Chapitre 6 : Châtaigne

Par Luna

Certains hivers, quand le froid évoquait trop celui des lointaines contrées boréales des histoires du vieux Morvan, Aaron pouvait passer des jours entiers réfugié près de la cheminée de l'auberge. D'ordinaire, il détestait s'enfermer. Dans ces moments-là, il se réjouissait pourtant de sentir le souffle des flammes tiédir sa peau. Aux côtés de Maïwenn et d'Elouan, il engloutissait avec gourmandise les chocolats chauds épicés de Mme Feginn. Les tempêtes pouvaient être si féroces que même Ferrec abandonnait ses vagabondages pour leur tenir compagnie du matin jusqu'au soir. Le Vieux-Chêne s'égarait hors du temps, figé comme le givre qui emmitouflait la lande de sa blancheur d'ivoire.

Désormais, Aaron avait perdu son refuge. Les odeurs merveilleuses de cacao, de cannelle et de feu de bois n'étaient plus qu'un souvenir confus, noyé dans cette forêt de glace sinueuse et inhospitalière.

Ce jour-là plus que jamais, il ne voyait plus aucune beauté en elle. Elle s'était murée dans un silence sépulcral. Pas une branche ne craquait alentour. Pas un souffle de vie ne se laissait surprendre. La brume de glace étouffait les bois de sa lumière blanchâtre et défendait à la nuit de s'installer.

Ou bien était-ce eux qui avaient perdu toute notion du temps ? Cette maudite montre à gousset ne leur était d'aucune aide avec son mécanisme cassé ; impossible de dire quelle heure il pouvait être.

En grattant la terre, Aaron avait réussi à trouver quelques racines comestibles. Malgré leur goût amer, elles leur permettraient de tenir bon. Il lui avait semblé percevoir, sur le visage d'Evanna, une esquisse de grimace à la perspective de cette nourriture si rudimentaire, mais cela n'avait duré qu'un instant. La jeune fille se faisait discrète, ne contestait rien et le suivait sans un mot.

Aaron ne savait plus très bien ce qu'il pensait d'elle après toutes ses révélations. Ce besoin souterrain de la protéger, qui l'avait suivi pendant des semaines, subsistait pourtant quelque part au fond de lui. Il ne se l'expliquait pas. Pour l'heure, il n'en avait de toute façon aucune envie. La seule chose qui lui importait maintenant était de retrouver les Feginn, coûte que coûte.

Ce qui n'était pas une tâche aisée dans ce dédale sauvage.

Les légendes de son enfance remontaient curieusement à sa mémoire. Quand bien même la forêt entière paraissait endormie, il lui arrivait de sentir autour de lui quelque chose ou quelqu'un ; des présences furtives qui ne laissaient ni trace au sol, ni son s'échapper de leurs pas. Ces vieilles histoires d'esprits devaient lui jouer des tours ; il avait cru voir, à plusieurs reprises, un renard déambuler entre les troncs. Cette vision, qui aurait dû le rassurer, l'avait plongé dans un effroi sans nom. Car ce renard traînait dans son sillage une ombre humaine.

S'il n'osait pas rapporter à Evanna ce qu'il voyait, la jeune fille n'échappait pas elle-même à ces apparitions. À plusieurs reprises, elle lui avait assuré apercevoir un petit garçon et une fillette errer dans la brume.

— Crois-tu qu'il s'agisse des gens de l'auberge ? avait-elle demandé du bout des lèvres.

Aaron ne savait que lui répondre, mais une chose était certaine : quand ils cherchaient à les atteindre ou à leur parler, les silhouettes s'évanouissaient, les plongeant irrémédiablement dans une profonde solitude.

La garçon frissonnait en progressant entre les arbres, les yeux fixés sur l'aiguille rouge de sa boussole. Il avait expliqué sommairement à Evanna l'étrange phénomène qui s'était emparé de l'instrument, quelques semaines plus tôt, et comment le vieux Morvan l'avait d'abord enjoint à enquêter, avant de lui demander subitement de tout arrêter lorsqu'il avait entendu parler des miliciens.

— Sans doute a-t-il eu peur pour toi ? avait tenté la jeune fille d'une petite voix. Il s'est peut-être douté que le comportement de la boussole était lié aux miliciens et il a eu peur que tu ne t'attires des ennuis.

Une fois de plus, Aaron n'avait rien répondu, se contentant de hausser les épaules. Quoiqu'il arrive, il suivrait la direction pointée par la flèche rouge de sa boussole. Au bout, il trouverait les miliciens et avec eux les Feginn, ainsi que tous les gens de l'auberge. Il en était certain. Qu'Evanna le suive ou non, ça lui était égal. C'était du moins ce qu'il se répétait.

