklan l’accompagna et lorsqu’ils furent assez loin, il retira son bracelet de contrôle à la voyante, qui put rentrer chez elle. Lorsque Decklan revint, il trouva Elna, flanquée de Sakku et Ketall, en grande discussion avec Djumbé.

- Je ne vous crois pas, s’exclama Elna.

- Quel est le problème ? interrogea Decklan qui était surpris que l’ensorceleur ait pu causer le moindre soucis.

Les deux hommes s’étaient en effet mis d’accord pour passer le plus inaperçus possible en attendant le bon moment pour frapper. Les deux assistants finiraient par baisser leur garde et alors, les deux hommes agiraient, puis se partageraient l’Ar’shyia.

- Elle m’accuse d’avoir utilisé ses pouvoirs. C’est faux, naturellement, assura Djumbé. J’essaye de lui faire comprendre que si j’avais utilisé ses pouvoirs, elle s’en serait rendue compte mais elle ne me croît pas.

- Pourquoi penses-tu qu’il a puisé en toi ? interrogea Decklan qui croyait entièrement son ami.

- Tout à l’heure, juste avant l’arrivée de Dame Élise, j’ai senti qu’on aspirait ma magie hors de moi. L’os de mon bras s’est brisé sous le choc. Pendant toute la discussion, la sensation a continué, certes plus faiblement, mais tout de même suffisamment pour que je la sente !

- Et maintenant ? interrogea Decklan.

Elna vérifia. Elle ne sentait plus rien.

- C’est fini, révéla-t-elle.

- Notre ami ensorceleur n’y est pour rien, assura Decklan. Si vous devez blâmer quelqu’un pour l’os brisé, c’est moi.

- Quoi ? s’exclamèrent en même temps Elna, Djumbé, Ketall et Sakku.

- Je n’ai pas été assez rapide à activer le bracelet de contrôle, avoua-t-il.

- Pourquoi ne l’avez-vous pas activé dans la clairière ? interrogea Sakku.

- Parce qu’il n’y a pas de magie dans l’air, répliqua Decklan. J’ai besoin de magie pour activer mes pouvoirs. Je n’ai pu le faire qu’à proximité d’Elna. Ensuite, le bracelet a eu besoin de magie pour fonctionner, comme tous les objets magiques. Il a pris l’énergie où il pouvait, finit-il en désignant la future magicienne.

Elna se tourna vers Sakku.

- Encore une fois : super idée le bracelet de contrôle !

- Encore une fois, répondit Sakku : je viens d’un monde où la magie est présente partout. Je n’ai pas les réflexes dans celui-ci.

Elna jura et lança un majestueux coup de pied dans une pierre qui vola à quelques mètres de là, rebondissant sur le tronc d’un arbre. Djumbé et Decklan se lancèrent un regard en coin accompagné d’un léger sourire. L’Ar’shyia commençait à douter de l’un de ses assistants. C’était très positif pour eux.

- Où va-t-on maintenant ? s’enquit Decklan qui espérait que l’Ar’shyia ne souhaitait pas déjà rentrer à la citadelle des mages.

Djumbé et lui avaient encore besoin de temps s’ils voulaient attraper l’Ar’shyia.

- Chez les druides, annonça Elna. Je veux connaître leur point de vue sur tout ça.

Decklan sourit et hocha la tête. Il était ravi.

Decklan mena le petit groupe. Il choisit de passer par la civilisation. Elna fut ravie de voir des maisons, des fermes, des routes, des villes. Elle entrevit la perspective de dormir dans une auberge, dans un vrai lit. Elle en bavait d’envie par avance.

Lorsqu'ils traversèrent le premier village, les gens sortirent comme il était de mise. Les habitants mâles se prosternaient régulièrement. Ils regardaient Elna, Sakku, Djumbé et Ketall avec une attention particulière. Ils se demandaient qui pouvaient bien être ces gens, non Mordens, qui accompagnaient un maître. Le soir tombait lorsqu'ils entrèrent dans un autre village.

- Je propose qu'on s'arrête à l'auberge, lança Decklan. Ce village a une taverne de bonne qualité.

Elna ne fit rien pour le contredire. Tous acceptèrent volontiers la proposition. Les gens sortirent pour accueillir les Mordens mais Decklan annonça qu'ils pouvaient rentrer chez eux et reprendre leurs occupations habituelles. Elna descendit la première de cheval et dérouilla ses jambes que la chevauchée avait rendues douloureuses.

- Elna ? dit une voix.

Elle se retourna. Au milieu de la rue se tenait Claire.

- J'ai bien failli ne pas te reconnaître ! s'écria Claire en enlaçant sa sœur.

Elna lui rendit son étreinte en souriant.

- Comment ? Je te croyais morte !

Elna perdit son sourire.

- C'est une longue histoire, je…

Claire pâlit. Elle s’inclina respectueusement mais Elna vit que sa sœur tremblait plus de rage que de peur.

- Claire ? Qu'est-ce que…

- Ils sont tous rentrés, annonça quelqu’un derrière Elna.

Elle se retourna pour voir Decklan.

- Je préfère ne pas te laisser seule dehors, continua Decklan. Tu peux te redresser, dit-il à Claire.

Claire le fit lentement, comme si elle risquait de se brûler à chaque mouvement, puis elle chuchota :

- Tu es son esclave ?

- Non, pas du tout, assura Elna. Nous… Je… Il m’accompagne.

- Il t’accompagne ? répéta Claire, incrédule.

- En fait, par moments, j’ai du mal à savoir qui accompagne l’autre, murmura Elna plus pour elle-même.

Decklan ne put s’empêcher de sourire à la remarque.

- Enfin bref, nous voyageons ensemble, finit Elna.

- Tu voyages avec un Morden, insista Claire.

- Pourriez-vous continuer cette discussion à l’intérieur ? intervint Decklan. Je ne veux pas te laisser seule dehors et j’ai faim.

- Oui, bien sûr, pardonnez-moi, Seigneur Beir. Claire, tu viens ?

Il n’échappa pas à Claire que sa sœur vouvoyait le Morden, qui en retour la tutoyait. Elle suivit sa sœur à l’intérieur tout en remarquant :

- Il semble se préoccuper de ton bien-être.

- Ma vie lui est extrêmement précieuse, assura Elna. Ma mort serait pour lui une tragédie.

Ils entrèrent dans l’auberge. Il y faisait chaud. C’était plutôt animé avant que Decklan n’entre. À son arrivée, tous les sons moururent. Il indiqua à tout le monde de ne pas se préoccuper de sa présence et les conversations reprirent. La scène de l’auberge était vide ce soir-là. Nul troubadour ne venait se faire entendre par-dessus les rires des clients.

Sakku, Ketall et Djumbé s’étaient assis du même côté, laissant le banc en face d’eux vide. Ils avaient tous commencé à manger sans attendre leurs compagnons. Decklan s’assit en face de son ami. Il restait donc deux places : en face de Sakku, en bout de table et en face de Ketall, au milieu du banc, à côté du Morden. Elna ne pouvait décemment pas demander à Claire de s’asseoir là. Elle prit donc la place du milieu à contre cœur.

