Chapitre 7: Premiers repères

 

 
Kael se réveilla de mauvaise humeur, le regard noir avant même d’ouvrir les yeux. Il grogna en tentant de se redresser, son dos protestant aussitôt. Les lattes du sommier lui étaient littéralement rentrées dans la peau toute la nuit. Il n’avait presque pas dormi. Le lit était bien trop étroit pour lui. Comme tout dans cette foutue auberge d’ailleurs.
La chambre sentait le moisi. Un relent humide qui s’infiltrait partout, jusque dans les draps. Le bâtiment, tout en hauteur, s’étirait sur plusieurs étages reliés par des escaliers étroits et grinçants. Et évidemment, ils s’étaient retrouvés tout en haut.
La seule auberge encore ouverte à l’heure où ils étaient arrivés. Une chance, avait dit Eren. Une horreur, pensa Kael en se passant une main dans les cheveux.
Il s’assit au bord du lit, les coudes posés sur ses genoux, observant un instant les murs jaunis et la minuscule fenêtre qui laissait à peine entrer la lumière.
— Sérieusement… c’est censé être un lieu d’accueil, ça ? marmonna-t-il, exaspéré.
Eren semblait s’être levé aux aurores. Comme à son habitude, il entra dans la chambre sans prévenir, faisant sursauter son frère encore à moitié enfoncé dans le matelas trop mou. Kael grogna quelque chose d’incompréhensible, une main sur le front, l’autre cherchant à tâtons le drap pour s’y enterrer à nouveau.
— J’ai trouvé ! lança Eren, tout sourire, d’un ton de vainqueur. Une annonce pour un logement meublé à louer !
Il brandissait une feuille chiffonnée, l’air fier comme s’il avait conquis un royaume.
Kael entrouvrit un œil, la mine sombre.
— T’as pas idée à quel point je te déteste là, tout de suite.
Il se gratta l’épaule d’un geste agacé, puis la nuque, grognant entre ses dents en découvrant quelques piqûres rouges bien visibles. Ces foutus insectes avaient profité de son sommeil pour festoyer.
Eren ricana.
— Allez, râle pas. C’est spacieux, bien situé, et surtout… pas de matelas en mousse moisie.
Kael se redressa à contre-cœur, le dos douloureux.
— Je te jure que je vais brûler cette auberge en partant !
— J’ai encore une chose à t’annoncer. Mais je te le dis déjà, c’est pour le bien de notre miss…
Il n’avait pas encore fini sa phrase que Kael lui lança un regard noir, lourd de menaces. Le genre de regard qui disait sans le moindre mot : T’as pas intérêt à me sortir une connerie de plus, ou je te crame sur place, frère ou pas.
Eren prit un air enfantin en joignant ses deux index. Il baissa le regard et continua :
— Hé… tu vas… hum hum, fit-il en plaçant le poing devant sa bouche.
Dans un son étouffé, il poursuivit :
— … aller à l’université…
— À l’… à quoi ? répondit Kael, les sourcils froncés. Il se remit à se gratter furieusement le bras, comme si la tension qui montait en lui avait soudain attiré une nouvelle colonie de moustiques.
— Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire mais l’envoyée a le projet d’y étudier. Ici, on emploie ce terme. C’est une école… pour jeunes adultes.
Il baissa un instant les yeux vers la brochure qu’il tenait en main.
— J’ai pu comprendre qu’ils l’appelaient ainsi.
— Pas question ! T’as qu’à y aller toi-même !s’énerva Kael, les cheveux en bataille à cause de son sommeil agité. Ses cernes creusaient encore un peu plus son air grave.
— Je suis bien trop vieux pour y aller, je vais détonner… ou attirer l’œil !
Il marqua une pause, un sourire au coin des lèvres.
— Ou pire… ma beauté risque de perturber les petites étudiantes.
Cette dernière phrase, il l’avait lancée dans l’espoir d’alléger un peu l’humeur de son frère.
— Tu parles ! T’as que 25 ans !
Kael grogna en se redressant un peu sur son lit, toujours les cheveux en bataille.
— Tu as surtout peur de les faire fuir avec tes rides naissantes !
Eren fit mine d’être blessé, posant une main sur son cœur.
— C’est la preuve que je ris souvent !
Il leva un sourcil, moqueur.
— Ça te ferait du bien, tiens !
— Une chose est sûre ! Je n’irai pas !
Kael croisa les bras, le regard noir, campé sur ses positions.
Eren haussa les épaules et préféra ne pas insister. Il désigna la porte d’un signe de tête, le sourire au coin des lèvres.
— Allez, viens. On quitte ce taudis avant que tu ne te transformes en torche vivante.
Ils marchaient à travers les ruelles pavées, bordées de maisons étroites aux façades de pierre, avec ces boiseries sombres qui donnaient un charme ancien à tout l’ensemble. Certaines semblaient presque penchées tant elles étaient vieilles, mais debout quand même, comme si elles refusaient de céder au temps. Des plantes retombaient paresseusement des balcons en fer forgé, et l’air sentait un peu la pierre humide et le bois.