Après une éternité à errer dans les bois, la jeune fille le tira encore de ses pensées d'un murmure à peine audible :

— Aaron ?

Elle hésita, puis se lança :

— Il fait vraiment très froid. Tu crois qu'on pourrait s'arrêter un peu pour se réchauffer ?

Aaron eut d'abord un froncement de sourcils exaspéré, avant de se rendre compte de l'état d'Evanna. S'il avait la sensation permanente d'une douche glacée, ça n'était visiblement rien à côté de ce qu'elle ressentait. Elle tremblait des pieds à la tête, les lèvres bleues, le teint d'une pâleur morbide. Il eut à peine le temps de se précipiter sur elle avant qu'elle ne s'effondre dans ses bras.

*

Evanna reprit ses esprits dans une tiédeur revivifiante. Le bois brûlé chatouillait ses narines et craquait dans des gerbes d'étincelles dorées.

— On dirait qu'on est condamné à veiller l'un sur l'autre, fit la voix d'Aaron de l'autre côté du feu de camp.

Accroupi près des branches fumantes, il ne souriait pas mais quelque chose avait radouci ses traits.

— Que s'est-il passé ? demanda Evanna en s'asseyant avec difficulté, tant la tête lui tournait.

— Tu as fait un malaise. Tu étais gelée, alors j'ai fait un feu.

Elle balaya les alentours d'un mouvement de tête rapide. Ils se trouvaient dans un petit renfoncement en contrebas du reste de la forêt. Un épais toit de branchages, constitué des frondaisons de quelques arbustes courbés sur eux-mêmes, en faisait un parfait abri pour les yeux et oreilles indiscrets. Et dans ce brouillard de glace, la fumée se noierait.

Ils étaient à l'abri.

Sous son corps qu'elle sentait se réchauffer, elle avisa un matelas de feuilles mortes. Elle déglutit et bafouilla :

— Je suis...

— Ce n'est pas la peine, la coupa-t-il d'une voix sans émotion.

Evanna lui lança un regard interrogateur.

— J'ai été un peu dur avec toi, ajouta-t-il d'un air sévère qu'il semblait s'adresser à lui-même.

— Dur ? ne put s'empêcher de réagir Evanna. Ce que Malgorn a fait... c'est ma faute. C'est à cause de moi qu'il...

— Je suis sérieux, insista Aaron, je ne suis pas assez bête pour croire que ce Malgorn soit venu uniquement dans le but de te ramener chez ta tante ou pour venir me balancer toutes ses absurdités. Il ne s'attendait pas à me trouver là. Et je sais que toi non plus tu n'es pas assez bête pour le croire. C'est toi-même qui me l'as dit. Toi aussi tu as compris qu'il y a quelque chose de bizarre dans la disparition des conscrits et des miliciens. Quelque chose qui se trame dans les bois.

Evanna ne trouva rien à répondre. Il avait raison bien sûr. Et surtout, il la surprenait. Après tout ce qui s'était passé en si peu de temps, ce à quoi il avait dû faire face, elle s'était attendu à ce qu'il la repousse. Au lieu de ça, il avait accepté de l'écouter et de l'accueillir comme compagne d'infortune dans son périple à travers les bois. Puis, il s'était occupée d'elle quand le froid avait été plus fort que son corps de citadine.

— Je ne sais pas depuis combien de temps on marche, continua-t-il, mais je commence à me dire qu'il y a quelque chose qui cloche sérieusement avec cette forêt.

Il s'empara d'un tas de petit bois posé près de lui et entreprit de l'incorporer peu à peu au brasier.

— La nuit qui ne tombe pas, la brume de cristaux, le silence, énuméra-t-il dans un froncement de sourcils. Sans compter les enfants que tu as vus. Je ne sais pas... il y a quelque chose de pas naturel.

Il marqua une pause, puis continua :

— Tu sais, c'est pour ça qu'on appelle cet endroit la Forêt aux Esprits. J'ai toujours trouvé ça rigolo. Je pensais que c'était une excuse pour raconter des histoires. Seulement, aujourd'hui je ne sais plus que croire.

Evanna voulut lui répondre mais fut prise d'une vilaine toux qui lui comprima la poitrine. La tête lui tournait encore.

— Tu es vraiment très pâle, remarqua Aaron, sans toutefois faire un geste vers elle. Tu es sûre que tu ne veux pas faire marche arrière ?

— Non, surtout pas, parvint à articuler la jeune fille, essoufflée. Je ne peux pas. Il me faut ce carnet. Je ne peux plus reculer. Et après ce que j'ai fait, je veux aussi t'aider.

Aaron jeta d'un geste désinvolte la dernière de ses branches aux tisons qui se consumaient doucement. Un air soucieux se dessina sur son visage encore meurtri par ses blessures.

