Chapitre 6 : dernier souffle

Les jours qui suivirent furent plus tranquilles pour Arinna qui parvint à se consacrer pleinement à ses révisions. Seule la présence quotidienne d’Eren dans son champ de vision troublait la demoiselle. Chaque matin, il arrivait avant elle et il était encore là quand elle quittait la bibliothèque. Le garçon semblait ignorer complètement la jeune femme et ne lui accordait pas un regard. Arinna regrettait de constater à quel point leur prise de contact la bouleversait. Pourtant, elle était passée à autre chose en 8 ans. Elle l’avait suffisamment maudit pour aller de l’avant. Mais voilà qu’un sauvetage avait bousculé toutes les barrières qu’elle avait soigneusement érigées dans son esprit. 

Chaque matin, elle cherchait avec une envie mêlée à une certaine appréhension sa présence dans la bibliothèque. Et chaque matin, c’était pareil, il était installé le nez dans ses cours l’air hors du temps ne prêtant aucunement attention aux allées et venues autour de lui. Elle s’agaçait de le voir là, imperturbable dans son travail. Mais redoutait tellement de constater son absence. A contre cœur, elle appréciait l'observer entre la révision de deux chapitres d’histoire. Alexander accompagnait chaque jour la demoiselle. Malgré la conclusion de leurs investigations, le jeune garçon ne pouvait se résoudre à laisser son amie seule. Ainsi, il venait la chercher et la ramenait chez elle lorsqu’elle en avait assez de réviser. 

Par une journée particulièrement chaude, Alexander éprouvait une grande difficulté à rester enfermé dans la bibliothèque quasiment déserte à l’exception de son binôme de révision et d’Eren qui feuilletait un livre. Xander ne cessait de pousser de petits soupirs d’envie en regardant par la fenêtre ce beau temps qu’il ratait. A chaque nouveau soupir, l’irritation montait en Arinna. Elle lançait des regards assassins à son ami. Je ne te retiens pas, tu peux y aller tu sais, finit-elle par lâcher. 

Xander soupira à nouveau ne parvenant à se résoudre à laisser son amie seule dans ses bouquins.

— Je ne supporterais pas de t’entendre soupirer une fois de plus Xander, grogna-t-elle à mi-voix, tu sais ça va aller, je prendrais le bus pour rentrer. 

— Tu es sûre ? demanda-t-il d’une petite voix. 

Il posait la question mais son regard trahissait bien la réponse qu’il espérait. Arinna lui sourit pour le rassurer.

— Oui je suis sûre. Je peux rester seule pour travailler tu sais.

Et puis, je ne suis pas si seule que ça, pensa-t-elle en risquant un regard vers Eren qui n’avait pas décollé de son livre. 

— D’accord. Alors on se retrouve demain matin, comme d’habitude ? demanda Xander en se levant. Tu m'appelles si tu as besoin.

— Oui. Bon après-midi. 

— A toi aussi. 

Il lui accorda un dernier sourire avant de filer d’un pas pressé. Il avait tant envie de profiter de son après-midi pour aller prendre un verre en terrasse, faire un basket avec d’autres amis de sa rue, ou juste ne rien faire et lézarder au soleil.

Arinna se replongea dans ses révisions et en l’absence d’Alexander pour lui souffler qu’il était peut-être temps de partir, elle resta plus longtemps qu’à l’accoutumé dans la bibliothèque. 

Le soleil commençait à décliner quand la bibliothécaire passa voir les deux étudiants, demandant à chacun de ranger les ouvrages avant la fermeture. Une fois sûre que les deux élèves s’exécuteraient, elle s’absenta dans sa réserve réunir ses propres affaires. Arinna jeta un coup d'œil à sa montre. Elle n’avait pas vu le temps passer, sa mère allait se demander où elle était passée. La demoiselle se leva alors pour aller ranger les livres qu’elle avait pris. Et comme ils avaient tous deux révisé les mêmes sujets, Arinna et Eren se retrouvèrent nez à nez dans un rayonnage. Bien décidés à s’ignorer l’un l’autre, les deux adolescents rangèrent leurs livres sans s’adresser un regard dans l’indifférence la plus appliquée. 

Et alors qu’ils déposaient un livre sur une même étagère, leurs poignets se frôlèrent. Une sensation étrange traversa Arinna le temps de ce court contact. Elle se sentit à nouveau exposée. Comme si ses émotions ne lui appartenaient plus. Et puis, son coeur battit la chamade alors qu’une profonde inquiétude inexpliquée la gagnait l’espace de cet instant. Elle retira immédiatement sa main, laissant tomber son livre au sol et se recula d’un pas en dévisageant Eren. Cette sensation si étrange, elle se rappelait l’avoir sentie une fois auparavant. Dans cette forêt, lorsqu’elle avait été soulevée quand elle était à demi inconsciente. 

