Chapitre 7 : face cachée

Arinna rouvrit les yeux l’instant d’après. Elle fut éblouie par une lumière blanche. Croyant son heure arrivée, elle chercha à rassembler ses derniers souvenirs pour comprendre ce qu’il venait de lui arriver. Elle était allongée au sol et restait immobile le temps que ses yeux se soient habitués à la luminosité. 

Deux ombres étaient penchées au-dessus d’elle. Après quelques secondes, leurs visages se firent plus net. Elle reconnut la bibliothécaire et Eren. En voyant le visage de son camarade, la terreur revint saisir son cœur et elle eut un mouvement de recul tout en étouffant un cri dans sa gorge. 

— Doucement mademoiselle, n'allez pas vous faire plus mal, s’alarma la bibliothécaire en voyant la lycéenne s’agiter subitement, vous devez vous ménager, vous venez de faire une mauvaise chute. 

Arinna leva des yeux incrédules vers la femme qui lui tendit une main pour l’aider à se redresser. La bibliothécaire la fit s’asseoir sur une chaise en restant bien attentive à ce que la jeune étudiante ne s’écroule pas. Arinna fixait Eren d’un regard méfiant, guettant le moindre geste qu’il ferait à son encontre. 

— Vous n’avez rien de cassé ? 

Le regard d'Arinna se durcit un peu plus. Exactement comme à son réveil après la forêt. Il fallait s’y attendre. Elle aurait voulu détailler chaque blessure qu’il lui avait infligé mais son corps ne portait aucune trace de l’agression qui venait d’avoir lieu. Elle fit alors non de la tête. 

— Heureusement que votre camarade vous a rattrapé, souffla la bibliothécaire avec un certain soulagement. 

Arinna jeta alors un oeil intrigué à la vieille femme. Comment ça ? Que s'était-il passé selon elle ? Ou selon lui ? Allait-il encore endosser le rôle du sauveur ?

— Tu t’es écroulée sur toi-même Arinna, sans doutes à cause de la chaleur, expliqua Eren avec une voix teintée d’une pointe d’inquiétude, je t’ai rattrapée avant que tu ne touches le sol. 

Arinna se pinça les lèvres. Voilà donc le mensonge qu’il avait inventé. Et si elle disait quoi que ce soit, on la traiterait de folle car, de toute évidence, il n’y avait plus aucune preuve de ce qu’il lui avait fait subir. 

— Vous voulez qu’on appelle quelqu’un pour vous ramener chez vous ? interrogea la bibliothécaire.

Arinna tacha de réfléchir rapidement. Appeler Xander peut-être ? Et puis elle sentit le regard appuyé d’Eren sur elle, comme s’il était suspendu à ses lèvres. Elle se souvint alors de ses demandes alors qu’il la violentait. Il lui demandait d’appeler à l’aide. Il voulait qu’elle fasse venir quelqu’un. Arinna n’y comprenait rien mais elle avait le sentiment qu’elle devait absolument laisser Xander de côté pour le moment. 

— Je vais rentrer en bus, ne vous en faites pas, fit-elle en reportant son attention sur la bibliothécaire. 

— Très bien, mais passez d’abord voir l’infirmière scolaire. Elle doit être encore dans son bureau. 

— Inutile, je vais bien, répondit Arinna. 

Arinna se redressa avec l’aide de la bibliothécaire. Elle rassembla ses affaires sous l'œil quelque peu inquiet de cette dernière et quitta les lieux avant Eren. Tout ce qu’elle voulait, c’était mettre de la distance entre eux deux, s’éloigner de lui, rentrer chez elle se mettre à l'abri. 

Alors qu’il réunissait ses dernières affaires, une main se posa lentement sur son épaule. Eren se figea. Il ne se retourna pas. Il n’en avait pas besoin. Il connaissait cette poigne, cette force. 

— Rassure-moi… Ce n’est pas moi qui t’ai appris à être aussi clément avec les humains. 