— Qu'est-ce qui te fait croire que ce carnet te permettra de retrouver tes parents ?

— Je ne sais pas, admit Evanna, je ne sais plus... une intuition, quelque chose que j'y ai lue peut-être.

Elle sentit les larmes lui remonter aux yeux. Elle lutta pour les refouler, fatiguée d'y céder si facilement depuis quelques temps.

— C'est tout ce que j'ai, tu comprends ? Sans ce carnet, mes parents n'existent plus.

Ses pensées en pagaille s'emmêlaient. Elle se sentait si fébrile.

— Essayons de dormir un peu, proposa Aaron.

Evanna se sentit aussitôt reconnaissante. Elle se laissa glisser au sol et, sans lutter, sombra bientôt dans un sommeil sans rêve.

*

Encore ce rêve étrange ; cette voix de femme. Aaron comprenait bien qu'elle cherchait à lui parler, mais il n'avait pas envie d'entendre. Il avait peur que ça lui fasse du mal. Elle le poussait vers cette ombre, cet homme.

Écoute.

Il se bouchait les oreilles, fermait ses yeux, se ratatinait sur lui-même. Il ne voulait pas rester ici. Il ne voulait pas parler à l'homme. Il voulait retourner à l'auberge !

Écoute !

Ça ne servait à rien. La voix venait de l'intérieur de sa tête. Il ne pouvait pas la faire taire.

Écoute. Écoute. Écoute. Écoute. Écoute. Écoute.

Non ! Il ne voulait pas écouter !

Aaron.

Cette fois, il enleva ses mains et rouvrit ses yeux d'enfant sous le coup de la surprise. La voix avait changé. Ce n'était plus celle de la femme. C'était une voix dure et rocailleuse.

Une voix de grand bonhomme barbu.

— Regarde...

Les voix, les arbres et même l'ombre ; tout fut soudain happé par le néant, et le petit garçon redevint un jeune homme.

— Aaron !

Le cœur battant, il reconnut Evanna qui le regardait avec insistance. Ses joues avaient repris une belle couleur rosée sous ses cheveux emmêlés. Elle s'était traînée à l'entrée de leur abri feuillu. Combien de temps avait-il dormi ?

— Qu'est ce qu'il y a ? ronchonna-t-il en se frottant péniblement les yeux.

Il réprima une grimace. Sa blessure à l'arrière de la tête le lançait encore.

— Là-bas, souffla la jeune fille, regarde là-bas !

Aaron se redressa et scruta l'endroit qu'elle lui désignait d'un doigt tremblant.

— De la lumière.

Son cœur accéléra. Cette fois, ça ne ressemblait pas aux visions précédentes. Une minuscule lueur couleur de feu flottait au milieu de la brume, telle une tache de peinture jetée sur une toile vierge. Une torche ? S'agissait-il enfin de Malgorn et des miliciens ?

— Allons voir ! fit soudain Evanna en se levant.

Elle le traîna hors de leur cachette et de la chaleur des dernières braises grésillantes. Aaron fut pris de court, tiré par les mains d'Evanna qui avaient retrouvé une force surprenante.

— Eh... mais attends ! protesta-t-il en se libérant. Qu'est-ce qui te prend ?

Elle ne répondit pas. Il tenta de la retenir mais la jeune fille partait déjà, sans prendre la peine de l'attendre.

— Evanna ! Reviens ! Et la boussole ?

Qu'est-ce qui lui prenait ? Avait-elle perdu la raison ?

Ça ne servait à rien, elle ne semblait pas l'entendre. Il s'élança derrière elle afin de ne pas la perdre des yeux. Avec ce brouillard infernal, c'était la dernière des bonnes idées. Au moins, elle ne semblait plus souffrir du froid.

Evanna s'avançait avec assurance en direction de la lumière, hypnotisée.

Il ne s'agissait pas d'une torche, ni d'une lanterne. La lueur dorée flottait littéralement dans l'air.

Lorsqu'elle se rua dessus pour l'attraper, l'étrange phosphorescence s'évapora pour réapparaître quelques mètres plus loin. Elle s'y précipita et le même manège se répéta.

Aaron parvint enfin à sortir la boussole de sa poche. Il se rendit compte avec stupeur qu'elle indiquait la même direction que la lumière. Il fallait toutefois rester prudent. S'ils ne les avaient pas encore croisé, les miliciens risquaient toujours de leur tomber dessus. Et Evanna courait et sautillait sans aucune précaution. Ça n'avait aucun sens.

Pourtant, à mesure qu'il la suivait, Aaron sentit son inquiétude se dissiper progressivement. Bientôt son esprit se vida de toute pensée autre que celle de rester avec elle.

