Chapitre 6 : Clairmont

C’est à l’ombre d’une ruelle biscornue, sombre et humide, que Kael atterrit en premier. Les maisons, étroites, hautes, collées les unes aux autres et serties de poutres anciennes, dégageaient un air chargé d’histoire. Le sol luisait encore sous les gouttes récentes d’une pluie fine. Il n’en avait pas l’habitude.

La terre aride d’Abyrel et son climat volcanique n’offraient jamais la moindre averse. On aurait pu croire que le monde entier y refusait la douceur de la pluie, comme s’il voulait conserver son austérité brûlante.

Kael inspira profondément. L’odeur humide, presque minérale, que la pluie avait laissée en caressant les pavés, l’envahit. C’était nouveau. Inattendu. Et presque agréable. Des feuilles détrempées par l’averse tapissaient le sol, renforçant ce parfum de terre et de fin de saison. Il observait les lieux avec curiosité. Dans l’obscurité de cette soirée, il n’avait aucun mal à discerner les moindres détails — sa vision nocturne était affûtée, tout comme celle de sa lignée.

Il suivit du regard la rangée de réverbères qui serpentait dans la pente, menant jusqu’à un ancien château perché dans les hauteurs. Pas un passant. Juste le souffle du vent entre les toits et quelques volets qu’on entendait claquer au loin.

Le bruit de son frère, accompagné d’un juron étouffé, le tira de sa contemplation. Visiblement, Eren venait de glisser sur le sol humide.

— Bienvenue à Clairmont, cher frère, c’est pas ce que tu voulais ? ricana Kael.

— Vas-y, ris de moi, je t’en prie, répondit Eren en s’inclinant dans une fausse courbette, théâtral.

Eren se retourna à son tour, balayant du regard la ruelle déserte, puis leva les yeux vers le château qui se dessinait dans les hauteurs, illuminé par quelques torches accrochées aux murs. Il resta silencieux un instant, l'air plus sérieux. Une lueur indéfinissable passa dans son regard. Peut-être de la nostalgie. Ou une émotion plus profonde qu’il s’efforçait de dissimuler.

Mais fidèle à lui-même, il fit mine de rien, camouflant tout sous un soupir exagéré.

— Charmant. Vraiment. Tout à fait... lugubre, marmonna-t-il avec ironie.

— C’est plutôt parce que tu ne vois rien, lui lança son frère sur le même ton, un sourire en coin.

Ces paroles brisèrent définitivement le silence qui régnait entre les deux frères ces derniers jours, comme si, enfin, quelque chose venait de se relâcher.

Kael croisa les bras, le regard fixé sur son frère, une lueur d’interrogation mêlée d’agacement dans les yeux. En face, Eren fronça les sourcils, tentant sans grand succès de comprendre ce que signifiait cette attitude muette. Après un court moment de tension, il laissa échapper un soupir exaspéré, visiblement à bout de patience.

— Quoi ? Pourquoi tu me jettes ce regard depuis vingt ans ? lança-t-il finalement, irrité.

Kael ne répondit pas immédiatement. Son silence semblait volontaire, presque théâtral.

Eren leva les yeux au ciel, puis, avec une ironie appuyée, croisa les bras à son tour et fronça les sourcils en exagérant chaque mouvement. Il le singea sans retenue, mimant l’attitude de Kael avec une grimace outrée.

— Désolé, mais je ne parle pas encore le muet, lança-t-il, cinglant.

— T’as beau porter une arme, t’es franchement pas affûté, lâcha Kael, les bras toujours croisés, le regard aussi tranchant que ses mots.

Le regard flingant que lui lança Eren en retour n’eut aucun effet sur lui.

Kael continua, plus sec, l’agacement perçant cette fois dans sa voix.

— On va où maintenant ? On est censés loger où, exactement ?

Son ton trahissait à la fois son irritation et la lassitude qui pesait sur ses épaules. Il n’avait pas dormi depuis des heures, et la fatigue lui rendait chaque détail insupportable.