La présence du Morden ne la dérangeait pas pour les mêmes raisons que sa sœur. Si Claire craignait l’agressivité latente des Mordens, Elna quant à elle redoutait ses propres sentiments. Le Morden aux cheveux courts lui plaisait de plus en plus et Elna savait que c’était peine perdue.

Le Morden était insensible à l’amour. Mort-vivant pour toujours, il resterait à jamais un être assoiffé de souffrance et de domination, seule manière pour lui de se sentir vivant.

Elna regarda Ketall, assis en face d’elle, et soudain elle voulut croire en la prophétie des époux Mandrake. Si elle rendait la magie au monde, Decklan deviendrait un homme comme les autres, capable d’aimer, ouvrant ainsi la porte à toutes les possibilités. Elna se surprit à rêver. Elle sourit. C’était décidé. Elle se séparerait. Elle ne savait pas encore comment mais ça devait se produire, et vite.

Elna se rendit compte qu’elle rêvassait depuis plusieurs minutes. Elle n’avait même pas présenté ses compagnons à sa sœur. Elle se tourna vers Claire et la trouva en grande conversation avec Sakku. Apparemment, les présentations avaient déjà été faites. Claire discutait gaiement avec Sakku. Ils se dévoraient mutuellement des yeux. Elna sourit. Ces deux-là ne cachaient pas leurs sentiments. Elna fut prise d’une bouffée de jalousie. Elle était forcée de cacher ses sentiments. Comment aimer un être mort, incapable de rendre son amour ? Elle se renferma et picora plus qu’elle ne mangea.

Une fois le repas terminé, chacun rejoignit sa chambre. Ketall et Sakku partageaient la première. Elna et Claire prirent la seconde tandis que Decklan et Djumbé prenaient la dernière.

- Comment es-tu arrivée ici ? demanda Elna à sa petite sœur. Tu es bien loin de notre village ! Et, où est Arhon ?

- Notre père est mort, Elna, je suis désolée. Il s'est pendu après avoir appris la mort de notre mère et notre enlèvement. Il n'a pas supporté l'idée de devoir vivre seul après cela.

Elna en eut le souffle coupé. Claire continua :

- J'ai donc erré de ci de là, cherchant du travail. Les gens de ce village ont apprécié mes talents. Je m’y suis installée il y a une lune à peine. Et voilà que je tombe sur vous. C’est une sacrée surprise ! À ton tour. Comment t’es-tu retrouvée en compagnie d’un Morden ?

Elna raconta son emprisonnement chez les Mordens, son évasion, son arrivée à la citadelle des mages, sa nature d’Ar’shyia et tout ce que cela impliquait. Elle raconta ensuite comment elle avait échappé à la vigilance des assistants pour courir seule les routes. Sur le visage de sa sœur, Elna constata qu’elle aussi désapprouvait grandement cette décision.

Elna narra sa rencontre fortuite avec Sakku, comment le jeune homme l’avait aidée puis sa mésaventure chez les voyants. Claire secouait régulièrement la tête. Sa désapprobation grandissait à chaque mot supplémentaire d’Elna et l’Ar’shyia en souffrait. Elle avait espéré que sa sœur, au moins, comprendrait. Elle avait beau tenter d’expliquer ses raisons, Claire demeurait fermée. Elna continua son récit par sa rencontre avec les ensorceleurs et son retour chez les voyants.

- Voilà, tu sais tout. Maintenant, nous allons chez les druides afin que j’entende leurs motivations.

- C’est complètement ridicule ! s’exclama Claire qui parlait pour la première fois. Tu dois te débarrasser du Morden et de l’ensorceleur et rentrer à l’abri dans la citadelle des mages. Tu es l’avenir de ce monde et tu risques ta vie sur les routes ? Tu es complètement folle, ma parole ! Reprends-toi !

- J’essaye de faire mon travail ! Si je veux gouverner ce monde, je dois d’abord le comprendre !

- Tu peux le faire en lisant, en discutant. Et si tu faisais venir les gens à toi au lieu de te promener.

- Je veux les rencontrer dans leur élément, dans leur lieu de vie, pour mieux comprendre, mieux partager leur ressenti, argua Elna.

- Tu n’es même pas encore magicienne ! s’écria Claire. Tu es en danger, en grand danger, et tu agis comme si ça n’importait pas. Tu dois avant tout te séparer. Le reste viendra plus tard.

- Ce n’est pas en restant enfermée dans la citadelle que j’apprendrai à me séparer, dit Elna. Il n’y a rien là-bas, pas le moindre indice sur la façon de procéder. Je ne ferai qu’y pourrir et je m’y refuse. Je veux aider mon pays, maintenant, pas quand mes cheveux seront blancs ! J’avais espéré que toi, au moins, tu me comprendrais, mais apparemment, j’ai eu tort.

Elna ouvrit la porte et sortit.

- Elna ! Attends ! cria Claire.

- J’ai besoin d’air et j’ai besoin d’être seule. Laisse-moi ! répondit Elna avant de claquer la porte.

Claire baissa les yeux. Sa sœur avait eu besoin de soutien et elle n’avait même pas été capable de lui donner ça. Elle s’en voulut. Elle se promit qu’au retour de sa sœur, elle s’excuserait. Après tout, elle ne comprenait pas encore bien tout ça et elle ne pouvait pas se permettre de juger aussi vite. Oui, elle devait des excuses à sa sœur.

Claire attendit, mais sa sœur ne revenait pas. Elna n’était partie que depuis quelques instants, un temps trop court pour avoir le temps de faire le point, mais Claire sentait que quelque chose n’allait pas. Elle sortit dans le couloir. Il était vide. Aucun des quatre hommes du groupe ne semblait pressentir le moindre danger. Pourtant, Claire frissonnait. Son instinct lui disait que quelque chose n’allait pas.

Elle descendit les marches de l’auberge. La salle principale était déserte et totalement silencieuse. Claire poussa la porte extérieure et sortit dans les rues sombres du village. Il n’y avait pas âme qui vive. Où était Elna ?

Claire perçut un cri étouffé puis des bruits de sabots et des grincements. Elle se rua dans la direction des sons pour voir un chariot s’enfuir vers la forêt proche. Elle jura avant de retourner à l’auberge en courant. Quand elle arriva en haut, elle tomba sur Decklan, qui était sorti dans le couloir. Quand il vit arriver Claire, essoufflée, il demanda :

- Que se passe-t-il ?

Manquant de souffle, Claire ne put que murmurer :

- C’est Elna.

Decklan plissa les yeux et se rua sur Claire, qui sursauta de terreur.

- Que s’est-il passé ? Où est-elle ? s’enquit-il d’un ton calme mais impérieux.

- Decklan ? Que faites-vous ? s’écria Sakku en sortant de la chambre.

Quand il vit que le Morden avait saisi Claire, il s’approcha et le tira brutalement en arrière. Decklan lâcha Claire et tomba au sol. Il se releva d’un bond souple et agile. Sakku avait sorti sa lame pour protéger Claire.