Il fallait qu'il l'empêche de continuer. Pourquoi marchait-il si lentement ? Après tout, il n'y avait là rien de bien dangereux, ce n'était que de la lumière. Et puis, il devait bien reconnaître que ces petites flammes le fascinaient.

Un besoin impérieux de les attraper s'empara soudain de lui. Il rangea sa boussole avec négligence dans sa poche et se mit à les poursuivre les mains en avant, un sourire béat sur les lèvres.

La lumière s'évanouit une ultime fois. Ils arrêtèrent leur marche, puis échangèrent un regard déconcerté, reprenant possession de leurs sens. La brume était moins dense là où les lumières les avaient conduits. De hauts rochers dressés, recouverts par endroits d'une épaisse couche de mousse, les entouraient.

— Evanna ? appela Aaron d'une petite voix.

Elle émergea du brouillard l'air perdu. Il comprit qu'elle retrouvait elle aussi ses esprits.

— Cet endroit, frémit-elle en grelotant, qu'est-ce que c'est ?

Aaron n'en avait aucune idée. Il consulta de nouveau sa boussole et poussa un cri de surprise.

— Regarde !

La jeune fille se précipita à ses côtés. L'aiguille rouge tournait dans tous les sens de façon anarchique. Il tenta de s'éloigner un peu des pierres, et la boussole se calma, pointant pourtant dans leur direction. Plus il se rapprochait, plus elle s'affolait.

— On dirait que ce sont ces pierres qui la dérèglent, analysa Evanna.

Aaron fut incapable de dire un mot. Un profond sentiment de déception s'emparait de lui. Il balayait les alentours avec désespoir.

Il n'y avait rien.

Pas de milicien. Pas de Feginn. Rien que du froid, des roches et du silence.

Dépité, il s'approcha de la pierre la plus proche et se laissa tomber contre elle.

Aussitôt, un picotement aigu traversa sa colonne vertébrale, lui arrachant un grognement de surprise. Il sauta sur ses pieds et se retourna vers la roche. Là où il s'était appuyé un instant auparavant, il crut percevoir un lueur fugitive.

— Qu'est-ce que...

Sa phrase resta suspendue dans l'air, tandis qu'Evanna approchait sa main avec prudence. Elle grimaça lorsqu'elle se posa contre la pierre mais ne la retira pas. D'un geste minutieux, elle entreprit de dégager la mousse qui envahissait tout. Aaron se joignit à elle.

Lorsqu'une bonne partie de la paroi fut dégagée, il vit distinctement la lueur apparaître de nouveau sous sa peau ; un signe à l'éclat ambré se dessinait. La marque semblait avoir été gravée dans la roche ; sans doute depuis des siècles vu le grain poli qu'elle affichait. Le dessin avait un aspect lisse et phosphorescent lorsqu'on le touchait.

Ils échangèrent un regard incrédule et jetèrent un coup d'œil au reste de la clairière. Méthodiquement, ils cherchèrent sur chacune des pierres dressées un signe similaire. Toutes en portaient un mais aucun n'était exactement semblable.

Quand ils eurent fini, Evanna recula et constata :

— On dirait que ces pierres forment un cercle.

— Ça ressemble à ces légendes que les villageois racontent parfois à l'auberge, expliqua Aaron, tandis que ses pensées confuses se remettaient en ordre. Et ces lumières tout à l'heure... on aurait dit...

Une fois encore, les vieux contes des veillées revenaient à la charge.

Il se sentit bête à cette pensée mais il fallait reconnaître que pour une fois tout cela paraissait bien réel. Et pour être honnête, le renard à ombre humaine, les flammes volantes et les pierres lumineuses venaient de réduire en pièces les derniers rudiments de sa rationalité.

— On aurait dit des feux follets, comme ceux qui égarent les voyageurs dans la lande. Tu as senti comme on ne pouvait pas s'empêcher de les suivre ?

Sans répliquer, Evanna le considéra un instant, un air sceptique figeant les traits de son visage. Évidemment : dit comme ça, il devait passer pour le dernier des crétins.

— Des feux follets ? répéta la jeune fille.

— Non, oublie ce que j'ai dit, ça n'a pas de sens. Ce sont des histoires à dormir debout...

— Ces lumières dans la roche, continua-t-elle, je n'ai jamais rien vu de semblable. Mais ces picotements, ça ressemble à quelque chose que je connais.

Aaron se gratta le front d'un air songeur, se remémorant la sensation qu'il avait éprouvée en touchant la roche.

— Un peu comme quand tu portes une laine parfois, que tu touches et que tu as l'impression de t'être fait piquer ?

— C'est ça, triompha Evanna en tapant ses paumes l'une contre l'autre, on dirait de l'électricité !

