Chapitre 6 - Café et courrier

Par Azurys
Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était que l’équinaxe sous lequel elle somnolait serait de service dès le matin. Deux paires d’automates équins la réveillèrent dans un tumulte métallique digne d’une tornade dans une déchetterie, leurs sabots de titane martelant la terre comme pour réveiller Honorine spécifiquement. Une fois attachés, les chevaux métalliques entraînèrent la voiture sur la route, en même temps que le toit au dessus de la tête de la jeune fille. Le soleil lui flanqua une volée de claques dans les paupières. L’arrivée d’un nouvel équinaxe, en fin de service cette fois-ci, la força finalement à entamer cette journée. Le chauffeur réveilla la jeune fille avec toute la tendresse d’un mécanicien travaillant toute la journée avec des machines.

Les leçons commençaient tard dans la soirée, mais sa réserve d’énergie était proche du néant. La journée de la veille l’avait abattue.

 

Quoi de mieux pour se remettre sur pieds qu’un tour au café ? Honorine emporta son sac tout plein de terre et rejoint le café le plus proche mais aussi son plus fidèle lieu d’apaisement. Il était onze heures du matin, les routes fourmillaient de passants et de travailleurs et la diversité de l’architecture de Cité Thorred resplendissait là où le soleil parvenait à percer. Les toits à pignons et colombages de bois de marbre accentuaient l’ombre ambiante de fin d’année, et les quelques demeures de pierre lisse émanaient d’une froideur paralysante. Les rues sombres et glacées laissaient penser à de véritables tunnels, où seule la chaleur des passants permettait aux fenêtres de dégivrer. Aussi et surtout, le chauffage public centralisés. Malgré cela, une rosée matinale planait toujours dans l’air glacial. Pour beaucoup, il était nécessaire de longer les rues pour profiter un maximum des barres chauffantes en fonte, rouges de chaleur. Dans ces étroits couloirs brûlants, toute l’atmosphère semblait onduler au gré de l’air chaud. Honorine, elle, marchait au centre des routes : il fallait affronter le froid pour mieux l’appréhender.

Les émanations de café lui firent le plus grand bien sous sa peau de poule. Un frisson s’empara d’elle dès lors qu’elle franchit la porte en verre du café qui s’ouvra automatiquement dans un battement : le comptoir, véritable musée des techniques de préparation du café, accueillait déjà quelques clients réguliers à qui Honorine n’avait encore jamais osé adresser la parole. Aujourd’hui ne ferait pas exception à la règle.

— Voilà Honorine ! Assieds-toi. Qu’est-ce que ça sera aujourd’hui ?

La serveuse lui adressa sa plus tendre attention, à l’accoutumée. A peine plus âgée que sa cliente, les mots dévalaient de sa langue comme si elle avait vécu deux vies. Ses yeux crème, tous deux élégamment maquillés d’une ligne noire, flottaient sous sa frange tout aussi noire qui ruisselait ensuite dans son dos.

— Double siphon, cette fois-ci. J’imagine que j’ai de vilaines cernes à effacer.

— A mon avis, ces « vilaines cernes » te vont comme un gant. Mais c’est d’accord, va pour un double siphon.

L’odeur de l’éthanol se propagea doucement autour de la flamme, limant à nouveau la peau de la jeune fille. Le temps de quelques minutes, elle ne pensait plus à la veille, ni à aujourd’hui, ni même au lendemain. Juste au café qui tournoyait au dessus du filtre.

— Oh toi, tu en as vu des choses hier. C’est pour ça, les cernes ?

La voix grave et fluide de la serveuse la ramena immédiatement à sa journée. Peu importe, elle voulait lui parler, à elle.

— Il s’est passé deux trois trucs. Comme si j’avais décelé un secret qui aurait du se tapir dans l’ombre encore des années.

— Ooooh, suspens. Quel mystère ? Tu as enfin découvert l’acte de naissance de Tenailles ?

— Non, loin de là. En fait, je soupçonne l’académie de faire remplacer ses professeurs d’une manière peu avouable, par d’autres professeurs carrément douteux. Notre remplaçante de mécanique végétaïque a envoyé un élève dans les Limbes, hier.

— Dans les Limbes ? s’amusa la serveuse en étouffant le feu sous le café. Rien de bien dangereux dans les Limbes. Pour y avoir déjà fait un tour -quelques fois-, je n’en garde qu’un souvenir amusant. De la glaise, de la ferraille, des fournitures…

Honorine se figea au dessus de son double café, dont les odeurs épicées et boisées ne l’atteignaient même plus. Effectivement, les Limbes, ce n’était pas bien dangereux. Même pas alarmant, en fait. Avait-elle fait fausse route ? Son pressentiment était pourtant bien présent, cette remplaçante était étrange. Même Sylvain avait partagé sa théorie.