- Arrêtez de vous battre ! Il y a plus important : Elna a disparu, annonça Claire en reprenant sa respiration.

Sakku sursauta. Les hommes passèrent d'ennemis à alliés en un battement de cils.

- Que s’est-il passé ? s’enquit Sakku d’un ton énervé et impatient, qui détonnait avec le calme dont avait fait preuve le Morden quelques secondes auparavant.

- On discutait et je… j’ai désapprouvé les choix d’Elna.

- Qui ne le fait pas ? rétorqua Ketall.

- Justement ! s’exclama Claire. Je suis sa sœur. J’aurais dû la soutenir. Elna n’a pas apprécié. Elle m’a dit avoir besoin d’air. Elle est partie en claquant la porte. Quand je suis sortie à mon tour, elle n’était pas là. J’ai entendu un cri alors je suis allée voir. J’ai simplement vu un chariot partir.

- Mène-nous ! s’écria Sakku en poussant la jeune femme, un peu plus fortement qu’il ne l’aurait désiré de prime abord.

Claire montra aux hommes du groupe où se trouvait le chariot et la direction qu’il avait prise. Tandis que Sakku et Claire retournaient à l’auberge récupérer leurs affaires et les chevaux, Decklan, Djumbé et Ketall partirent devant. Il ne fallait pas risquer que la piste refroidisse.

 

###########################

 

Elna ne vit rien venir. Alors qu’elle marchait, tentant d’enlever le poids qui lui comprimait la poitrine, on lui plaqua une main sur la bouche. Elle se débattit tandis qu'on lui attachait les mains dans le dos et qu'on lui posait un bandeau sur les yeux. Elna ne put empêcher qu'on la jette dans une carriole. Là, on lui lia les pieds. Elle tenta de se détacher mais stoppa en sentant l'acier froid d'une épée sur sa gorge. Elle se calma et la carriole démarra. La lame fut retirée de sa gorge mais Elna ne douta pas qu'elle put revenir rapidement.

Elle ignorait qui venait de s'en prendre à elle. Était-ce une trahison de Decklan ? De Djumbé ? De quelqu’un d’autre ? Après tout, n’importe quel être magique serait prêt à tout pour avoir une Ar’shyia près de lui.

Elna maudit sa stupidité. On lui répétait d’être prudente, qu’elle était en danger, et elle était sortie sans protection. Elle s’en voulut terriblement. Elle s’était mise toute seule dans cette situation. Pour une fois, elle regrettait la présence réconfortante et protectrice du Morden. S’il avait été là, il aurait su la protéger. À moins que cette attaque ne fut de son fait. Elna ne savait plus qu’en penser. Elle avait offert une occasion en or aux deux serpents du groupe.

Elle ressassa un bon moment. Les cahots de la route et la position inconfortable lui vrillaient les reins. Elle chercha une meilleure position, sans parvenir à rien. Ses agresseurs restèrent totalement silencieux. Les yeux bandés, Elna ne put rien savoir de plus.

Après un long moment, le chariot s'arrêta. On plaça une lame sous la gorge de la prisonnière tandis qu'on déliait ses pieds. Elna ne tenta rien. Elle était terrorisée. On la fit descendre, la gorge toujours menacée par un couteau. Elle fut menée sur quelques pas.

Le sol, d’abord dur, devint malléable. On la poussa ensuite en avant et elle s’écroula. Elle ne se fit pas mal en tombant car le sol était souple et chaud. Du sable, comprit Elna en enfouissant ses mains dans les grains minuscules. On lui retira le foulard qui masquait ses yeux. L’aube pointait. Sous la lumière orange, la scène était lugubre.

Elna était entourée d'une vingtaine d'hommes encapuchonnés habillés entièrement de noir. On aurait dit des spectres maléfiques. Ils étaient très bien armés et ne semblaient pas vouloir lui laisser la moindre chance de fuite. Le sol était effectivement sablonneux mais ce sable était noir, renforçant le sinistre de la situation. À quelques pas devant elle se trouvait le cadavre d'un homme. Vu l'état dans lequel il était, il était probablement décédé depuis une éternité.

- Des nécromanciens, cracha Decklan, mécontent.

Ceux-là avaient réussi là où il avait échoué. Ils étaient parvenus à enlever l’Ar’shyia sous leur nez. Il jura entre ses dents. S’ils avaient eu plus de jugeote, c’était aux mains de ses hommes que la jeune femme serait aujourd’hui. Au lieu de quoi elle se tenait immobile au milieu d’un groupe de serviteurs de la mort, ignorante du danger imminent.

Decklan n’avait eu aucune difficulté à suivre les traces du chariot. Il avait mené le groupe jusqu’ici. Claire était restée en arrière pour s’occuper des chevaux. Les hommes, cachés derrière les arbres entourant la clairière de sable noir, découvraient la scène.

- Ils vont tuer quelqu’un, murmura Ketall. La déchirure va leur permettre de voler les pouvoirs d’Elna. Eux aussi souhaitent revivre quelques instants.

- Je ne m’y ferai pas, avoua Sakku. Dans mon monde, les nécromanciens utilisent la déchirure causée par la mort d’un être humain pour prendre de la magie au monde et remplir leurs réserves. Qu’ils puissent ainsi puiser dans une Ar’shyia me révulse.

- Il n’y a pas de magie disponible dans l’air ici, rappela Ketall. C’est celle d’Elna, ou rien.

- Qui croyez-vous qu’ils vont tuer ? Je ne vois personne à part eux, constata Sakku.

Elna s’était redressée à genoux dans le cercle de nécromanciens. Ainsi, elle pourrait se lever plus rapidement si besoin. Un homme en noir sortit du rang, se plaça devant le cadavre puis désigna du doigt l'un des nécromanciens formant le cercle. Ce dernier s'enfonça un couteau dans l'estomac.

Elna sursauta. Elle commençait vraiment à ne pas aimer la scène. Lorsque l'homme tomba à terre, elle eut l'impression que sa vie lui était ôtée sans ménagement. Des bleus apparurent sur son corps. Elle tenait encore à genoux. La douleur diminua et le cadavre fit un mouvement. Avec une lenteur et une douceur terrifiante, le mort se releva. Elna sentait toujours la vie quitter son corps, mais plus faiblement. Le squelette se redressa complètement. À peine fut-il debout qu'il se retourna vers la forêt et avança vers une rangée d'arbres.

- Euh… souffla Ketall. Il… Il vient vers nous…

- Les squelettes ont un odorat surdéveloppé, annonça Sakku.

- C'est maintenant que vous nous le dites ! s'exclama Ketall. Ça ne vous semblait pas important à préciser ?

- Vous ne le saviez pas ? s’étonna Sakku.

- Aucun de nous n’a jamais affronté un tel adversaire ! répliqua Ketall et Decklan hocha la tête.

- Que fait-on ? s'écria Decklan.

- Hé bien, je ne connais qu’un seul moyen de lutter contre un squelette mort-vivant, déclara Sakku, seulement, il ne va pas vous plaire.