— C’était quoi ? fit-elle

Sans un regard pour Arinna, Eren se baissa pour ramasser le livre et le ranger à sa place sur l’étagère, l’air de rien. 

— Ça ne t’arrive jamais de te prendre une petite décharge électrique ? Repondit-il avec nonchalance.

Arinna secoua la tête. Non, ce n’était pas une banale transmission d’électricité statique.

— Non, c’est comme quand tu m’as portée… 

Eren leva les yeux au ciel d’un air qui se voulait las. 

— Oui c’est moi qui t’ai portée. Il y a de l’électricité entre nous, qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus Arinna ? dit-il d’un ton excédé. 

Il fit alors face à la demoiselle et planta un regard glacial dans les yeux de sa camarade. 

— Tu ne pourrais pas me faciliter un peu les choses ? Rentre chez toi, ne traîne pas seule, prends garde à tes arrières, ne parle pas à n’importe qui, et puis surtout, surtout, fous moi la paix, lâcha le garçon avec une pointe de colère dans la voix, Tu crois que je ne te vois pas me surveiller tous les jours. Tu attends quoi de moi ? 

Arinna ouvrit grand les yeux, prise sur le fait. Elle qui pensait qu’il ne lui accordait aucune attention… Non, il avait bien remarqué son petit manège.

 Les joues de la demoiselle prirent une teinte rosée par la gêne qu’elle éprouva alors. Quelle honte, voila qu’elle passait pour une stupide voyeuse. Arinna jura mentalement, honteuse de la situation dans laquelle elle se trouvait, tellement agacée qu’il puisse percevoir l’intérêt qu’il avait soulevé chez elle ces derniers jours. 

Dans cet échange, elle ne put s’empêcher de remarquer la brèche qui s’était creusée dans le masque habituellement si froid du garçon. Une colère sourde semblait gronder en lui et celle-ci n’était pas feinte. Elle n’avait pas vue d’émotion si vraie sur ses traits depuis leurs douze ans. 

Eren ouvrit la bouche, prêt à continuer son sermon quand quelque chose derrière Arinna l’arrêta. Il resta un instant figé, les yeux fixés derrière la demoiselle. Il sembla se renfermer sur lui-même. Le masque glacial reprit place sur ses traits. 

Elle allait se retourner quand il lui attrapa le bras pour l’en empêcher. Au contact de sa peau, la sensation revint instantanément. Elle sentit son sentiment d’incompréhension lui échapper, comme si ses émotions s’enfuyaient vers le garçon. En retour, elle perçut un sentiment bien étrange. Une culpabilité mêlée à une crainte l’envahit. Elle allait questionner le garçon mais il ne lui en laissa pas le temps. 

Il tira brusquement sur le bras de la demoiselle et elle fut incapable de lui opposer la moindre résistance tant elle était surprise par cette force qu’elle ne lui soupçonnait pas. 

Ainsi, elle ne put rien faire lorsqu’il l’envoya s’écraser sur le rayonnage de la bibliothèque. Une multitude de livres s’abattirent sur Arinna l’obligeant à se recroqueviller sur elle-même et à se couvrir la tête avec ses bras pour se protéger. 

Elle releva la tête vers Eren, ne comprenant pas du tout ce revirement de situation. La panique était lisible dans les yeux de la demoiselle alors qu’elle cherchait à comprendre ce qu’il faisait. 

— Ça ne dépend plus de moi Arinna, sembla-t-il s’excuser.

Le regard du garçon était tellement dur, un masque d’indifférence qui ne justifiait nullement sa soudaine agressivité. Arinna se retrouva démunie face à lui. Que se passait-il ? Pourquoi la regardait-il avec cette expression si distante alors que ses gestes se faisaient brusques et violents ? Elle ne lui avait pourtant rien fait qui méritait un tel traitement. Qu’avait-il vu derrière elle pour qu’il change à ce point d’attitude.

Il ne lui laissa pas le temps de poser de question et revint vers elle. Il l’empoigna par l’épaule pour la remettre sur pied. 

— Ce sera la seule mise en garde que tu auras, chuchota-t-il à son oreille. 