— Après, je te l’accorde, le coup de la remplaçante en mécanique végétaïque est un peu louche. Notre regrettée Siglinde était irremplaçable pour tous les élèves, et cela depuis des années. Et pouf, en à peine une journée, voilà une nouvelle Siglinde qui enchaîne à peine après la mort de la précédente. Je te l’accorde, c’est louche. Et puis, même si la mécanique végétaïque peut s’avérer hasardeuse, je doute qu’on puisse faire carboniser une demeure entière rien qu’en ratant une manipulation.

La jeune fille ne savait pas quoi répondre. La serveuse changea de sujet, abordant le récent accident d’équinaxes dans le sud, la météo glaciale, son nouveau grain de café d’altitude (qu’elle lui fit d’ailleurs goûter). Les discussions autour d’elles gagnaient en jovialité et en volume, pourtant Honorine était seule dans sa tête. Jusqu’à un bruit significatif.

Ding ding.

Aucune attention ne se détourna vers le pneumoposte, quelqu’un attendait du courrier, voilà tout. Honorine, en revanche, avait acquis une nouvelle perception de ces machines infaillibles.

Fwomp.

A ses pieds, une enveloppe tombée à l’envers. L’odeur caractéristique de l’air comprimé vola la vedette à celle des grains torréfiés le temps de quelques secondes.

— Tu as du courrier je crois, remarqua la serveuse après une longue pause dans leur discussion.

Cette dernière se débattait avec un élastique pour attacher ses cheveux en une queue de cheval aussi longue que resplendissante. Plus aucun œil n’était tourné vers Honorine. L’élève se baissa vers la lettre, l’agrippa du bout des ongles, la ramena sur ses genoux.


 

« Honorine de l’Académie Magique et Mécanique

Adresse inconnue

Estelle d’Ambroisie

7è, allée de la citadelle, Cité Thorred »


 

La terre s’arrêta de tourner. Le café n’avait plus ni odeur ni goût, les clients avaient perdu leur voix, le monde ses couleurs. C’était bien son nom sur le papier. Il fallait commettre une erreur sacrément grosse pour recevoir une lettre directement de la part d’un professeur. Quand il s’agissait d’un professeur ayant projeté un élève dans le vide la veille, cela devait être plus grave encore
« Estelle » d’Ambroisie, donc. Pour la première fois de la journée, la magie d’or pulsa un grand coup dans les veines d’Honorine. Ses yeux propulsèrent un flash d’or sur l’enveloppe blanche. Une fois ouverte, ses fins doigts, soudainement maladroits, s’emparèrent du contenu de la lettre. Elle était courte, très courte, cette lettre.

 

« Honorine,


 

Bien que notre rencontre se soit révélée des plus électriques, au point de déclencher la foudre dans chacun de nos deux corps, il m’est cependant d’avis que nombre d’éléments se doivent d’être éclaircis à propos de mon comportement qui, je l’avoue, a dépassé des limites que je considérais pourtant très bien.

C’est bien évidemment à la classe entière que je dois une excuse et une mise au point, à Sylvain tout particulièrement, ce qui sera effectué le plus rapidement possible, dès notre prochaine leçon. Toutefois, c’est ta réaction qui m’a le plus affectée et qui m’a fait si vite revenir sur mes agissements. En tant que professeure, je te prie de bien vouloir convenir à un rendez-vous dans la salle aux orgues, ce soir, avant ta première leçon. Il s’agira d’une occasion pour nous d’éclaircir quelques points qui, je le sais, t’intriguent particulièrement.

 

En te souhaitant d’ici là une journée sereine,
Estelle d’Ambroisie, professeure de mécanique végétaïque au sein de l’Académie Magique et Mécanique de Cité Thorred »


 

Une harmonieuse signature en arabesque ponctuait le court papier, l’encre bleue nuit rendait les lignes encore plus profondes qu’elles ne l’étaient déjà pour Honorine.

Elle se sentait idiote.

Idiote d’avoir douté d’une personne finalement si humaine, honteuse d’avoir pesté si férocement sur elle, coupable d’avoir théorisé un coup monté sur cette professeure avec un de ses camarades. Mais surtout, elle se sentait méprisable d’avoir construit tout cela sur la base d’un événement isolé.

— Finie de te décomposer ? Va pas nous tâcher le parquet hein. Et puis, ton café va être froid.

Non, elle n’avait pas fini de se décomposer. Car elle était déçue d’elle, tellement que la chaleur lui montait aux joues, et ce n’était pas dû aux cafetières ou à quelconque magie. S’était-elle réellement conçue tout un scénario de polar dans sa tête à partir de si peu ? Est-ce que cela faisait d’elle une petite peste à l’esprit instable ?

— Ca va, Honorine ?

Le ton inquiet de la serveuse lui permit de sortir la tête de l’eau. En fait, elle avait besoin d’en parler.

— T’es-tu déjà sentie coupable d’avoir diffamé quelqu’un sans raison, par pure colère ?

La frange noire de la serveuse rebondit d’étonnement avant de ressaisir son habituel air mi-sérieux mi-taquine.

— Des clients, j’en diffame par pelles dans l’arrière-boutique, parfois même quand ils sont encore dans la salle, en train de consommer. Y’en a qui parlent mal, d’autres qui parlent trop, certains qui jouent les connaisseurs juste pour paraître intelligents. Tant que ça reste dans ta tête, sourit la serveuse en tapotant du bout de l’index le front de sa cliente, ça ne fait de mal à personne. Juste un conseil, ne te laisse pas embrumer. Si tu n’as pas de confident, sers-toi de ta propre tête pour pester à droite à gauche histoire d’évacuer un coup.

Les petits yeux crème de la serveuse arborèrent un sourire plein de bienveillance, auquel personne n’aurait pu résister à répondre pareillement. Les joues d’Honorine recouvrèrent une température acceptable, sa magie restait sagement tapie dans ses organes. Pourtant, maintenant qu’elle pensait à froid, tout se retournait à nouveau dans sa tête.

La veille, elle ressentait un poids planant autour d’elle à longueur de journée, dès lors qu’elle adressait une pensée à la remplaçante en mauve. Cela ne pouvait pas venir de nulle part, ses soupçons devaient bien trouver une origine réaliste. « Je l’interrogerai en temps voulu » pensa Honorine, résignée à apprécier son café tiède. Les notes épicées, presque piquantes, la clouèrent à son tabouret une bonne fois pour toutes. La discussion avec la serveuse s’intensifiait, les sourires s’élargissaient sur les bouches, jusqu’à l’apogée du fou-rire lorsque furent évoquées les théories les plus fantaisistes sur l’origine de Tenailles. Fou-rire finalement interrompu par un fracas considérable près de l’entrée : la porte en verre à battant s’était violemment refermée directement sur le crâne d’un client alors qu’il prenait la rue. Honorine en avait entendu des brouhahas, aucun n’aurait pu dissimuler un tel chaos de débris. Le sol était comme saupoudré de verre pilé et le client, pourtant fort de sa carrure, peinait à retrouver son équilibre, assis dans les décombres.

— Oh bon sang oh bon sang oh bon sang, je dois te laisser petite. Je vais aider ce pauvre homme, on se revoit un jour prochain, d’accord ?

— Dans ce cas, je pars aussi. Merci pour le service.

Dans un élan de bonne volonté, Honorine se sentit de proposer son aide au pauvre homme qui gisait à genoux dans les débris de verre. Certainement par pur égo, ou par pure confusion, il refusa catégoriquement cette aide. Il ne leva même pas un œil vers ses interlocuteurs. Tant pis, il ne savait pas ce qu’il manquait. Un déluge de cheveux s’était échappé de sous son chapeau lors de l’impact : leur blancheur immaculée baignait désormais dans un rouge brillant franchement déroutant. La jeune fille détourna le regard et rejoint à son rythme les immenses portes de l’académie où elle flânerait dans le parc dans l’attente des leçons, et surtout du rendez-vous.

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blairelle
Posté le 09/10/2023
Oh ! Il existe donc un monde à l'extérieur de l'Académie !
Toujours pas de maison pour Honorine, visiblement : elle dort dans les garages et se contente de boire dans les cafés (sans manger, et sans payer aussi, à moins que l'argent n'existe pas dans cet univers), mais les pneumopompes ont l'air sacrément efficaces pour trouver les destinataires qui n'ont pas d'adresse.
Trois questions subsistent :
- d'où vient Dame d'Ambroisie ?
- qui est cette personne aux cheveux blancs qui vient d'avoir un accident ?
- quand et comment est né Sieur Tenailles ?
Azurys
Posté le 10/10/2023
Eh oui, le monde vit en dehors de l'Académie aussi même si je souhaite évidemment mettre l'accent sur les intrigues de l'établissement.

Tu soulèves effectivement un oubli de ma part concernant le payement au café, mais je ne considère pas cela si important. En tout cas, Honorine n'est pas une voleuse.

Les réponses à tes trois questions relèvent évidemment du spoil, du gros spoil même, mais si tu es véritablement assoiffée de réponses je pourrai te les donner dans un commentaire spoilant.

Bonne lecture et bonne écriture !
blairelle
Posté le 11/10/2023
NON PAS DE SPOIL je relevais juste les questions que je me pose !
Et je ne sous-entendais pas qu'Honorine soit une voleuse, juste le fait que visiblement la dame du bar lui donne des cafés gratuits (charité parce qu'elle n'a pas d'argent et pas de famille ? inexistence de l'argent dans cet univers ? carte de fidélité et abonnement en illimité payé au début du mois ?)
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