Il n’eut pas le temps de s’expliquer. Djumbé sortit du couvert des arbres, s’avança vers les serviteurs de la mort, attrapa l’un d’eux, le jeta en arrière et entra dans le cercle. Immédiatement, le squelette se tourna vers lui. Bien que n'ayant pas d'yeux, on pouvait lire une folie meurtrière sur son regard. Djumbé écarta les bras. L'un de ses membres tendu vers Elna et l'autre vers le squelette, il ferma les yeux et se concentra.

Elna n'avait jamais ressenti une douleur aussi violente. Elle hurla comme elle ne l'avait jamais fait. Non seulement elle sentait la vie sortir d'elle mais la sensation d'être contrôlée était horrible. Elle perdait sa vie, mais également son libre arbitre. Elle comprit que Djumbé avait dit vrai : elle ressentait le contrôle forcé par un ensorceleur. C’était très différent du simple vol de magie qu’elle avait connu jusque-là. Celui-là la faisait souffrir, beaucoup plus, car la douleur n’était pas que physique. Elle était avant tout mentale. Elle avait perdu le contrôle d’une partie d’elle-même et elle détesta ça.

Decklan courut pour rejoindre l’ensorceleur, Sakku et Ketall sur ses talons, et hurla :

- Arrêtez ça ! Vous allez la tuer !

Sakku rattrapa le Morden et lui sauta dessus juste avant qu’il n’atteigne l’ensorceleur. Une habile et douloureuse clef de bras força Decklan à se mettre à genoux et à tenir la position.

- Lâche-moi, s'écria le Morden totalement fou de rage, le bras à la limite de la cassure.

- Sakku ? souffla Ketall, circonspect.

Pourquoi le jeune homme aidait-il l’ensorceleur ? Quelle était cette trahison ?

- Apparemment, je ne suis pas le seul à savoir comment on détruit un squelette mort-vivant, affirma Sakku en désignant Djumbé du menton.

- Il va la tuer ! s’écria Decklan.

- Vous n'en savez rien ! rétorqua Sakku qui pria intérieurement pour que le Morden ait tort.

Ketall constata que, en effet, le squelette agissait bizarrement. Il s'était arrêté et semblait déboussolé. Les nécromanciens se tournèrent vers Djumbé. Ils se concertèrent une seconde puis se ruèrent sur l’ensorceleur. Le squelette tomba en morceaux sur le sol mais cela n’arrêta pas la charge bestiale des serviteurs de la mort. Leurs yeux brillaient d’une folie meurtrière. À un contre vingt, l’ensorceleur n’avait pas la moindre chance.

Djumbé, d’un simple mouvement de poignet, fit voler un nécromancien au loin. L'homme s'écrasa violemment contre un arbre et un craquement sinistre retentit. Les nécromanciens regardèrent leur collègue mort. Après une courte hésitation, ils s’enfuirent sans demander leur reste.

Djumbé rouvrit les yeux et le silence tomba sur la clairière. Il fallut quelques instants à chacun pour comprendre pourquoi ce silence était gênant. Elna. Elle ne hurlait plus. Son cri avait déchiré l’air pendant toute la bataille, qui n’avait duré en tout et pour tout que deux ou trois minutes. Désormais, l’Ar’shyia était totalement silencieuse. Sakku lâcha Decklan qui se rua sur Elna. Ketall fut plus rapide.

- Elle ne respire plus ! s'exclama l’assistant en chef.

Decklan allongea Elna sur le dos et entreprit de lui souffler plusieurs fois de l'air par la bouche. Elna respira enfin mais ne s’éveilla pas, comme perdue dans un horrible cauchemar. Son corps était couvert de bleus et de blessures sanguinolentes. Decklan se leva et se dirigea vers Djumbé.

- Espèce de salopard !

Sakku s'interposa.

- Decklan, il vient de nous sauver la vie !

- Elna aurait pu en mourir ! répliqua Decklan.

- C’était le seul moyen de nous débarrasser du squelette, argua Djumbé.

- Comment le saviez-vous ? interrogea Sakku.

- C’est l’une des spécificités des ensorceleurs. C’est la seule et unique raison qui peut pousser un magicien à accepter qu’un ensorceleur quitte nos terres. Si un squelette de nécromancien échappe au contrôle de son créateur, plus rien ne peut l’arrêter, à part un ensorceleur, maître du contrôle d’esprit. Nos archives sont pleines de récits romanesques évoquant cette situation.

- Il n’y a rien de romanesque là-dedans, répliqua Decklan. L’Ar’shyia a frôlé la mort.

- D’habitude, on utilise un magicien, pas un Ar’shyia, mais je n’en avais pas sous le coude, ironisa Djumbé.

Decklan ne trouva rien à répondre.

 

###########################

 

Elna se réveilla. Elle ouvrit les yeux mais eut du mal à voir ce qui l’entourait. Elle comprit qu’il faisait nuit. Avait-elle dormi toute la journée ?

Elle se trouvait dans le chariot dans lequel elle avait été transportée après avoir été enlevée. Elle se redressa et regarda autour d’elle. Decklan et Djumbé dormaient à côté l’un de l’autre près du feu. Plus loin, Elna repéra deux formes qui discutaient à voix basses. Elle supposa qu’il s’agissait de Ketall et Sakku, montant la garde. À côté du chariot, un tas de couvertures ronflait. Elna reconnut le bruit rassurant de sa sœur profitant pleinement de cette nuit. Elle sourit. Elle ne savait pas quelle heure il était mais elle n’avait plus du tout envie de dormir. Elle quitta le chariot sur la pointe des pieds et s’éclipsa.

À l’aube, elle revint vers le campement.

- Elna ! s’exclama Ketall. Où étais-tu encore ? Une fois ne t’a pas suffi ? Tu dois arrêter de disparaître de la sorte ! Comment veux-tu qu’on te protège si tu t’éloignes sans cesse !

- Je vous remercie, Ketall, mais je n’ai plus besoin de votre protection, assura Elna.

- Vraiment ? Et si les nécromanciens, ou pire, dit-il en jetant un regard vers Decklan, étaient revenus ?

- Je suppose que j’aurais fait ça, répondit Elna.

D’un mouvement de poignet, elle fit valser une pierre à plusieurs pas d’elle.

- Vous… vous êtes… séparée ! s’exclama l’assistant en chef.

Le reste du groupe, qui s’était rapproché à l’arrivée de la magicienne, sursauta en entendant la nouvelle. Claire afficha un sourire complet, mais les autres se renfrognèrent à cette nouvelle. Que cela déplaise à Decklan et Djumbé, Elna comprenait. Mais pourquoi Sakku avait-il cette tête d’enterrement ?

- C’est une bonne nouvelle, murmura Elna en direction de Sakku. Non ?

- Vous n’avez pas été séparée, annonça Sakku d’une voix froide et tremblante.

- Elle vient d’utiliser sa magie sans en souffrir, décrit Ketall. Ça veut dire qu’elle s’est séparée.