Le regard d’Eren changea brusquement. L’irritation laissa place à une panique sourde, une ombre de questions venues le frapper de plein fouet.

Sans répondre, il se mit à faire les cent pas, les sourcils froncés, les mâchoires serrées. On voyait à sa manière de marcher qu’il réfléchissait à toute allure, cherchant une solution, une direction, n’importe quoi.

Kael commença peu à peu à comprendre. Et plus il comprenait, plus son irritation grimpait en flèche.

— Ne me dis pas que tu n’en sais rien ? lança-t-il, le doigt pointé vers lui, nerveux, la main tremblante sous l’énervement.

Eren s’arrêta net, se retourna lentement vers lui, l’air coupable. Un sourire gêné se glissa sur ses lèvres alors qu’il se grattait l’arrière de la tête.

— Hum hum… fit-il en se raclant la gorge.

— Franchement… j’ai pas pensé à ce détail.

La lumière du portail se dissipa doucement, laissant Ayra et les autres retomber dans un calme feutré. L’aile dans laquelle ils avaient atterri était discrète, presque secrète, à l’écart des pièces principales de la maison.

Le silence y était presque complet, à peine troublé par le léger grincement du bois sous leurs pas. Les murs, d’un blanc doux légèrement patiné, étaient ponctués ici et là de cadres anciens et de petites étagères garnies de plantes. L’air était frais mais chargé d’une odeur saine, un mélange subtil de bois sec, de fleurs séchées et de linge propre.

Une arche arrondie, décorée de simples branches de saule tressées, menait à un couloir inondé d’une lumière naturelle tamisée. Même dans cette partie cachée, on percevait la chaleur du lieu : tout était soigné, vivant, presque maternel.

Elle était là.

Mira.

Debout, bien ancrée dans le sol comme une racine solide. Sa posture était droite, fière, presque noble dans sa simplicité. Son visage rayonnait d’une chaleur rassurante, une douceur mêlée d’assurance… malgré la cicatrice qui courait le long de la partie gauche de son visage. Une marque qu’elle avait longtemps tenté de cacher, mais qui, aujourd’hui, ne semblait plus ternir sa lumière.

Ayra la détailla un instant, figée. Elle l’avait imaginée plus grande, plus imposante peut-être. Mais sa tante, fine et souple, n’était pas plus grande qu’elle.

Elle l’avait attendue si longtemps… la voir là, bien réelle, sur cette terre qu’elles ne partageaient pas encore… c’était étrange. Mais rassurant.

Ayra s’avança la première et entoura Mira de ses bras, dans une étreinte franche et spontanée. C’était la première fois qu’elle la voyait ailleurs qu’à travers un miroir, et pourtant, elles n’étaient pas à Aetheris. La présence chaleureuse de sa tante sur Terre, bien réelle, avait quelque chose d’étrangement rassurant.

Elika, elle, resta un instant en retrait. Puis, dans un geste plus timide, posa une main sur l’épaule de Mira. Celle-ci lui jeta un regard doux, chargé d’une tendresse qu’Elika ne releva pas.

Mira détourna son regard vers les autres, occupés à découvrir la pièce avec une curiosité palpable.

— Vous devez être leurs amis ? J’ai beaucoup entendu parler de vous, lança-t-elle avec un sourire radieux.

Décidément, Ayra ne pouvait s’empêcher de penser que sa tante dégageait un charme fou, naturel, presque magnétique.

Mira reprit, espiègle :

— Hmm… attendez, ne dites rien. Je vais essayer de deviner qui vous êtes…

Elle les observa un à un, plissant légèrement les yeux, comme pour mieux capter leur essence. Son regard se posa sur Dahlia. Elle la désigna du doigt avec une vivacité malicieuse.

— Toi, tu es Dahlia, pas vrai ? Tu portes le pouvoir de la Terre.