Aaron haussa les épaules. L'électricité, c'était bien quelque chose qui n'existait pas à Kerlann. Morvan lui en avait déjà parlé bien sûr, mais ça lui avait toujours paru un peu magique. Evanna poursuivit :

— Est-ce que ça pourrait être la cause du dérèglement de ta boussole ?

— À quoi ça nous avance ? soupira Aaron. Il n'y a rien ici.

Il sentit le désespoir s'insinuer davantage en lui.

— Qu'est-ce qu'on va faire ? lâcha-t-il avec dépit.

— Attends une minute, reprit Evanna d'une voix assurée, ce n'est sûrement pas anodin. Je ne crois pas aux coïncidences. Tout ça a sûrement un rapport avec ce que l'on cherche.

Elle se mit à faire les cent pas, perdue dans ses pensées. Aaron la regarda faire, un peu surpris par cette nouvelle attitude réfléchie qu'il ne lui connaissait pas.

— Ce ne sont pas de simples ornements, affirma-t-elle au bout d'un moment en désignant les signes des pierres.

Aaron se glissa au sol et lança un regard dédaigneux aux vieilles pierres.

— Tu sais, intervint-il au bout d'un moment, je pense que tu perds ton temps. Maintenant que j'y pense, des roches gravées comme ça, il y en quelques-unes dans la lande.

— Vraiment ?

Evanna avait aussitôt interrompu ses allers-retours. Aaron opina.

— Le plus souvent on dit que ce sont des incantations pour éloigner les mauvais esprits. Je crois qu'il y en a même une qu'on attribue à la Dame blanche. Tu te rappelles l'histoire d'Elouan et de Ferrec ? Bref, ça n'a aucun rapport avec ce qu'on cherche.

Evanna continua à fixer les roches, s'abstenant de tout commentaire. Quant à Aaron, il considérait sa boussole avec mécontentement, comme si tout était de sa faute.

Et maintenant ? Que faire ?

Son unique chance de retrouver les Feginn venait de voler en éclat. Il sentit son cœur se serrer terriblement.

Au bout de quelques secondes, Evanna lui agrippa le bras.

Il ne releva pas la tête. Il n'avait aucune envie d'entendre une autre théorie fumeuse. Tout ce qu'il voulait c'était une solution. Une vraie.

— Aaron ! appela-t-elle pour capter son attention.

Exaspéré, il se tourna vers elle. Elle lui fit signe de se taire et d'écouter. Quelque chose remua soudain les fougères. Pour la première fois depuis une éternité.

Un soupçon de vent souleva quelques feuilles gelées jusqu'à eux. Ils ne bougèrent pas d'un pouce et restèrent plantés là un moment, attendant d'avoir la certitude que rien ne les épiait.

— J'ai un mauvais pressentiment, murmura Evanna.

Comme pour lui répondre, le bruit tout à fait explicite d'une branche qui craque retentit derrière eux. La même expression épouvantée se dessina simultanément sur leurs visages. Ils se retournèrent lentement en direction de l'ombre gigantesque qui les surplombait, noyée dans la brume de glace.

Aaron fut alors frappée par une certitude : cette silhouette, il l'avait déjà vue à l'orée des bois, il en était certain.

Quelles sortes de créatures les profondeurs de la forêt pouvaient bien abriter ?

Dans un même cri de terreur, ils prirent leurs jambes à leur cou et se précipitèrent dans la direction opposée. Les branches et les ronces cisaillèrent leur visage, s'accrochant au passage à leurs vêtements, tandis que la brise qui sifflait dans les feuillages alentours semblait s'être retournée contre eux, s'amplifiant encore et encore. Le vent se levait après une éternité pour déverser ses bourrasques furieuses contre eux.

La forêt paraissait décidée à tout faire pour les empêcher de s'enfuir.

Aaron sentit ses doigts se comprimer ; Evanna lui serrait la main avec vigueur. Aussi appuya-t-il son geste à s'en faire mal. Aussi mal que son cœur qui semblait sur le point d'exploser. Il risqua pourtant un coup d'œil derrière lui ; l'abondante végétation blanchie de givre filait dans un tourbillon indistinct, peu à peu engloutie par l'ombre qui les poursuivait.

Le vent se mua alors en une rafale impossible. Une tornade se déversa sur eux et les souleva du sol. Aaron voulut crier mais sa voix resta coincée au fond de sa gorge. Il perdit la main d'Evanna qui battait l'air, désespérée, sans parvenir à se raccrocher à lui.

Puis ses poumons se comprimèrent terriblement. Il ne parvint plus à respirer. Était-ce ce que l'on ressentait en se noyant ?

