Chapitre 6 - Des attentes de part et d'autre

Il est midi. Le ventre tendu, noué, mais empli du frétillement de l'impatience que l'on caractérise par l'image de papillons, Julie va à la rencontre de Darshan avec son petit paquet à la main. Son nœud vacille au vent comme son cœur. Le ruban rouge s'agite à chaque mouvement de balancier au travers du mistral ; il cavale au-dessus des dalles de la rue Rousseau.

Darshan ne tient pas en place au pied de la bâtisse, il révise sa parure avec minutie.

Veste, barbiche comme il faut, bague, chemise des grands jours, tout est bon pour notre rencontre.

Bague, boucles d'oreilles, gâteau, sac à main, maquillage des grands jours, frange qui décoiffe, tout est là, tout sera parfait, j'en suis sûre.

Julie qui vient de contrôler furtivement dans le reflet d'une vitrine son allure, passe le coin de rue qui la séparait de Darshan.

Leurs retrouvailles prennent place à l'ombre du balcon, sous les effluves fleuris de la jardinière et le zénith d'un soleil clément qui les auréole d'un halo de la couleur du blé.

Les regards sont timides, ils se cherchent et se rencontrent sur le terrain impavide de la retenue. Darshan se mord la lèvre inférieure derrière le col de sa chemise avant de se perdre en éloges :

  • Je suis comblé par la douceur de ta mine taillée dans le grès. L'attente m’a consolé en ton absence par une profusion de visions de ta personne, mais aucune ne rend honneur à ta splendeur...

  • C'est très gentil, mais tu pourrais en garder pour quand on sera à l'intérieur, coupe Julie.

  • Oui bien sûr, laisse-moi un instant, je vais ouvrir, la clé est dans ma poche... marmonne Darshan en fouillant sa poche arrière.

  • Le suspense aura été présent jusqu'au bout ! souligne Julie avec un petit rire, puis elle ajoute : tu es beau sans tes lunettes, ajoute Julie en passant sa main dans les boucles brunes de Darshan. Ça te change de ne pas les porter, c'est des lunettes de vue ?

  • Des lunettes de vue, c'est ça, je suis encore plus coquet qu'il n'y paraît, il ne faut pas se fier aux apparences. Je vais les remettre si tu me le permets, et la porte est ouverte.

 

Darshan pose sur son nez une paire de binocles rondes pincées au bout de fines tiges grises qui rejoignent ses oreilles. Julie sourit devant cet excentrisme et pousse la porte.

 

S'ouvre à elle tout en douceur et sobriété le repère de la grâce, tout y est agencé minutieusement. Les plis des étoffes pendus aux fenêtres tamisent la lumière d'une onctueuse tendresse. Darshan déleste Julie de sa veste et l'accroche sur l'une des patères disponibles. Sur ses voisines dorment des pardessus. Leurs rabats de velours rappellent la texture des tissus qui habillent les poufs qui balisent l'espace et forment des points d'ancrage et avec eux des courants irrésistibles. Julie est troublée par la qualité de l'étoffe entre ses doigts. L'encens et le thé sont servis dans le salon. Leur fumet agit comme un fil d'Ariane qui guide les pas de Julie entre les toiles. À leur surface des tracés noirs prennent source dans des puits asséchés. À leurs pieds des pierres et des bâtons accompagnent une encre venue d’Asie. Les traits sont sinueux et harmonieux, ils s'évanouissent en volutes ou en racines prises dans le lin. Les lunes, arbres et arcs de triomphe sont les sujets les plus récurrents. Un seul couple est couché sur toile, il danse main dans la main. Leurs mouvements les déforment, mais ne les rendent pas moins beaux. La peinture fait partie des rares œuvres que l'aquarelle irrigue de couleurs en suivant les berges tracées à l'encre de chine.

Julie se confond en émotions, elle reprend son souffle le long des fenêtres ciselées de moulures. Elle a perdu le nord se dit-elle, chaque mot émit par Darshan la porte et l'éloigne du sol. Sans avoir emprunté ni marches ni ascenseurs, elle jurerait depuis sa fenêtre avoir quitté terre et être à un étage. Au bord de sa fenêtre, Julie ne reconnaît pas la rue Rousseau. Elle s'en retourne soigner ses vertiges avec un bon thé.

Darshan joint sa main gauche à la hanse de la théière et la hisse à hauteur d'épaule tendis qu'il porte par sa soucoupe la tasse de la main droite. Le nectar traverse les airs ; un doux mélange de lait, de cannelle, d'anis, de girofle, de cardamome et de thé se marient au creux d'une tasse de cuivre.