Eren ne répondit rien. Chaque muscle de son corps s’était tendu. Il sentait son coeur battre trop vite dans sa poitrine. Il s’efforçait de respirer normalement, mais l’angoisse lui mordait les côtes. 

— Tu ne lui a pas pris une once de son énergie, reprit l’homme derrière lui avec un calme cruel, Tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Tu faiblis. Tu oublies ce que c’est. 

Un silence. Puis la voix se fit plus dure, plus froide, plus tranchante.

— J’aurais dû m’en douter. Te laisser errer seul dans le monde humain, poursuivre ta vie… quelle idée stupide. Regarde où ça nous mène. 

Eren sentit les ongles de l’homme s’enfoncer légèrement dans son épaule. Pas assez pour lui faire mal. Juste assez pour lui rappeler qu’il pouvait. 

— Tu vas devoir choisir, Eren. Et vite. Tu ne peux pas aller contre ta nature éternellement. Pas sans conséquences.

Il y eut un léger soupir, presque amusé. 

— Comme tu sembles incapable de t’en prendre à cette gamine…. Tu ne veux quand même pas que je sois obligé de rendre visite à ta cousine pour que tu réagisses ?

Eren ferma les yeux, gardant le silence. Il serrait ses dents si fort qu’un tremblement naquit dans sa mâchoire. 

— C’est toi qui vois, Eren, conclut l’homme d’une voix douce, réfléchis et ce soir, à vingt heures, nous en reparlerons chez toi. 

Puis la main se retira. Eren attendit quelques secondes avant de se permettre de respirer à nouveau. Il n’eut pas besoin de regarder autour de lui pour savoir qu’il était à nouveau seul dans cette bibliothèque. 

Lorsqu’elle arriva à l’arrêt de bus, Arinna s’arrêta net. Il était déjà là.

Les bras croisés, adossé à l'abribus, un pied sur le panneau publicitaire. Son regard planté dans le sien, un sourire en coin. Trop sûr de lui. Trop arrogant. Une attitude qui n’avait rien à voir avec le garçon distant qu’elle avait connu au lycée. Mais après tout, Eren n’était pas à son premier revirement de comportement. 

La respiration d'Arinna se fit instantanément plus courte alors qu’elle serrait ses mains autour de son sac à bandoulière, comme si elle pouvait s’en servir de bouclier. 

— Détends-toi ma belle, je ne vais pas t’agresser en pleine rue, lança-t-il d’une voix douce, presque moqueuse.

Elle resta figée. Il y avait quelque chose de faux dans sa façon de parler. Ce sourire forcé, cette assurance soudaine… Tout sonnait étrangement. Trop bien huilé. Trop joué.

— Tu veux des explications j’imagine ? continua Eren, un large sourire dérangeant, presque carnassier.

— Qu’est-ce que tu me veux maintenant ? 

À peine avait-elle terminé sa phrase qu’il n’était plus à sa place. Il se tenait à quelques centimètres d’elle, apparu là comme un mirage. Sans un bruit. Arinna eut un mouvement de recul, le souffle coupé.

— Tu ne rêves pas princesse. Tout ce que tu vis est réel, dit-il d’une voix doucereuse, Tu veux que tout cela s’arrête ? Viens me retrouver chez moi ce soir, soit une gentille fille et tu auras tes réponses. 

Eren marqua une pause, levant la tête un instant pour perdre son regard derrière elle avant de continuer.

— Ce soir, vingt heures, finit-il.

Il s’écarta d’elle et lui adressa un sourire charmeur. Dans un geste téméraire, Arinna lui saisit le poignet du bout de ses doigts. Un frisson glacé remonta le long de son bras. Elle plongea ses yeux verts dans les siens, cherchant quelque chose dans son regard. Mais rien ne se produisit. Pas d’étincelle, pas de vague d’émotion. Rien. Juste le vide. Elle laissa alors sa main glisser et se recula d’un pas à son tour. 

— Ton adresse ? souffla-t-elle. 