Dahlia, bouche entrouverte, remonta ses lunettes du bout des doigts, surprise.

— Comment avez-vous su ?

— Trop facile. Ta robe fleurie, la fleur que tu tiens… et surtout ce petit animal qui se cache, là, sur ton épaule.

Le regard de Dahlia glissa vers son lézard, qui s’était figé à moitié derrière une mèche de ses cheveux.

— C’est Georges… souffla-t-elle.

- Georges ? répéta Mira, les yeux pétillants, ne pouvant s’empêcher de rire. C’est un nom… très… d’ici !

Dahlia rougit légèrement, mais un sourire se dessina sur ses lèvres.

— C’est Ayra qui m’a soufflé l’idée… ajouta-t-elle. Elle connaît beaucoup de choses de votre monde.

Mira tourna les yeux vers sa nièce, un éclair de fierté dans le regard.

— Je n’en doute pas une seconde, répondit-elle avec un petit clin d’œil.

Son regard se tourna vers Lucas. Sourire aux lèvres, elle semblait avoir deviné son tempérament espiègle.

- Toi, tu es Riven, non ? lança-t-elle avec un sourire en coin.

Le silence qui suivit sembla suspendre le temps. Lucas haussa un sourcil, intrigué.

Ayra, elle, comprit tout de suite que sa tante se jouait de lui. Le ton légèrement moqueur, la petite pause dans sa voix… Mira s’amusait.

- Riven ? répéta-t-il, faussement vexé. J’ai l’air aussi coincé que lui ?

- Oh non, tu es bien plus... expressif, répondit Mira, malicieuse.

Elle le désigna ensuite d’un doigt léger.

- Lucas, protecteur de l’eau. Ton énergie te trahit. Un élément aussi vif que toi.

Lucas ne put s’empêcher de sourire, flatté malgré lui.

- Pas mal... Vous avez un bon œil.

— Désolée, Riven, dit-elle en se tournant vers lui, un sourire malicieux au coin des lèvres. Bien entendu que tu as de l’expression… mais à ta manière. Sérieuse. Telle la gravité…que tu maîtrises parfaitement.

Lucas esquissa une moue, faussement vexé.

— J’sais pas si je dois le prendre comme un compliment…

Mira s’attarda un instant, observant la dernière du groupe avec une lueur plus douce dans le regard.

— Et toi… tu es Elenor, n’est-ce pas ?

Elle avait employé un ton doux, presque instinctivement, comme si elle avait saisi la sensibilité de la jeune fille.

Elenor acquiesça en silence.

— L’air t’entoure comme une seconde peau… invisible, mais toujours là. Léger, insaisissable… et pourtant si présent.

Elle fit une pause, ses yeux pétillant d’un éclat sincère.

— Et je parierais que tu le laisses s’exprimer à travers ton art, non ? Il y a chez toi une manière d’observer le monde… comme si chaque détail comptait. Comme si le moindre souffle t’inspirait.

Le regard d’Elenor resta posé, mais un fin sourire apparut.

— Tu marches comme si le vent te guidait. Une grâce tranquille… presque imperceptible, mais pleine de force.

Ayra était tellement fière que ses amis aient enfin rencontré son incroyable tante.

— Bon ! Ce n’est pas tout ça, déclara-t-elle en frappant soudain dans les mains.

Le claquement fit sursauter tout le monde, arrachant même un petit bond à Georges qui disparut aussitôt dans le col de Dahlia.

— Mais on a beaucoup de choses à faire aujourd’hui !

Elle se remit en mouvement, vive, débordante d’une énergie presque électrique.

— Vous installer dans vos chambres, vous faire découvrir ma demeure…

Elle se retourna vers eux, un doigt levé, malicieuse mais ferme.

— Je n’aime pas trop voir traîner les choses, alors je compte sur vous pour être efficaces ! L’ordre est la base de la vie en communauté… et de tout, d’ailleurs !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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