- Elna, le sort que vous venez de lancer est celui que Djumbé a utilisé pour se défendre. Vous sauriez en faire un autre ? interrogea Sakku.

- Non, avoua Elna. Je sais faire celui-ci parce que Djumbé m’a, d’une certaine façon, montré comment faire. Mais ça n’est pas grave. J’apprendrai à en faire d’autres une fois à la forteresse. Les livres regorgent de modes d’emploi. L’essentiel est que je fasse désormais la différence entre ma vie et mes pouvoirs. Je suis…

- Déchirée, finit Sakku à sa place. Vous êtes déchirée, pas séparée.

- Je ne comprends pas, avoua Elna.

À voir la tête de ses compagnons, elle n’était pas la seule.

- Imaginons que le jour de votre naissance, vous ayez eu une sœur jumelle. Depuis que vous êtes nées, vous vous tenez par la main. C’est un geste rassurant car en réalité, ce n’est pas votre sœur, mais une partie de vous et si elle venait à s’éloigner, vous vous sentiriez démunie, perdue, diminuée, comme si vous perdiez un bras, ou une jambe, commença Sakku.

Elan montra qu’elle suivait. Sakku continua.

- Comme votre jumelle est une partie de vous, si vous lui lâchez la main, elle ne pourra pas s’éloigner. C’est une évidence. Seulement voilà, ça ne l’est pas pour vous. Tout le travail d’un magicien est de rassurer un Ar’shyia, de lui faire prendre conscience qu’il peut lâcher cette jumelle. Tant qu’il ne le fait pas, quand il se sert de ses pouvoirs – ou qu’on les lui prend – l’Ar’shyia souffre car on tire sur sa main en même temps que sur sa jumelle.

- Ton explication donne tout son sens au mot « séparation », chuchota Claire.

- Cela peut prendre beaucoup de temps pour un Ar’shyia de se séparer, ou au contraire très peu. Ça dépend de la confiance qu’il porte en lui-même et en ses mentors. L’apprenti doit apprendre qu’il peut lâcher la main de son double, qu’il ne partira pas, qu’il restera, parce qu’il fait partie de lui. Comment les magiciens s’y prennent pour que leur apprenti s’en rende compte ? Je n’en sais rien, avoua Sakku, mais je sais que c’est le but de l’apprentissage des Ar’shyia.

- Si je peux me servir de mes pouvoirs sans souffrir, c’est bien que j’ai lâché la main de ma jumelle, lâcha Elna. Je suis donc bien séparée.

- Non, ce qui s’est passé, c’est que Djumbé s’est servi de votre jumelle. Il l’a appelée à lui et elle a été obligée de lui obéir parce que les ensorceleurs ont tout pouvoir sur la magie d’un mage. Vous l’avez retenue, parce que vous ne vouliez pas qu’elle parte, vous vouliez qu’elle reste à côté de vous. La voir partir était trop dur car vous n’aviez pas encore pris conscience qu’elle ne pouvait de toute façon pas s’éloigner de vous. Mais votre jumelle s’est éloignée, encore, et encore, jusqu’à ce que votre poigne cède.

Sakku se prit les deux mains et tira d’un coup sec. Elna sursauta.

- Djumbé vous a déchirée. Il a éloigné violemment de vous votre jumelle, alors que vous n’étiez pas prête à l’accepter.

- Ça changera quoi pour elle ? s’enquit Djumbé.

- Elna, est-ce que vous utilisez votre magie en ce moment-même ? interrogea Sakku mais Elna avait la sensation étrange qu’il connaissait la réponse.

- Oui, fut-elle forcée d’admettre.

- Normalement, les magiciens se réservent le plus possible, annonça Sakku. Leur magie est précieuse. Ils ne disposent pas du réservoir qu’est le monde, comme les Mordens ou les druides. Ils sont obligés de créer eux-mêmes leur magie alors ils la préservent. Elna ne pourra pas faire ça. Elle devra sans cesse se servir de sa magie.

- Pourquoi ? interrogea Djumbé.

- Parce qu’elle craint que sa jumelle ne s’éloigne alors elle l’utilise, à chaque seconde, pour la sentir, pour l’entendre respirer à côté d’elle. Déchirée, Elna ne pourra jamais être une grande magicienne car la magie sera toujours pour elle une chose nécessaire. Elle ne pourra jamais lancer de grands sorts car elle se sera épuisée juste à conserver son lien avec ses pouvoirs. Je suis désolée, Elna, souffla Sakku en se tournant vers la magicienne. Si j’avais imaginé que la quantité d’énergie nécessaire à Djumbé pour nous défendre était telle, je…

- Vous quoi ? Vous auriez laissé ce monstre mort-vivant vous tuer ? répliqua Elna. C’était la seule manière et de toute façon, c’est mieux ainsi.

- Comment ça ? ne comprit pas Sakku.

- Je n’aurais jamais réussi à me séparer, répéta Elna. Je n’ai pas de mentor pour me montrer la voie, continua Elna sans laisser aux assistants le temps de parler. Je n’ai personne pour me rassurer quant à la présence de ma jumelle. Sans Djumbé, je ne serais jamais devenue une magicienne alors c’est un mal pour un bien. Je m’en fiche de ne jamais avoir d’immenses pouvoirs, je veux faire de mon mieux.

Ketall se renfrogna. Il semblait sur le point de hurler et de pleurer en même temps.

- Maintenant, j’ai faim, finit Elna.

Elle se dirigea vers le feu. Djumbé l’y suivit et lui réchauffa le reste du ragoût dégusté par le groupe quelques heures plus tôt. Decklan se plaça également près du feu mais n’ouvrit pas la bouche. Il réfléchissait. Devenue magicienne, la jeune femme serait très difficile à maîtriser. À moins que l’ensorceleur ne l’aide. Toujours était-il que Djumbé venait de prendre le devant sur le Morden et Decklan détestait ne pas avoir la carte maîtresse en sa possession.

Sakku s’était éloigné en compagnie de Claire et nul ne savait ce qu’ils faisaient. Ketall avait repris son poste de surveillance. Il ruminait de sombres pensées. Après avoir mangé et remercié Djumbé pour sa cuisine, Elna rejoignit l’assistant en chef.

- La magie extérieure n’était-elle pas censée revenir quand je serais devenue magicienne ? lança Elna.

- Absolument pas, dit Ketall. Il est juste dit que votre existence annoncerait le retour de la magie extérieure. Moi, j’avais compris que vous la rendriez au monde. Ça semble mal parti.

- Que voulez-vous dire ?

- Rendre sa magie à un monde tout entier ne doit pas être si simple. Je doute qu’une magicienne incomplète puisse le faire.

Elna se sentit blessée. Elle se releva et s’éloigna. Elle retourna dans le chariot et bouda. Le lendemain, Ketall s’interrogea sur la suite du voyage et Elna annonça qu’elle ne comptait pas changer d’avis : ils iraient chez les druides.