— Avenue du docteur Martin, numéro 25, lança-t-il avant de s’éloigner avec cet insupportable sourire arrogant sur ses lèvres. 

Arinna le regarda sans rien ajouter. Elle resta immobile bien après qu’il soit parti. Il n’avait pas déménagé, avait-il oublié qu’elle était déjà venue chez lui. 

Que se passait-il ? Elle sentait que c’était une très mauvaise idée de s’y rendre mais c’était l’occasion rêvée pour obtenir des réponses aux questions qu’elle se posait. 

C’était surtout de la folie de s’y rendre après ce qu’il venait de se passer. Arinna n’était pas dingue, la violence de l’agression qu’elle venait de subir restait bien présente à son esprit. Si elle avait eu de la chance dans la forêt et s’en était sortie sans trop de perte, elle avait bien cru voir son heure arriver quelques instants plus tôt. Ses pensées restaient paralysées par l’incompréhension qui l’agitait. Elle revoyait ce dernier échange en boucle. 

Six ans qu’ils ne s’étaient pas adressé un seul mot, un seul regard. Et en moins d’une semaine il était revenu à la charge dans sa vie. Si a une époque elle avait pu s’imaginer le connaître par coeur, aujourd’hui il était un inconnu aux réactions imprévisibles. Elle ne reconnaissait pas le petit garçon de son enfance, mais après tout, cela faisait six ans qu’il avait disparu derrière son masque. L’enfant qu’elle avait connu avait disparu, remplacé par un inconnu… ou pire.

Un klaxon la fit sursauter.

— Alors, vous montez ? l’interpella le conducteur  appuyé à moitié hors de son siège.

Arinna cligna des yeux, reprit une inspiration tremblante et se précipita dans le bus sans un mot.

En rentrant chez elle, Arinna prit une douche brûlante, espérant se remettre les idées en place. Elle avait pris la décision d’ignorer cette invitation délirante et de rester bien à l'abri chez elle. Mais alors qu’elle égouttait ses cheveux, elle se rendit bien compte qu’elle ne parvenait pas vraiment à s’y résoudre. Était-elle devenue masochiste cette dernière semaine ? Qu’est-ce qui lui prenait à choisir une telle prise de risque ? 

Arinna grimaça. Non elle n’était quand même pas en train d’envisager de s’y rendre… et pourtant si. Sa curiosité la démangeait. Et puis, s’il voulait la tuer, il aurait pu le faire dans la bibliothèque. Il avait eu maintes occasions finalement. Que risquerait-elle de plus en se rendant chez lui ? Si ce n’était pas ce soir qu’il la tuait, ce serait à un autre moment. Vu sa force surnaturelle, il n’aurait aucun mal à se débarrasser d’elle. 

La Chevalier se sécha en vitesse et se rhabilla. Ni sa sœur, ni sa mère n’étaient présentes à l’appartement. Elles avaient laissé un post-it l'informant qu’elles étaient parties en courses. Arinna prit un crayon et ajouta une note à la suite de celle de sa mère. 

« Suis partie chez Eren »

Pas sûr que sa mère se souvienne de ce garçon, mais Iris comprendrait de qui elle parlait. 

Arinna prit son sac et quitta l’appartement. Elle fit le trajet en bus et arriva en avance devant la maison du garçon. Elle s’avança dans l’allée et vint toquer doucement à la porte. Une voix enfantine lui répondit :

— C’est qui ? 

Arinna hésita un dernier instant. Si elle voulait faire demi-tour, c’était le moment. Non, elle était venue jusque là, ce n'était pas le moment de se débiner.

— Je… je suis venue voir Eren, répondit-elle d’une voix mal assurée. 

Le silence se fit. Puis elle entendit le cliquetis d’une clef que l’on tournait dans la serrure. La porte s'entre bâilla laissant découvrir le visage d’une fillette. 

— Je n’ai pas le droit d’ouvrir aux inconnus et Eren n’est pas là. 