La brume se densifia encore autour de lui et happa la jeune fille qui disparut de sa vue. Il ferma les yeux et lutta pour se réveiller. Ça ne pouvait être réel, il devait faire un cauchemar !

Enfin, Aaron se sentit tomber lourdement au sol et le souffle lui revint brutalement.

La terre s'était réchauffée sous ses mains. Une multitude de bruits étranges l'assaillirent : des frémissements dans les feuillages, le clapotis lointain d'un ruisseau, des gazouillements d'oisillons quelque part dans les cimes.

Stupéfait, il rouvrit les yeux.

Une végétation émeraude abondait autour de lui.

La brume de glace s'était évanouie et la forêt s'était réveillée d'un coup.

*

Evanna haletait, les doigts fichés dans une mousse d'une brillante couleur verte. Ses cheveux pleins de nœuds étiraient un rideau de blé devant son visage.

— Aaron ? appela-t-elle avec prudence.

— Ici, lui répondit-il en l'aidant à se relever.

Une fois debout, sa cheville, déjà blessée quelques semaines auparavant se déroba sous elle. Courir n'importe comment à travers les bois n'était peut-être pas conseillé pour se remettre d'une vilaine foulure.

— Eva, souffla Aaron, regarde la forêt.

Elle se rendit soudain compte que le décor avait complètement changé. Le vent avait chassé l'hiver comme on balaye d'un geste de la main la buée sur des vitres. Claudiquant, elle se mit à tourner sur elle-même, incapable d'assimiler ce spectacle impossible.

Au bout de quelques secondes, parmi la multitude de bruissements dans les feuillages, un vrai bazar retentit juste à côté d'eux. Les buissons remuaient avec fureur. Les yeux exorbités, Aaron se cramponna à elle. Ils étaient piégés.

Quand la chose émergea enfin dans un fouillis de feuilles, ils eurent le même mouvement de recul et leurs yeux se fermèrent de concert.

— Oh ! fit une voix fluette.

Evanna rouvrit lentement les paupières. Cette voix appartenait à une silhouette minuscule. Un petit être les regardait la tête en bas, accroché par les jambes à une branche. La chose qui semblait lui tenir lieu de couvre-chef s'écrasa devant leurs pieds.

— Zut !

La créature bondit sur le sol et atterrit sans le moindre bruit. D'un geste habile, elle épousseta son étrange chapeau et le remit à sa place en un rien de temps.

Elle entendit Aaron qui balbutiait :

— Ko... ko... ko... korrigan ?

Sous le choc, absolument incapable de faire le moindre geste, Evanna ne parvint pas à lui répondre. Ce petit être haut comme trois pommes ressemblait à s'y méprendre à une fillette ; certainement la plus étrange qu'elle ait jamais eu l'occasion de rencontrer. Elle paraissait entièrement vêtue de feuilles d'automne : érable, chêne, hêtre... Toute une flore sylvestre se devinait sur elle.

Ses yeux brillaient d'un éclat surprenant : au milieu de pupilles marron scintillaient de petits éclats d'ambre. Sous son chapeau de lutin, ses longs cheveux tressés et ornés de perles s'en faisaient le miroir. Et en travers de son visage lunaire, des traits marronnâtes, qui ressemblaient à de la boue, avaient été tracés.

Que pouvait-elle bien faire, toute seule, dans cette forêt lugubre ? D'où sortait-elle ?

Evanna tâcha de remettre un peu d'ordre dans ses pensées. Cette petite fille n'avait rien à voir avec le monstre qui les avait poursuivis.

— Korrigan ? répéta l'apparition d'un air surpris. C'est quoi ?

— Mais, la... la bête... cette chose est partie ? arriva enfin à articuler Evanna, le souffle court.

— Quelle chose ? s'étonna la petite fille, les yeux ronds.

— Cet énorme animal qui nous poursuivait ! renchérit Aaron sans desserrer son étreinte du bras d'Evanna.

Pas troublée le moins du monde, l'enfant prit une pause songeuse, la main sous le menton.

— Il était comment ?

— Je... je ne sais pas... bredouilla Evanna, je n'ai pas pu voir à quoi il ressemblait.

— Immense... avec comme des... des branches sur la tête, expliqua Aaron en déglutissant.

Un large sourire fendit alors le visage de la fillette.

— Vous avez vu l'esprit cornu ! Le Passeur ! Il venait peut-être vous chercher tous les deux... supposa-t-elle d'un air espiègle.

— Le Passeur ? répéta Aaron d'une voix sourde.

— Oui ! Kern le Cerf ! Celui qui prend les âmes pour les emmener dans le monde des morts !

— Co... comment ça, il venait nous chercher ? frémit le garçon.