 

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Deux jours plus tard, ils entraient dans Arbor, la forêt druidique. Elna avait boudé tout le long du trajet. Decklan était resté muet comme une tombe. Djumbé avait été aux petits soins pour Elna. Il s’en voulait apparemment beaucoup. Sakku et Claire passaient tout leur temps ensemble. Seule la beauté de la forêt druidique rendit son sourire à la jeune magicienne et la sortit de sa bouderie.

Cet endroit était le plus beau qu'Elna ait jamais vu. Les arbres étaient immenses et semblaient parler. Le groupe rencontra une énorme quantité d'animaux, bien plus que dans les autres forêts. Ils traversèrent une rivière à l'eau claire riche de poissons. Ils passèrent sous une arche de fleurs aux arômes enivrants. Le vent doux et frais semblait porter les voyageurs. Elna vit apparaître des gens. Ils semblaient sortir des arbres. Pourtant, il s’agissait bien d’hommes et de femmes mais ils étaient vêtus de plantes. L’impression que cela donnait était saisissante.

- Cet endroit est un véritable havre de paix. Leur harmonie avec la nature est incontestable, chuchota Elna.

Ce simple son sembla transpercer la forêt qui hurla à cette discorde.

- Et encore, répondit Ketall à voix haute, ce ne sont que des morts-vivants. Imaginez ce que ça donnera lorsque la magie sera de nouveau là.

- Comment ça de nouveau là ? interrogea Decklan. Que voulez-vous dire par là ?

Ketall se mordit la langue. Il n’aurait pas dû parler de cela devant le Morden.

- Taisez-vous, ordonna Elna. Le son de vos voix déplaît à cette forêt.

- Je n’en ai rien à faire, répliqua Decklan.

- Moi pas, argua Elna. Vous restez là. J’irai seule vers eux.

- Certainement pas ! répliqua Decklan. Magicienne ou Ar’shyia, ils peuvent toujours vous prendre votre pouvoir et vous tuer, s’ils en prennent trop.

- Vous voulez dire, comme les voyants ? intervint Claire, terrorisée à l’idée que sa sœur puisse souffrir ou mourir.

- Non, les voyants ne contrôlent pas leur don. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de prendre la magie de ta sœur, expliqua Decklan. Eux, ils contrôlent leurs pouvoirs, comme Djumbé ou moi.

- Je prends le risque. Vous restez là et vous vous la fermez, ordonna Elna d’une voix qu’elle avait voulue dure et ferme mais qui ne l’était pas franchement.

Elle descendit de sa jument, jurant entre ses dents. Elle aurait voulu avoir la même autorité que le Morden mais il fallait bien l’admettre, elle en était très, très loin. Pourtant, aucun des membres du groupe ne tenta de l’accompagner et tous gardèrent le silence. Elna mit cela sur son titre de magicienne. N’était-elle pas censée gouverner le monde ? Tout le monde lui devait obéissance. Elle avait toujours détesté cette idée mais pour une fois, elle était heureuse de ce fait.

Elna s’avança vers le druide le plus proche d’elle. Le visage couvert de boue, les cheveux emmêlés dans une liane qui courait le long de son corps, maintenant en place de grandes feuilles, on ne voyait en fait pas grand-chose de lui, à part ses deux yeux verts, qui fixaient intensément la magicienne. Elna essaya de parler le moins fort possible, afin de ne pas déranger la nature calme et apaisée :

- J’aimerais discuter avec… l’un de vous. Votre chef ou n’importe qui d’autre qui acceptera de communiquer.

Le druide ne répondit rien. Il ne bougea pas. Elna ne sut comment se comporter. Elle se tourna vers le Morden. Ne lui avait-il pas lui-même dit qu’il était le maître en diplomatie ? Il haussa les épaules, montrant qu’il ne savait rien, puis plaça un doigt sur sa bouche, lui faisant remarquer qu’elle lui avait ordonné le silence, tout comme aux autres membres du groupe. Elna se retourna et fit la grimace. Elle était seule et n’avait pas la moindre idée de la façon de procéder.

- Les étrangers ne sont pas les bienvenus sur nos terres, dit le druide d’une voix chantante.

Elle était belle mais la nature souffrait de l’entendre. Le druide qui venait de parler n’arrivait pas à accorder sa voix avec le chant de la forêt.

- C’est pour ça qu’on se tait, siffla le druide remarquant la grimace sur le visage de son interlocutrice.

- Je ne veux pas déranger les arbres, assura Elna. Je suis magicienne et afin d’équilibrer au mieux ce monde, je souhaite entendre chaque faction magique. J’ai déjà discuté avec les Mordens, les voyants et les ensorceleurs.

- Qu’attendez-vous de nous ? s’enquit le druide à qui l’idée d’être commandé par une gamine faisait visiblement horreur.

Elna fit son possible pour passer outre la grimace dégoûtée du druide pour expliquer :

- Il y a quatre siècles, les voyants ont prédit la fin du monde.

- Ils ont eu tort, la coupa le druide d’une voix monotone.

- Assurément, puisque nous sommes là. Les druides avaient-ils imaginé que les voyants puissent se tromper ?

- En aucune façon, assura le druide. Au contraire, nous les avons crus.

- Comment avez-vous réagi à cette nouvelle ?

- Nous avons continué nos activités régulières : aider le peuple. Depuis longtemps, l’hiver noir s’était installé. Les plantes, privées de soleil, ne poussaient plus. Les eaux polluées tuaient quiconque la consommait. Des milliers d’animaux moururent. Des cendres brûlantes tombaient du ciel. Les animaux et les hommes souffraient. Nous aidions le peuple en faisant pousser les plantes par notre magie, en leur apportant de l’eau potable, en les protégeant des cendres ou en les guérissant des brûlures occasionnées. Nous avons simplement continué afin que le peuple ne souffre pas pour rien dans les derniers moments de vie.

- Les magiciens et les Mordens ont agi de la même façon, se rappela Elna. Vous avez bien agi. Pourquoi désormais vivez-vous reclus dans votre forêt ? Pourquoi ne pas partager votre vie avec le peuple ? Vous semblez assez proche de la nature pour pouvoir aider des paysans à irriguer leurs terres ou des agriculteurs à mieux choisir le terrain pour une certaine variété de plantes.

- Le peuple nous a rejetés, siffla le druide et la haine apparut dans ses yeux.

- Comment cela ? interrogea Elna. Je fais partie du peuple et je n’avais jamais entendu parler des druides auparavant.

Le druide parut encore plus horrifié à l’idée d’être commandé par la jeune femme. Il ne le cacha pas mais lui répondit tout de même :

- Lorsque le peuple apprit que l’hiver noir ne passerait pas car le monde disparaîtrait, ils nous accusèrent. Ils dirent que si le monde avait vieilli prématurément, l’amenant à sa mort, c’était parce que nous, les druides, lui volions son énergie. Après avoir sacrifié notre vie à les aider, ils nous rendaient responsables de l’apocalypse. La rumeur enfla. Dans tous les villages, les druides étaient pourchassés. Des centaines périrent sous les coups de fourche des paysans qu’ils avaient passé leur vie à aider. Les survivants revinrent en Arbor et ensemble, ils furent en mesure de se protéger. Ils repoussèrent les assauts du peuple, tuant des milliers d’innocents. Depuis, nous ne quittons plus nos terres. Nous préférons la quiétude de nos arbres.