— Hannah ? demanda Arinna, reconnaissant alors la petite fille. 

Lorsqu’elle était encore amie avec Eren, elle avait entendu parler d’une enfant, nourrisson à l’époque. Elle était une cousine d’Eren, devenue orpheline, recueillie par les parents de ce dernier. Arinna n’avait vu qu’une seule fois les parents de son camarade. Elle n’était invitée qu’à de très rares occasions à venir chez eux. 

L’enfant détailla Arinna, ne la reconnaissant pas. Bien sûr, elle était bien trop jeune pour avoir des souvenirs de la camarade de son cousin. 

— Tu ferais mieux de partir, conseilla-t-elle de sa petite voix.

— Il m’a donné rendez-vous.

— Quoi qu’il t’ai dit si tu veux qu’il t’arrive rien, tu devrais partir. Il sera pas content de te voir là. 

Arinna allait répliquer quand une voix l’interrompit. Elle se tourna et découvrit le garçon qui remontait l’allée menant à sa maison, son habituelle froideur ayant repris place sur son visage. 

— Qu’est-ce que tu fous là ? grogna-t-il d’un ton agressif à l’intention d'Arinna.

— Tu rigoles ?! C’est toi qui m’a demandé de venir. 

Une lueur d’incompréhension traversa son regard. Puis il poussa Arinna par l’épaule pour la faire rentrer dans la maison. Elle sentit alors cette colère la secouer de l’intérieur.

— Hé doucement ! Je ne t’ai rien fait ! Tu ne vas pas recommencer ! protesta la demoiselle. 

— Hannah, tu files dans ta chambre, ordonna Eren d’une voix sans appel. 

La petite lança un dernier regard à Arinna et formula du bout de ses lèvres « Je t’avais prévenue » avant de filer loin des deux adolescents. 

Eren se mit face à Arinna. 

— Ça ne t’a pas suffit tout à l’heure ? Je te fais pas assez peur ? J’aurais dû y aller plus fort ? Te sentir toi-même mourir c’était pas assez ?! 

Sa mâchoire se crispa, ses yeux s’assombrirent. Son masque froid se fissurait  à chacune de ses paroles laissant à nouveau filtrer sa rage intérieure.

— C’est toi-même qui est venu me trouver à l’arrêt de bus ! répondit Arinna sur le même ton agressif que celui du garçon.

— Quoi ?! fit-il visiblement désarçonné, je n’ai jamais…

Il s’arrêta, détournant le regard, semblant réfléchir avant de jurer pour lui-même. 

— Ce n’était pas moi. Tu t’es fait avoir. Maintenant c’est trop tard. Il va arriver d’une minute à l’autre... 

Arinna haussa les sourcils. Qu’est-ce qu’il lui racontait encore, cela n’avait aucun sens… 

— De quoi tu parles ? Je sais quand même te reconnaître…

— Et bien visiblement non puisque tu viens de tomber dans son piège ! cracha-t-il avec rage. Tout ce qu’il veut, c’est ton démon. Alors appelle le, démerde toi pour qu’il vienne. De toute façon, c’est ta seule chance de t’en sortir vivante maintenant. 

— Mon quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? 

— Ton démon ! Dépêche-toi car il ne te le demandera pas aussi gentiment que moi ! 

Arinna écarquilla les yeux. De quoi, ou plutôt de qui lui parlait-il encore. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il attendait d’elle. Elle jeta un coup d'œil à la porte, envisageant de s’échapper sans demander son reste. Eren suivit son regard et fit non de la tête. 

— C’est pas aussi facile que ça. Je ne peux pas te laisser partir. Il s’en prendrait à ma famille si je faisais une pareille erreur. Non tu ne peux pas me demander ça. Fais venir ton démon, il pourra se défendre. Il aura peut-être une chance de s’en sortir une deuxième fois.

— Mais je ne sais pas de quoi tu parles ! lui lança-t-elle, à bout de nerf.