L'enfant ne prit pas la peine de répondre, considérant soudain avec le plus grand intérêt l'accoutrement d'Aaron qu'elle se mit à toucher, tirer comme si elle n'avait jamais vu de sa vie un pantalon.

Evanna prit quelques secondes pour digérer ce qu'elle venait d'entendre. Un cerf ? Elle aurait parié tout ce qu'elle possédait que le monstre en question faisait bien trois mètres de haut.

— Mais enfin... qui es-tu ? demanda-t-elle coupant court à ses réflexions.

La fillette sautilla sur place, laissant Aaron tranquille, et bomba le torse avec fierté.

— Moi ? On m'appelle Châtaigne !

— Châtaigne... ?

— Parce que mes yeux et mes cheveux sont aussi bruns que des marrons ! précisa-t-elle, un éclat de malice dans les yeux.

Evanna se rappela soudain les enfants qu'elle avait cru voir plus tôt. Châtaigne était-elle l'un d'eux ?

— Dis-moi, où est passé le petit garçon qui t'accompagnait ?

Châtaigne lui renvoya un regard plein de méfiance.

— Quel petit garçon ? Je traîne pas avec les garçons moi ! Ils sont sales, idiots et sentent mauvais !

Elle tira la langue dans un geste de dédain. Après quoi elle reprit son air jovial et se mit cette fois à inspecter les vêtements d'Evanna qui se laissa faire.

— C'est drôle, vous êtes vraiment habillés bizarrement ! ricana la petite. Comme les gens qu'on a trouvés dans la forêt !

Aaron se redressa d'un coup, comme traversé par un courant électrique.

— Les gens ? demanda-t-il aussitôt. Tu as vu d'autres gens comme nous ?

Il se retourna vers Evanna. Elle sut que la même pensée venait de les traverser. Elle s'accroupit aussitôt à son niveau :

— Châtaigne, dit-elle en grimaçant à cause de sa cheville encore douloureuse, peux-tu nous emmener là où sont les autres gens ?

La fillette lui offrit un sourire pétillant, dévoilant deux dents de lait manquantes. Elle bondit par-dessus le buisson le plus proche, puis lança en se retournant :

— Suivez-moi !

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Shangaï
Posté le 22/06/2020
J'ai beaucoup aimé ce chapitre !
La relation de confiance se construit tranquillement entre les deux personnages et le côté mystique de ton histoire apparaît enfin clairement !
Je ne sais pas pourquoi mais depuis le début de ton histoire j'ai le pressentiment que Evanna est en réalité la mère de Aaron (ne me prend pas pour une folle hein x) ) mais qu'elle à le même âge que lui à cet instant-ci... C'est une idée que j'ai eu en lisant le début de ton histoire (je ne saurai plus dire exactement pourquoi) mais au fil de ma lecture cette idée se brouille et je ne sais plus quoi en penser ^^' Si ça se trouve je suis totalement à côté de la plaque ahah !
Mais en même temps je me dis que si ils peuvent passer d'un monde à l'autre, il peut aussi y avoir des changements de temporalité, non ? Bref la suite me le dira !

J'ai adoré la rencontre avec Châtaigne et d'ailleurs j'adooooore son prénom, je le trouve merveilleusement bien choisir ! J'espère qu'elle va les conduire jusqu'au gens de l'auberge ...

En tout cas j'ai toujours autant hâte de découvrir la suite !
Luna
Posté le 23/07/2020
Super si ce chapitre t'a convaincu ! J'ai un peu galéré à la réécriture, notamment pour introduire clairement l'aspect fantasy. Du coup si ça te plaît, ça veut dire que ça fonctionne, c'est chouette !

Ha ha mais non je ne vais pas te traiter de folle voyons ;) au contraire c'est génial d'avoir un aperçu de tes théories ! Alors évidemment je ne vais pas te dire le pourquoi du comment (au risque de casser tout l'effet de la révélation finale hi hi), mais je te dirai que tu as une super intuition concernant l'une de tes dernières hypothèses (et je suis ravie de voir que quelqu'un le perçoive à ce stade-là de l'histoire car c'était quelque chose qui tombait à plat dans ma version précédente).

Heureuse que Châtaigne te plaise ^^ c'est un des personnages que j'ai pris le plus de plaisir à imaginer, alors de voir qu'elle plaît aussi aux lecteurs, c'est super !

Merci encore de toutes tes lectures Shangaï <3 (et désolée pour mon silence radio), j'espère pouvoir mettre en ligne le chapitre 7 prochainement.
Isapass
Posté le 15/06/2020
Salut Luna !