Puis il la souleva comme si c’était une plume et l’envoya percuter une table au milieu de la bibliothèque. Arinna s’écrasa lourdement poussant un profond cri de douleur. Il s’avança vers elle d’un pas lent sans quitter la jeune fille du regard. Arinna essayait de se redresser mais éprouvait beaucoup de difficultés à se dépêtrer dans les débris de la table.

— Est-ce que tu as assez peur de moi Arinna ? dit-il d’une voix dure et menaçante, Pourquoi n’appelles-tu pas de l’aide ? 

Des larmes perlèrent au coin des yeux de la jeune fille. La panique serrait son cœur, lui donnant l’envie de vomir. Elle jeta un coup d'œil vers la porte de la réserve. La bibliothécaire allait bien être alertée par tout le raffut qu’ils faisaient. 

Eren suivit son regard et eut un petit rictus amer. 

— Non, là où tu es, elle ne t’entendra pas, fit-il alors qu’il la soulevait à nouveau, ce n’est pas elle que tu dois appeler…

Mais de quoi parlait-il ? La panique empêchait Arinna de réfléchir. Elle ne comprenait pas ce qu’il attendait d’elle. Sans lui laisser le temps de faire le moindre pas, il l’attrapa par les cheveux et l’attira à lui, collant le dos de la jeune femme à son torse. Du sang coulait le long de son échine et vint tâcher le tee-shirt blanc du garçon. Il posa sa deuxième main sur l’épaule d'Arinna et elle se sentit à nouveau transpercée de l’intérieur. Ses pensées secrètes ne lui appartenant plus. Mais cette fois elle était trop submergée par la terreur qu’elle éprouvait pour prêter attention à toute émotion qui ne serait pas sienne. 

— Que faut-il que je fasse pour que tu aies suffisamment peur et que tu l'appelles ? 

Arinna entendait son propre sang battre dans ses oreilles, ne comprenant pas un traître mot de ce que lui racontait Eren. 

Elle respirait difficilement, le cou ainsi plié par la main d’Eren qui retenait ses cheveux en arrière. Elle sentit le souffle du garçon dans sa nuque. Sa peau frissonna sous cette brise fraîche qui contrastait avec la chaleur de son épiderme. 

— Je ne sais pas de quoi tu parles, parvint-elle à articuler. 

Eren la lâcha, la laissant retomber et s’écorcher mains et genoux dans les débris de bois de la table. 

Arinna risqua un regard en arrière, croisant le regard bleu d’Eren. Elle vit à nouveau cette rage traverser ces traits. Mais étrangement, elle était convaincue qu’il y avait autre chose qui tourmentait le garçon. Il était impensable qu’elle soit la source de cette soudaine violence. 

Elle se releva alors et se remit face à son agresseur. Elle leva les poings devant elle, dans un semblant de garde, comme lui avait appris Siméon dans leurs jeux d’enfants. 

Eren leva un œil amusé vers sa camarade. Un rire léger s’échappa de ses lèvres, presque nerveux. 

— Ne t’épuises pas, ça ne sert à rien. Tu ne peux rien contre moi. 

Arinna ne l’entendit pas de cette oreille et resta sur ses gardes, aussi pitoyable qu’elle pouvait paraître, elle ne se laisserait pas faire sans rien tenter. 

Soudain, une voix s’éleva derrière Arinna. Elle tourna la tête mais ne vit personne. 

— Je m’impatiente Eren. Si rien n’en sort qu’on en finisse maintenant avec elle.

Arinna redirigea son regard vers le garçon. Celui-ci fixait un point derrière elle, mais elle avait beau chercher elle ne voyait rien. 

Eren revint à la charge vers la jeune fille. Il la souleva avec cette facilité inhumaine et la propulsa contre la baie vitrée de la bibliothèque. Le verre éclata au contact du corps de la jeune fille. Elle fut transpercée de tout son corps par une multitude de morceaux de verre avant de plonger dans une chute d’un étage. 

Elle avait déjà pensé à la mort, elles en avaient parlé à sa sœur et elle.  Lorsqu’elles avaient été en âge de comprendre, leur mère leur avait raconté comment leur père s’en était allé, vaincu par un cancer. Alors cela avait préoccupé les deux jeunes adolescentes. Arinna avait souvent demandé comment elle même perdrait la vie. Tout ce qu’elle espérait c’était que cela soit sans souffrances. Mais jamais elle ne s'était imaginé mourir comme ça. Lorsque sa tête percuta le sol quelques mètres plus bas, il lui sembla entendre un craquement dans sa nuque avant de perdre connaissance.

 

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