Une larme de terreur perla au coin de l'œil d'Arinna. Elle était perdue dans une incompréhension encore plus grande que quand elle avait franchi le seuil de cette maison. 

Maintenant, elle regrettait profondément d’être venue. Quelle petite sotte. La voilà seule dans des ennuis bien plus grands qu’elle sans aucune échappatoire. 

Que dois-je faire ? Je voudrais que Xander soit là… Pourquoi je suis pas allée le voir pour lui raconter au lieu de venir…

Appelle-le. 

Quoi ? 

Appelle-le à l’aide.

Arinna leva les yeux vers Eren, celui-ci la fixait d’un regard presque suppliant. Il ne semblait pas avoir entendu cette voix qui venait de parler. 

— Ne m'oblige pas à refaire ça Arinna.

Il s’avança d’un pas lourd vers elle, la mine déconfite. Arinna eu un mouvement de recul, qu’est-ce qu’il s’apprêtait à faire ? L’agresser, comme dans la bibliothèque ? La demoiselle cherchait du regard une porte de sortie. 

— Nous sommes dans la réalité cette fois. Tu en auras des séquelles. Il te suffit de l’appeler, lâcha-t-il presque à regret en continuant de s’approcher. 

— Qu’est-ce que tu fais ? Reste là où tu es ! Laisse moi partir ! Je t’en supplie, je ne dirais rien ! implora-t-elle les yeux embués de larmes.

Eren fit un léger non de la tête, murmurant à  nouveau qu’il n’avait pas le choix. Il empoigna alors la jeune fille par la chevelure à l’arrière de son crâne et la tira pour lui incliner la tête. Elle se retrouva à fixer le plafond, une  nouvelle larme perlant au coin de son œil. 

— Appelle-le, chuchota-t-il dans son oreille d’une voix emplie de souffrance, s’il te plait…

Arinna tenta de le repousser, elle frappa son torse de ses poings mais cela n’avait aucun effet sur lui. Il l’a tenait et elle ne pouvait rien y faire. Alors elle ferma ses yeux, abattue, laissant une larme glisser le long de sa joue. Dans un souffle à peine audible, elle prononça ces quelques mots salvateurs : 

— À l’aide.

A l’entente de ces paroles, Eren relâcha instantanément son emprise poussant un soupir de soulagement. Il recula d’un pas, titubant presque sous la pression qui avait crispé tous ses muscles. Arinna tomba alors à genoux et éclata en sanglot. 

 

Le jeune homme reprit son souffle et s’avança vers la demoiselle pour l’aider alors qu’elle se redressait difficilement pour lui faire face. Elle repoussa sa main aidante d’un geste brusque. Mais qu’est-ce qui lui prenait à la fin ? 

— Est-ce que tu l’as touché au bus ? Es-tu entrée en contact avec lui ? 

Arinna acquiesça d’un léger hochement de tête. 

— Et tu n’as pas ressenti ce courant électrique ?

Arinna voyait parfaitement de quoi il parlait. Elle fit non en laissant d’autres larmes s’échapper de ses yeux émeraude. 

— Tu n’as pas ressenti ça, n’est-ce pas, continua-t-il en avançant sa main pour la poser sur la joue de la demoiselle. 

Dès que leurs épidermes entrèrent en contact, un frisson saisit la jeune fille. Elle soutint le regard de son camarade. Si ses traits n’exprimaient aucune émotion, elle ressentit une tristesse qui n’était pas à elle. Ce pouvait-il être la sienne ? Elle se perdit dans ses iris d’un bleu cristallin. Elle sentit une douleur sourde. Quelque chose de profond, vieux, usé. Une fatigue de vivre. Ce n’était pas la sienne.

— Qu’est-ce qui m'arrive ? C’est à toi ce que je ressens ? balbutia-t-elle entre deux sanglots.

— Oui, mais je n’ai aucune idée de comment tu fais ça…

Il allait poursuivre quand il fut brusquement projeté au sol par une énorme créature. Si dans la pénombre de la nuit, Arinna avait pris cela pour un loup, en plein jour, il était évident que s’en n’était pas un. 