Les lèvres et le palet de Julie sont comblés. Elle toise son Apollon avec tendresse et reconnaît derrière son épaule un tableau :

  • C'est « Le lac Ladoga » de Théodore Banzy ! s'étonne Julie en brandissant un sourire amusé accompagné d'un index naïf.

  • Oui, Théo est un ami, il me l'a prêté pour la journée. Tu as l’œil à ce que je vois, souligne Darshan en feignant l’aplomb de ceux qui n'ont rien à cacher.

  • C'est fou que tu le connaisse, pourquoi tu ne m'en a pas parlé ? En novembre son expo dans le troisième arrondissement était commentée jusque dans mon service et pour qu'une exposition de peinture soit commentée à l’hôpital, c'est que son succès est colossal.

  • Angelo mio, je n'aime pas m'épancher sur ma personne. Perdre notre temps sur la matière revient à offenser le vivant qui ne peut se permettre d'attendre.

Julie rougit tandis que Darshan tend une assiette dotée de deux fourchettes au centre de laquelle trône une galette fine et croustillante : un dosa.

Ensemble ils savourent ce doux goût de curry. Cette gamelle agrémentée de motifs ne les épargnera point de la faim, pas plus que de la fin de la journée qui commence à rafraîchir la pièce. Darshan pose sa main sur celle de Julie et plonge son regard dans le sien :

  • Je tiens à toi, tu sais...

  • Je dirais même pour ma part que je t'aime, énonce Julie en balayant le sol du regard.

 

Darshan se lève, porte ses mains au ciel et attend. Dix longues secondes s'écoulent, puis il s'agite comme si des fourmis l'avaient mordu aux sangs ou que la folie l'aurait investi. Il ferme les yeux, inspire et appelle son père. Il réitère sa demande. Rien ne se passe. Il se saisit de ses lunettes et d'un mouvement de poignet : les changent en clés. Il ouvre les portes qui sont à sa portée, mais elles ne mènent nulle part...

 

Julie ne comprend pas ce qui se déroule sous ses yeux. La monture des lunettes de Darshan s'est fondue le temps d'un instant en une matière visqueuse qui se rétracta pour s'affiner et devenir une clé entre les doigts du bohème. Il répète l'opération, la frustration et le nombre d'essais grandissent dans une démonstration de paysages dépourvus de sens.

 

La colère succède à la confusion, les mots excèdent les nerfs et dépassent les intentions. La routine postiche de Darshan s'efface et la vérité s'expose. Elle est dure à avaler, invraisemblable, comment Julie peut y croire ?

Si cette fenêtre ne te convainc pas, cette porte le fera pour moi. Darshan se saisit de la main de Julie et l'invite à le suivre. Elle reste immobile et la retire. Darshan souffle et se dirige vers la porte du placard à proximité. Il la ferme et cache par là même les linges de bains qui étaient visibles, il insère une clé de laiton un peu oxydé, puis rouvre le meuble. Une fois le battant de la porte tiré, le placard donne sur un espace de verdure proche du parc Montsouris. Julie est subjuguée, Darshan inspire et tente de prendre la parole :

  • Ta colère est juste, je t'ai menti. Il n’empêche que j'ai de bonnes raisons de t'avoir caché tout ça...

  • Il n'y a pas de raison qui justifie de faire souffrir ainsi quelqu'un. Et là, c'est le palier de ma porte ? Je vois l'entrée du parc depuis ma porte. Je passe ici et vois cette rue tous les jours, ce n'est pas possible.

  • Ça l'est pourtant, je pourrais te le dire dans toutes les langues si tu le souhaites, mais ceci ne nous avancerait pas... répond timidement Darshan. Je ne sais pas moi-même ce que je suis, je ne veux que retrouver mon père...

  • C'est ce que tu veux, je ne suis qu'un moyen pour toi ?! sanglote Julie, la voie nouée par l'émotion.

  • Non... Darshan se sent petit. Ne sachant pas quoi faire, d'un geste lent et résigné, il présente à nouveau le placard.

 

Julie ne se fait pas prier une nouvelle fois et parcourt les quelques mètres la séparant de son palier. Derrière elle, Darshan ferme la porte, c'est déçu par la situation qu'il ramène chez elle celle qu'il souhaitait conquérir. Julie seule et déboussolée n'a que ses lierres et son paquet au ruban rouge à la main pour réaliser ce qui vient de se passer.

 

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