Elna avala difficilement sa salive puis annonça :

- Le peuple d’aujourd’hui a depuis longtemps oublié sa colère. Je suis sûre qu’il serait prêt à vous accepter de nouveau.

- Les nobles ont accès aux archives. Ils savent qui nous sommes, répliqua le druide.

- La fin du monde n’a pas eu lieu ! On ne peut plus vous accuser d’en être la cause.

Le druide garda le silence un moment avant d’annoncer :

- Je préfère vivre parmi mes arbres. Leur calme me convient. En revanche, si la magie revenait, je suppose que je serais prêt à revoir ma position.

Elna se tourna vers Ketall. La possibilité du retour de la magie était censée être secret. Ketall baissa les yeux, conscient de l’erreur magistrale qu’il avait commise. Elna remercia chaleureusement le druide puis se dirigea vers sa jument.

- Les nécromanciens ne vous apprendront rien, lança le druide derrière elle. Ce sont des êtres taciturnes et froids. Vous ne gagnerez que votre mort en foulant leurs terres.

- Je vous remercie de me prévenir, répondit Elna avant de faire talonner sa monture.

Une fois sortie d’Arbor, Elna se dirigea vers Sakku et Claire. C’était à l’assistant qu’elle voulait parler mais Claire entendait la conversation.

- Jusque-là, annonça-t-elle, les différentes factions magiques ont réagi à la fin du monde, sans jamais se demander pourquoi elle avait lieu. C’est la première fois qu’une faction est accusée d’en être responsable. Est-ce possible que les druides aient pu causer la mort prématurée du monde ?

- Non, assura Sakku. C’est une idée stupide. Le monde est une entité. La magie en est une autre. La preuve : ce monde existe sans magie. Par conséquent, utiliser la magie d’un monde ne lui cause aucun dommage.

Elna trouva le raisonnement logique.

- Un druide nous suit, annonça Claire.

Elna se retourna pour constater que, en effet, un druide à cheval avançait non loin derrière eux. D'un geste, Elna lui proposa de se joindre à eux. Il s'avança mais garda un visage impassible. C’était celui avec lequel elle avait discuté et il ne comptait visiblement pas ouvrir la bouche. Il resta à quelques pas derrière le groupe.

- Tu comptes vraiment aller chez les nécromanciens ? s’étonna Sakku. Après ce qu’ils t’ont fait ?

- Être séparée ne change pas le fait qu’ils pourront toujours te prendre tes pouvoirs, intervint Ketall. Tu cours un réel danger en te rendant chez eux.

- Les actes de quelques uns ne reflètent pas le comportement de tous, fit remarquer Elna. J’ai dit que j’écouterai tout le monde, j’écoute tout le monde.

- Ils ont déjà eu la possibilité de s’exprimer, rappela Ketall. Ils ont créé un mort-vivant !

- Comme si ce monde n’en avait déjà pas assez, maugréa Elna en regardant Decklan qui menait la marche avec Djumbé.

- Tu cherches sans cesse le danger, la rabroua Sakku. On dirait que tu veux souffrir.

- Je veux comprendre, nuança Elna. Ceci dit, tu as raison.

- Ah bon ? s’étonna Sakku.

- Mes actes me mettent en danger, annonça Elna. Cela implique que j’ai besoin d’une meilleure protection. Claire, tu veux bien être mon assistante ? Je sais, continua la magicienne, je ne suis pas censée demander son avis mais moi, j’y tiens.

- Non, c’est juste que, normalement, expliqua Sakku, on ne choisit pas quelqu’un de sa famille.

- Depuis que j’ai revu Claire, je ne sais pas comment je peux l’expliquer mais je sens que c’est elle.

- Elle n’a donc pas réellement le choix, fit remarquer Sakku.

- Si, assura Elna en se tournant vers sa sœur. Je ressens que tu es le meilleur choix mais tu n’es pas le seul. Tu as le droit de refuser.

- Tu veux bien de moi comme assistante ? demanda Claire d’une petite voix. Je n’ai pas été très… supportrice depuis nos retrouvailles.

- Je te fais confiance, dévoila Elna. Tu es la personne qui me connaît le mieux au monde. J’aimerais plus que tout que tu sois mon assistante, mais pas contre ta volonté.

- J’accepte ce titre, lâcha Claire en souriant.

Elna fut rassurée. Un instant, elle avait cru que sa sœur refuserait. Elna s’autorisa à respirer normalement. Elle se sentait bien.

Pendant les trois jours qui suivirent, le druide ne prononça pas un mot et ne partagea pas les repas du groupe, se contentant de la nourriture qu'il avait emmenée avec lui.

Lorsque les voyageurs arrivèrent devant un immense volcan en activité, Elna souffla :

- Decklan, vous êtes sûr de vous ?

- Les nécromanciens vivent là, assura le Morden.

Comme pour confirmer ses dires, une silhouette encapuchonnée fit son apparition devant les chevaux. Ceux-ci hennirent mais leurs cavaliers les retinrent.

- Que voulez-vous ? siffla le nécromancien.

- Parler à votre chef, répondit Decklan.

- Seule l'Ar'shyia vient, lança l'homme.

- Vous rêvez mon vieux ! s'exclama Decklan.

- Alors personne ne vient, c'est à vous de voir, répliqua le nécromancien.

- Je ne peux pas me séparer de mon assistante. J'accepte de venir à condition qu'elle m'accompagne, intervint Elna.

Le nécromancien leva les yeux sur Claire, la jaugea du regard puis annonça :

- Ça me convient. Laissez vos chevaux et vos armes ici.

Elna descendit de monture.

- Elna ! Non ! s'exclama Decklan.

- Il m’a désignée comme Ar’shyia, murmura Elna à Decklan. Il me pense sans ressource.

- C’est le cas, répliqua-t-il .Tu ne sais pas te servir de tes pouvoirs.

- Je connais un sort et il me permettra de me défendre. N’ayez crainte, tout ira bien. Si je ne suis pas de retour demain, intervenez.

Decklan soupira. Il savait qu'il ne la ferait pas changer d'avis. Sakku savait que Decklan avait surtout peur que les nécromanciens ne gardent la magicienne pour eux.

Sakku était de plus en plus stressé. À chaque arrêt, ils récupéraient un nouveau membre, plus désireux que le précédent de s’emparer de la magicienne. La seule chose qui rassurait Sakku était que chaque serpent du groupe empêcherait l’autre d’agir. Chacun s’observait, se jugeait, se surveillait. Ainsi, Elna était-elle protégée par ses ennemis. En revanche, elle ne l’était pas contre elle-même, ses décisions rapides et souvent stupides.

Elna suivit le nécromancien. L'homme avança droit vers le volcan. Claire et Elna suivirent tandis que le reste du groupe descendait de cheval et montait le camp. Il fallut un long moment de marche pour atteindre le sommet du volcan. Elna fut vite essoufflée, ce qui n’était pas le cas de Claire qui suivait aisément le rythme. Une épaisse fumée s'en élevait et de temps en temps, de la lave jaillissait de ses entrailles. Elna fut fascinée par le spectacle. Le nécromancien laissa les deux femmes observer le volcan puis repartit. Il les fit redescendre sur le versant opposé.

De l'autre côté s'étendait une vallée verdoyante. Une rivière traversait des champs de toutes les couleurs. Elna et Claire échangèrent des regards étonnés. Le nécromancien les mena jusqu'à une immense demeure – la seule construction qu'elles aient vue – en pierre noire, probablement volcanique. La forteresse sombre était effrayante. Claire et Elna suivirent leur guide à l'intérieur.

Le château était sublime. Des statues de pierre noire magnifiquement taillées se dressaient un peu partout. Parfois, elles représentaient des gens, et parfois des squelettes ou des zombies. C'était terrifiant et merveilleux à la fois tant la sculpture était de bonne qualité. Le moindre détail était présent. Les statues atteignaient parfois le troisième étage.

Leur guide mena les femmes jusqu'à une immense salle rectangulaire. La lumière du soleil filtrait à travers de splendides vitraux multicolores. Des nécromanciens erraient, tels des ombres dans le royaume des morts. L'effet mortuaire était parfait. Les statues de squelettes qui se dressaient dans l'ombre au moment où on s'y attendait le moins finissaient d'achever le travail. Au fond de la salle, un trône de pierre volcanique imposait sa taille immense aux visiteurs.

Elna s'arrêta à l'endroit désigné par son guide – quelques pas devant le trône – et Claire se plaça un peu derrière elle. Une silhouette encapuchonnée jaillit de l'ombre et s'installa avec grâce sur le trône. Les deux jeunes femmes s'inclinèrent respectueusement. Elna attendit que le nécromancien prenne la parole. Lorsqu'elle avait reçu une formation de servante, elle savait que l'étiquette voulait que les rois parlent les premiers.

- Ainsi, voici l'Ar'shyia, commença le nécromancien d'une voix claire et haute. C'est un… plaisir de vous voir ici.

Le visage du monarque était caché sous sa capuche si bien qu'Elna ne voyait pas son visage. Elle continua à se taire.

- Que me vaut cet… honneur ? demanda le nécromancien.

- J'aime voir la personne à qui je m'adresse, murmura Elna d'une voix très douce et très calme.

Le nécromancien retira sa capuche. Elna fut étonnée de découvrir une femme rousse. Très belle, elle proposait un maintien droit, des yeux verts et des tâches de rousseur. Son regard transperçait les visiteurs.

- Je vous remercie, lança Elna. En tant que future magicienne, annonça Elna en choisissant bien ses mots, je me dois de gouverner ce monde. Afin de réaliser au mieux mon travail, je passe parmi toutes les factions magiques, de manière à mieux connaître et comprendre chacun. L’harmonie n’en sera que de meilleure qualité.

La nécromancienne leva un sourcil. Elle semblait perplexe.

- Voici ma première question, commença Elna qui ne savait trop si la nécromancienne allait lui répondre. Comment vos ancêtres ont-ils vécu l’annonce de la fin du monde ?

- Nous n’en savons rien, répondit la nécromancienne.

- Vous ne possédez aucun ouvrage traitant de cette période ?

- Quelques uns, lui apprit la nécromancienne. Cependant, nous n'avons guère fait attention à nos livres pendant plusieurs siècles si bien que la plupart ont été détruits.

- Et ceux qui restent ? interrogea Elna.

- Personne ne les a lus, avoua la nécromancienne en haussant les épaules.

- Imaginez que vous appreniez que le monde va se terminer dans quelques mois. Comment réagiriez-vous, aujourd’hui ?

- Nous sommes des mort-vivants. Nous ne ressentons rien, rappela la nécromancienne. Je suppose que si j’avais été vivante, j’aurais été ravie d’apprendre que le monde touchait à sa fin.

La nouvelle surprit Elna. Ce fut à son tour d’être perplexe. La rousse s’en rendit compte et précisa :

- Nous utilisons la déchirure créée par la mort pour emmagasiner de la magie. La perspective de vivre la mort d’un monde m’aurait grisée.

- Mais le monde n’est pas mort, fit remarquer Elna. Au lieu de cela, la magie a disparu.

Elna attendit une réaction de la nécromancienne, qui ne vint pas.

- Vous n’en voulez à personne pour ça ?

- Non. Nous devrions ?

- Savez-vous pourquoi la magie a disparu ? interrogea Elna.

- Non et ça ne nous intéresse pas de le savoir. Ce qui ne veut pas dire que nous ne désirons pas qu'elle revienne.

- Est-ce que quelqu’un, n’importe qui, vous en veut ? Avez-vous des ennemis ?

- Tout le monde, répondit la nécromancienne. Vous la première, je suppose, après votre enlèvement par mes sujets.

- Je ne vous en veux pas, assura Elna. Pourquoi dites-vous que tout le monde vous en veut ?

- Parce que c’est le cas, annonça la rousse. Les gens pensent que nous tuons les gens alors que nous nous contentons de profiter de leur mort pour emmagasiner de l’énergie.

- L’un des vôtres s’est suicidé pour créer cette déchirure, rappela Elna.

- C’est exact. Nous n’avons pas tué quelqu’un d’autre. L’un des nôtres s’est sacrifié. Nous ne tuons pas les gens. Parce que nous vivons au milieu de squelettes réanimés, les gens pensent que nous sommes des meurtriers, mais ça n’est pas vrai.

Elna hocha la tête. Les nécromanciens étaient réellement des êtres à part. Ils ne ressemblaient à rien qu’Elna avait déjà connu.

- Avez-vous des demandes à faire, des requêtes pour l’avenir ?

- Non, répondit la nécromancienne. C’était très aimable à vous de venir prendre de nos nouvelles, magicienne, mais je vous assure que nous sommes très heureux ainsi. Redonnez la magie au monde comme prévu et notre joie n’en sera que plus grande.

Elna se crispa. Ainsi, la reine des nécromanciennes en savait bien plus qu’elle n’avait d’abord voulu le révéler. La magicienne s’inclina devant la nécromancienne, qui lui rendit son salut. La reine rousse se leva et disparut dans les ombres. Leur guide revint chercher les deux jeunes femmes pour les ramener à leur point de départ. Claire et Elna rejoignirent sans souci leurs compagnons.

- Alors ? dit Decklan.

- Tout s’est bien passé, assura Elna. Je ne sais pas si les druides ou les nécromanciens sont les plus bizarres.

- Ce n’est pas comparable, siffla le druide, mécontent.

Elna sourit. Elle avait réussi à faire parler l’homme de nature. En soi, c’était déjà une victoire.

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Bruno
Posté le 15/08/2023
petite remarque:
"Elna, est-ce ? vous utilisez votre magie en ce moment-même ?"
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Nathalie
Posté le 15/08/2023
Bonjour Bruno

C'est corrigé. Merci beaucoup ! Bonne lecture !
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