Il s’agissait d’une créature de forme humanoïde, grande d’au moins deux mètres. Sa peau était grise presque noire. Des ailes semblables à celles d’une chauve-souris faisaient suite à ses omoplates. Elle avait des bras puissants et des griffes noires ornaient le bout de ses doigts. La créature plaqua Eren au sol et commença à l’assaillir de coups plus puissants les uns que les autres. Arinna poussa un cri sous l’effet de surprise, ne sachant aucunement pour lequel des deux elle était.

 Elle se sentit alors soulevée, un bras venait de l’encercler par la taille et l'emmena hors de la maison. Elle voulut se débattre et cria de plus belle. Mais il n’y avait rien à faire, l’emprise autour de sa taille était beaucoup trop forte pour qu’elle puisse y échapper. 

Eren encaissait tant bien que mal les coups violents de la créature. Il restait dans une posture défensive, tentant de protéger son visage à l’aide de ses bras. Malgré l’assaut, il restait attentif à cette silhouette qui emmenait au loin la jeune fille. Lorsqu’ils furent hors du champ de vision d’Eren, ce dernier estima qu’il était temps de riposter. Il n’allait pas se laisser malmener sans rien dire. Autant il semblait se soucier du sort de la demoiselle, autant il n’avait aucun égard pour cette créature qui l’attaquait. Et Eren était loin d’être en difficulté. Il replia ses jambes sur son buste pour pouvoir repousser d’un coup violent le monstre. Ce dernier fut projeté contre un mur. Eren pu alors se remettre sur pied pour lui faire face. 

— Alors, démon, on se met à protéger les humains maintenant ? 

La créature souffla, visiblement peu encline à bavarder avec le garçon. Il se remit face à son adversaire, prêt à parer toute attaque.

— Ne t’avise pas de toucher un seul de ses cheveux, grogna le monstre. 

— Et pense bien que je te retourne l’avertissement, souffla Eren à mi-voix, n’assumant pas vraiment cette prise de position. 

Si les siens l’entendaient, ils se questionneraient, si son mentor l'apprenait, il s’en amuserait. Eren ne le savait que trop bien. Il ne l’avait pas tenue à l’écart de sa vie pendant toutes ces années pour voir ses efforts ruinés ainsi. Pourquoi avait-il fallu que ce soit Arinna qui deviennent la proie cette nuit-là ? N’y avait-il pas assez d’étudiants éméchés à prendre pour cible ? Et dans tout cela, Eren était très partagé quant à la présence de ce démon aux côtés de sa camarade… Il ne savait pas encore comment gérer cette information là. 

On fit monter Arinna de force dans une voiture, qu’elle reconnut comme étant celle d’Alexander. C’était donc lui qui venait d’intervenir pour la faire sortir de cette maison. Il fit le tour de la voiture et s’empressa de venir prendre la place du conducteur. Arinna le fixait d’un œil terrifié. Lui resta concentré, imperturbable, d’un air très préoccupé. Il mit le contact, verrouilla l’habitacle et démarra a pleine vitesse. Il fila dans les rues de la ville d’une conduite rapide et dangereuse, ne respectant aucune règle. Tout ce qu’il voulait c’était mettre de la distance entre eux et cette maison. 

Le cœur d'Arinna battait la chamade, elle le croyait sur le point de rompre tellement il lui faisait mal. Des larmes coulèrent en continu le long de ses joues sans qu’elle ne puisse les contrôler. Lorsqu’ils arrivèrent sur la voie rapide, Alexander stabilisa son allure. 

Ils restèrent plusieurs minutes ainsi avec seulement le bruit de la route pour combler le vide. Il sortit alors de la voie rapide et continua sur des routes désertes de campagne alors que la nuit tombait sur les environs. 

C’est là qu’il osa enfin lancer un regard vers son amie recroquevillée sur son siège. 