Encore une fois, je note avec plaisir à quel point tu as affiné le cheminement des relations et des buts de nos deux héros. C'est la partie qui m'avait semblé un peu "dispersée" dans l'ancienne version : ça traînait un peu en longueur et on avait l'impression qu'ils erraient vers on ne savait trop quoi, surtout Aaron. Là, on ne s'ennuie plus du tout, les objectifs sont clairs, ça bouge, la tension augmente... Excellent ! Et en plus, la relation qui "coulait de source" (un peu trop) entre Evanna et Aaron se bâtit de manière beaucoup plus cohérente, pas à pas. On avait l'impression qu'Evanna "maternait" un peu Aaron alors que là, ils partent sur le principe de l'entraide.
Et l'arrivée de Châtaigne est bien cool et fait retomber la tension mais sans pour autant casser le rythme.
Encore une fois, bravo pour ces changements que je trouve vraiment très cools !
Luna
Posté le 16/06/2020
Coucou Isa :D

Heureuse de voir que ce nouveau chapitre ait réussi à te convaincre. C'est effectivement avant tout le rythme, les buts des personnages et la relation Aaron/Evanna que j'ai tâché d'affiner ici. C'est vraiment ça, leur relation "coulait de source", mais on ne savait pas trop comment ni pourquoi. Dans le chapitre suivant j'essaye de l'étoffer encore plus en rajoutant du conflit. J'espère que ça continuera à fonctionner :)

J'ai quand même essayé de renforcer l'idée d'un passage vers un ailleurs ici (je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler toute la fin dans les commentaires xD) en insistant sur le décor, l'absence de bruits et de couleurs. J'essaye de suivre ton conseil concernant la dissémination d'indices et j'adore faire ça en fait ^^

Au fond, sur certains chapitres je ne bouge pas tant de choses que ça dans les évènements, mais la réécriture c'est génial pour approfondir les personnages et leur cheminement ! Et même si ce n'est pas toujours facile (ça faisait un petit moment que je bloquais sur le chapitre suivant), paradoxalement je m'éclate parce que j'ai la sensation de voir quelque chose de plus abouti, même si c'est certainement loin d'être parfait. Et puis, je m'amuse à passer des heures à chercher LE bon mot. C'est bête, mais j'adore ça ha ha ! Je me dis quand même qu'il faudrait que je me garde ça pour les corrections histoire d'avancer un peu plus vite, mais bon, d'un autre côté je ne suis pas pressée, je fais ça pour le plaisir alors autant en profiter ^^

Merci encore Isa ! Tes retours sont toujours très précieux !
Svenor
Posté le 05/06/2020
Salut !
Ce chapitre est vraiment super cool, et l'introduction de la fantasy est parfaite (les feux follets <3) à mon avis. C'es très sympa de voir Aaron et Evanna se rapprocher malgré leurs inimités !
J'ai juste quelques remarques :
- J'ai toujours ça rigolo. (il manque un mot)
- Exaspéré, il se tourna vers. (il manque un mot)
- La dernière partie du chapitre (rencontre avec Chataîgne) est vraiment très cool parce qu'elle fait retomber toute la tension construite précédemment, mais je la trouve un peu rapide. En fait c'est vraiment une impression parce qu'on relisant, je ne vois pas vraiment comment l'améliorer, mais je la trouve rapide quand même...
Luna
Posté le 06/06/2020
Salut Svenor :)

Je suis ravie que mon histoire continue à te plaire et que tu aies trouvé l'introduction d'éléments merveilleux pas trop mal fichue. J'espère que ça continuera à tenir la route par la suite ! De même pour la relation que je tâche de construire entre Aaron et Evanna. Par rapport à la version précédente, j'essaye vraiment de l'étoffer et mieux cerner Evanna en particulier (qui n'était pas super attachante avant, j'espère qu'elle l'est davantage désormais).

Oups les vilaines coquilles ! Et dire que je relis toujours 3 ou 4 fois avant de poster, mais y'a toujours des trucs énormes qui me passent sous le nez xD merci pour le relevé, je vais corriger ça !

Je comprends pour ce qui est de la dernière partie. C'est vrai que ça tranche considérablement avec ce qui s'est passé auparavant. Après, ce changement un peu brutal est voulu et va de pair avec le changement de décor et d'atmosphère qui s'opère lors de la course-poursuite. Là encore c'est quelque chose que j'ai essayé de renforcer par rapport à la version précédente car ce passage a une certaine importance pour comprendre l'un des derniers rebondissements de la fin de ce premier tome. C'est toujours difficile de savoir si on en fait trop ou pas assez malheureusement ! Mais tu as raison de souligner ça, il ne faut pas non plus que cette transition paraisse forcée sinon ça enlève de l'authenticité au récit et ce n'est pas une bonne chose ! Donc je note précieusement ta remarque et je vais y réfléchir ;)

Encore un grand merci pour tes lectures et tes commentaires !
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