Clairmont avait ce quelque chose de figé dans une autre époque, presque hors du temps. Kael n’y était pas insensible, même s’il ne le dirait jamais à voix haute.
Il se prit les pieds dans une pierre mal posée et grogna.
— Sérieusement... Si leur logement est aussi bancal que leurs ruelles...
Eren, à côté de lui, ne fit aucun commentaire. Il tenait un gobelet fumant entre les doigts. Il avait pris un café dans une petite échoppe au détour d’une ruelle, plus par curiosité que par réel besoin. Il en découvrait encore le goût, grimaçant légèrement après chaque gorgée.
— C’est amer, mais… y’a un truc, marmonna-t-il comme s’il parlait à lui-même.
Kael ne fit pas de commentaire, se contentant d’avancer, les mains dans les poches et les yeux encore lourds de sommeil.
En tournant dans une ruelle plus large, ils croisèrent un petit groupe de jeunes. L’un d’eux, distrait, le bouscula à l’épaule en passant. Pas un regard, pas un mot. Juste des rires étouffés, des sacs à dos, l’allure de ceux qui prennent tout à la légère.
Kael fronça légèrement les sourcils, par réflexe. Mais rien d’alarmant. Juste des touristes.
L’air était humide, presque lourd, comme souvent dans ce genre de villes bordées par les ruisseaux et les rivières. Une fine brume s’élevait à certains endroits, accrochée aux pavés, glissant doucement entre les ruelles. L’automne avait déjà bien grignoté les arbres, et les feuilles mortes s’étaient invitées au sol, humides pour certaines, craquantes pour d’autres.
Ils marchaient sans dire grand-chose, avançant dans ces ruelles étroites bordées de maisons anciennes, à étages, cerclées de bois. L’ensemble donnait un certain charme au quartier, même si tout semblait bancal, à l’image des pavés.
Ce fut dans l’une de ces ruelles, plus serrée encore que les autres, qu’ils s’arrêtèrent. Le logement était là. Coincé entre deux bâtisses, avec une façade qui tenait debout on ne sait trop comment.
— Et c’est ça, le logement ? Une boîte moisie coincée entre deux murs ?
Eren haussa les épaules, un léger sourire aux lèvres.
— D’accord, il paie pas de mine... mais je te jure, c’est plus grand à l’intérieur. Et plutôt douillet.
Il haussa les épaules avec un demi-sourire.
— J’ai visité ce matin, promis, tu vas pas râler longtemps.
Eren poussa la porte et entra tranquillement, laissant Kael refermer derrière lui. À peine un pied posé à l’intérieur, une odeur de cuir vint chatouiller leurs narines, tranchant net avec l’humidité des ruelles. L’ambiance était simple, épurée, mais dégageait une certaine chaleur masculine.
Les murs mêlaient briques apparentes et teintes sombres. La cuisine, dans un coin ouvert, était moderne, tout en métal brossé et surfaces noires, avec quelques étagères en bois brut pour casser la rigueur. Un grand canapé en cuir noir trônait au centre du salon, juste en face d’un meuble bas et discret. Pas de décoration superflue, juste ce qu’il fallait pour rendre l’endroit fonctionnel et accueillant.
Deux escaliers en colimaçon partaient de chaque côté du salon, menant chacun à une chambre. De quoi éviter de respirer le même air 24h sur 24.
Kael jeta un œil à l’ensemble, bras croisés. Il n’en dit rien, mais son regard trahissait qu’il était bien plus impressionné qu’il ne voulait le montrer. Il fit même quelques pas vers le canapé et s’y laissa tomber sans un mot.
— J’te l’avais dit, souffla Eren, le sourire en coin.
Kael, fidèle à lui-même, grogna quelque chose d’à peine audible et détourna les yeux, l’air de rien.
Le même matin, de ́l’autre côté du village
Le soleil perçait doucement à travers les nuages, caressant les toits en tuiles irrégulières d’une lumière dorée. La brume du matin, encore présente dans les ruelles plus encaissées, commençait lentement à se dissiper, révélant les détails d’un village qui semblait avoir traversé les âges sans rien perdre de son charme.
Ayra avançait tranquillement, observant les façades anciennes aux poutres de bois sombres, les volets bancals peints de couleurs fanées. Tout autour d’eux, Clairmont s’éveillait dans une atmosphère presque chaleureuse. Les pavés sous leurs pas luisaient encore de l’humidité laissée par la nuit, mais les rayons du soleil tentaient de les réchauffer.
Une odeur de pain chaud flottait dans l’air, mêlée à celle, plus végétale, de mousse et de feuilles humides. Des jardinières débordantes de fleurs ajoutaient des touches vives aux murs ternis par le temps. Les rires d’enfants éclataient quelque part au loin.
Ayra inspira à fond, appréciant ce moment simple, cette impression fugace de paix. Il y avait quelque chose de magique ici, comme si la ville elle-même retenait son souffle, prête à leur dévoiler ses secrets.
— C’est fou, comment tout semble figé dans le temps, lâcha Lucas, le regard happé par une enfilade de maisons serrées aux balcons débordant de géraniums.
— On dirait un décor fait à la main, murmura Dahlia. Chaque pierre, chaque détail… on sent qu’ils ont voulu que ce soit beau.
Elenor, elle, ralentit le pas. Devant une vitrine, une vieille femme s'affairait sur un métier à tisser, ses gestes précis et réguliers. L’instant semblait suspendu. Elenor colla presque son nez à la vitre, émerveillée.
— J’aurais aimé pouvoir la dessiner… Elle a une manière de bouger… c’est doux. Comme un souvenir qui ne veut pas s’effacer.
- Tu auras tout le temps de le faire, ne t’en fais pas. répondit Ayra, un sourire léger sur les lèvres.
La brume, encore accrochée aux pavés, commençait à s’effilocher sous les rayons tièdes du soleil. Les façades prenaient une teinte dorée, et les feuilles rousses, humides du matin, collaient au sol en craquant sous leurs pas. Un chat s’étira sur un rebord de fenêtre, tandis qu’une bourrasque légère soulevait les jupes d’une fillette qui riait en courant derrière un oiseau.
Élika, la tête emmitouflée dans son écharpe, peinait visiblement à s’habituer à l’humidité matinale. Elle gardait les mains bien enfouies dans les poches de son manteau, le col relevé jusqu’aux joues. Silencieuse, elle avançait à petits pas, ses yeux clairs balayant les ruelles avec une attention discrète. On pouvait y lire quelques éclats, comme des étincelles fugaces, trahissant un mélange d’agacement, de fatigue… et peut-être, au fond, d’émerveillement.
Élika baissa les yeux vers les pavés humides.
Cette ville avait un air tranquille, presque trop. Quelque chose dans l’atmosphère lui donnait l’impression qu’elle cachait des secrets. Pas de certitude, juste un pressentiment diffus, un petit quelque chose qui grattait dans un coin de sa tête. Pensa -t-elle.
Elle balaya la rue du regard, observant les devantures anciennes, les pavés humides qui luisaient encore sous la lumière naissante. À croire qu’on est tombés dans une vieille peinture, pensa-t-elle, un brin moqueuse. Puis, en entendant Lucas parler un peu trop fort à l'autre bout du groupe, elle souffla dans son écharpe, à mi-voix :
- Avec ce vacarme, on passera inaperçus, c’est sûr… marmonna-t-elle, l’ironie au bord des lèvres.
Alors qu’ils longeaient une ruelle un peu plus étroite, le groupe dut se serrer pour laisser passer deux jeunes hommes venant en sens inverse. Lucas, absorbé par une enseigne un peu tordue, heurta l’épaule de l’un d’eux.
L’un se retourna à peine, sans s’arrêter. L’autre, percuté par Lucas, ne broncha même pas.
Lucas s’écarta, un peu surpris, puis lança :
— Charmants, les locaux.
Ayra sourit sans répondre, continuant d’avancer, tandis qu’Élika ralentissait légèrement le pas. Elle suivit un instant le duo du regard, les yeux plissés.
Un frisson glissa le long de sa nuque. Elle resserra son manteau autour d’elle et continua son chemin.
Entre deux ruelles, le bâtiment apparut enfin, sobre, légèrement en retrait du reste du village. Ayra sentit son cœur faire un léger bond.
Elle ralentit sans s’en rendre compte, le regard accroché à la façade encore partiellement masquée par les arbres.
Elle avait beau avoir vu des images, s’être renseignée, rien ne valait ce moment. C’était là que tout allait vraiment commencer.
Ses doigts resserrèrent instinctivement l’écharpe autour de son cou, comme pour retenir l’impatience qui montait.
À ses côtés, Dahlia esquissa un sourire, comme si elle ressentait la même chose.
Elles étaient les seules du groupe à s’apprêter à entrer ici. À faire partie de ce nouveau monde.
Ayra se voyait déjà franchir ces grilles, un carnet sous le bras, ses idées plein la tête. Elle allait y arriver.
Et elle avait hâte.
— Franchement, je ne comprends pas comment on peut s’enfermer toute la journée dans ce genre d’endroit, grommela Lucas, en regardant les bâtiments d’un œil sceptique.
— Tout le monde n’est pas comme toi, et heureusement. C’est un bel endroit. Ce bâtiment a une grande atmosphère, commenta Riven, le regard perdu dans l’architecture devant eux.
— Ah, et pourquoi tu t’y es pas inscrit, hein ? lança Lucas, visiblement piqué.
— J’ai d’autres choses de prévues, répondit Riven en détournant le regard pour reprendre sa contemplation.
— Avoue plutôt que t’en avais pas envie non plus !
La voix d’Élika les coupa net :
— Les enfants, les enfants... plus la peine d’en discuter. Il est temps de rentrer.
Elle adorait les infantiliser dès que les chamailleries démarraient.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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