—  Je suis là maintenant, tout va bien Arinna, dit-il d’un ton qui se voulait rassurant, mais trop doux, presque hésitant, tu es blessée ? 

Elle secoua la tête, comme s’il lui fallait un effort pour lui répondre.

— Tu es sûre ? 

Elle ne répondit pas. Le bruit de la route grignotait le silence. 

— Dis quelque chose, Arinna. 

Elle détourna les yeux, fixant le flou de la vitre. Elle ouvrit enfin la bouche. Sa voix était rauque, étrangère. 

— Il m’a demandé d’appeler un démon.

Xander ouvrit grand les yeux, déglutissant avec difficulté. 

— Je l’ai fait. Il est venu. Et toi aussi.

Le visage de Xander se figea. Il se pinça les lèvres gardant les yeux rivés sur la route. Il ne dit rien.  Le regard d'Arinna se fit plus dur à l’égard de son meilleur ami. 

— Comment m’as-tu trouvée ? demanda-t-elle. 

Il resta encore silencieux incapable de trouver les bons mots aux questions de la jeune fille. 

— Tu vas me répondre oui ?! cria-t-elle, la gorge nouée.

Alexander se mordit la lèvre, un air douloureux sur son visage. 

— Je ne sais pas comment te dire tout ça Arinna, dit-il avec peine. 

Arinna poussa un cri de rauque, un sanglot mêlé de rage. Elle n’en pouvait plus de ces mystères. 

Soudain, un bruit sourd fit trembler le toit de la voiture, comme si quelque chose d’énorme venait de tomber dessus, surprenant la passagère mais laissant le conducteur de marbre. Xander déverrouilla la voiture. La portière arrière s’ouvrit et Siméon se glissa à l’intérieur, essoufflé, les yeux fous, les traits tirés, sous le regard abasourdi d'Arinna. Elle chercha alors à se détacher et à actionner la poignée de sa portière, prise d’une panique qu’elle ne maîtrisait pas.

— C’est… c’était, c’était toi ? La créature ?  balbutia-t-elle.

— Mauvaise idée, fit Siméon en verrouillant la portière de leur jeune amie avant qu’elle ne fasse une bêtise, Calme toi Arinna. Tu me reconnais ? C’est moi, Siméon… tu n’as rien à craindre, on est avec toi, on a toujours été avec toi. 

La respiration d'Arinna s’accéléra à nouveau. Son regard allant d’un frère à l’autre alors qu’elle n’était plus du tout bien assise dans son siège. 

— Arinna je t’en supplie, attache toi. J’ai pas envie d’avoir fait tout ça pour te perdre dans un stupide accident de voiture ! 

La jeune fille ignora totalement la supplication de Siméon. 

— Vous vous foutez de moi ? Qu’est-ce que vous êtes ? Des monstres ? Et… où est-ce qu’on va ? Où est-ce que tu m’emmènes ? 

— Elle est incontrôlable, elle va nous mettre en danger. Fais quelque chose Siméon, elle panique complètement. 

Arinna lança un regard furieux à Alexander. 

— Parce que j’ai aucune raison de paniquer peut-êt…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle se sentit vaciller. Sa tête tourna, ses pensées s’emmêlèrent. Elle tenta de lutter contre cet étourdissement mais il n’y avait rien à faire. Siméon l’avait attrapé par le poignet. Il fut pris par surprise de lui aussi ressentir cette impression de perdre pied. 

— Xander, t’es tout seul… je ne sais pas ce qu’il m’arrive…

La voix de Siméon s’éteignit. Il n’était plus qu’un souffle, un poids lourd et inconscient sur la banquette aux côtés d’une Arinna dans le même état.  Alexander jeta un coup d'œil très inquiet à l’arrière de la voiture, tâchant de constater l’état de son frère. Cependant il ne pouvait pas se permettre de ralentir et risquer de se faire rattraper. Il appuya sur l’accélérateur et tâcha de filer le plus vite possible sur ces routes pour tous les conduire à l’abri. 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez