L'appel du ventre guida les pieds de Lauryne dans une supérette encore ouverte à cette heure tardive, tenue par une dame chinoise qu'elle salua à peine. Le regard éteint, elle parcourut les rayons jusqu'à tomber sur un étalage de produits locaux. Elle s'empara vivement d'une barquette de bonbons miels et d'une grande bouteille de thé glacé au letchi avant de se diriger vers la seule et unique caisse de la petite boutique. Du sucre. Seul réconfort qu'elle pouvait s'autoriser à ce stade. Elle déposa ses articles sur le tapis roulant et soupira un peu trop fort pour la caissière qui lui lança un regard désapprobateur.
À l’extérieur, les embouteillages faisaient maintenant rage, certainement dû à l'incident au port. Les curieux se mêlaient aux journalistes et aux forces de l'ordre. Lauryne était bien trop atone pour en avoir quelque chose à faire. Sachet de courses en main, la jeune fille reprit sa route d'un pas traînant, croquant dans la texture molle de la pâtisserie qui se mit aussitôt à dégouliner de miel. Elle lécha ses doigts devenus collants, ressassant les événements de la journée. Mais, seule la photo lui revint en mémoire, telle une empreinte marquée au fer rouge dans son esprit. Elle regrettait de ne pas l'avoir gardée sur elle pour l'observer davantage. L'homme était-il vraiment son père ? Quel genre d'homme était-il ? Et surtout, connaissait-il son existence ?
Toutes ses questions qu'elle s'était posée toute sa vie, sans jamais oser les vocaliser. Combien de scénarios s'était-elle inventée, enfant, où, par un heureux hasard elle serait tombée sur lui et l'aurait expressément révélé son identité. Survenait ensuite, et c'est là que son imagination se lâchait complètement, la plus folle des scènes : elle se le représentait, fou de joie, dissimulant ses larmes dans une étreinte passionnée.
Avalant son morceau de beignet avec difficulté, Lauryne réprima un sanglot. Non, elle ne pleurerait pas. Elle se l'était promis : ne plus verser des larmes pour un homme qu'elle ne connaissait pas. L'expression dévastée d'Iris traversa son esprit. Cela aussi, elle refoula au fin fond de son crâne. Elle n'avait envie de penser à personne d'autres qu'à elle-même. Elle n'avait jamais fugué de sa vie. Passée d'enfant sage à adolescente docile, Lauryne avait mené une vie sans bruits, évitant de faire à revivre à sa mère cet événement impardonnable. Elle avait même accepté de revenir vivre sur cette île ! Si ce n'était pas être la fille exemplaire, ça ! Et que lui a valu cette vie de docilité ? Encore plus de cachotteries, marquées de syndromes post-traumatiques ! Absolument génial !
Cette pensée seule souleva le voile cotonneux de culpabilité dans lequel Lauryne se contenait de manière constante. La jeune fille avançait maintenant d'un pas plus déterminé. Elle ne savait où elle allait, néanmoins elle s'assurerait de ne pas opérer un demi-tour. Elle déboucha sur une petite ruelle étroite qui devait l’amener sur le front de mer dont elle voyait déjà les lumières des lampadaires et entendait le clapotis des vagues. Lauryne se surprit à admirer les jardins des petites maisons créoles qui bordaient le chemin abrupte lorsqu’un bruit sec derrière elle la fit sursauter légèrement. Elle se retourna pour épier les alentours et ne rencontra personne. Haussant les épaules, Lauryne continua sa route. Le bruit ne tarda pas néanmoins, à se réitérer quelques secondes plus tard lui faisant froncer les sourcils.
"Tap... tap... tap"
Le son semblait se calquer au rythme de ses pas. L'idée d'être suivie s'insinua lentement dans l'esprit anxieux de l'adolescente. Elle fit mine de boire son thé glacé et en levant la tête, crut apercevoir une silhouette sombre dans sa vision périphérique. Lauryne pressa alors le pas se disant que ce n'était pas le moment pour elle de subir une possible agression après l’après-midi angoissant qu'elle venait d'avoir. Les bruits de pas reprirent de plus belle affolant la jeune fille qui se mit à dévaler la pente le cœur battant, son sachet de courses s'agitant contre ses jambes. Derrière elle, le tapage s'intensifiait au point de se rapprocher ne lui laissant plus d'autres choix que de se mettre à réellement courir.
Devant ses yeux ébahis, une ombre se matérialisa la stoppant brutalement dans sa course. Alors, un cri strident provenant de ses poumons déchira la nuit. Qui fût aussitôt interrompu par une pression horrible tout autour de sa gorge lui coupant le souffle. Dans la confusion la plus totale, ses pieds décollèrent du sol comme propulsés. Sa vue se brouilla tant elle avait mal.
Une seconde s’écoula, puis deux. L’élancement dans son cou ne partait pas. Douloureusement, Lauryne reprit ses esprits. L’ensemble de la situation se dévoila peu à peu à elle, effrayante. L’ombre se révélait être un homme masqué tout vêtu de noir des cheveux jusqu’aux pieds. Seules parcelles de peau visibles étaient ses yeux, deux iris d’un bleu glacial qui la transperçaient comme animées d’une haine sauvage. Étrangement calme, bien stable sur ses deux pieds, l’homme était en train de l’étrangler. Lauryne, prise par l’énergie du désespoir, gigota ses jambes comme une forcenée, griffant la main de l’intrus qui se trouvait être malheureusement gantée. La pression sur sa gorge se renforça lui faisant monter les larmes aux yeux, brûlantes. Au prix d’un ultime effort, elle ouvrit la bouche où un son tordu entre le gémissement et le grognement s’y échappa.
— S’il vous plaît…
Sa propre voix lui parut étrangère tel un pitoyable croassement. Imperturbable, l’agresseur ne lâcha pas sa prise, la fixant toujours de ces iris pâles. Cette lueur dans son regard… Lauryne en eut froid dans le dos. Il lui donnait cette horrible impression de lui en vouloir. Ce qui lui parut absurde car c'était bien la première fois qu’elle voyait cet homme.
— Je sais qui tu es.
Lauryne mît un temps à comprendre que le murmure étouffé parvenait de la bouche de l'homme. Qu'insinuait-il ? Faisait-il référence à ses aptitudes particulières ? Dans ce cas, à l'instar de Samira et d'Eileen, cet homme devait lui aussi faire partie des témoins de cette scène. Était-il un enseignant ? Un ancien élève ? Son visage dissimulé l'empêchait de lui donner un âge.
Le peu d'espoir de vivre une vie normale s'évanouit au même titre que sa volonté de vivre tout court. La réalité la rattrapa cruelle. Elle n'avait jamais été normale et ne l'aura jamais été. Des larmes dégoulinaient abondamment sur son visage asphyxié. Son corps tout entier était pris d'assaut par de violentes secousses que son sanglot provoquait.
La surprise se lisait progressivement dans le regard de son agresseur qui ne desserra pas sa poigne pour autant. Dans son amertume, Lauryne ne se vit pas devenir invisible.
Défaite, elle ferma les yeux.
— Dégage de là !
Quelque chose bouscula soudainement Lauryne. Elle sentit la pression autour de sa gorge se libérer d’un coup. Loin de s’en réjouir, cependant, car, c’était au tour de son postérieur d’atterrir brutalement sur le goudron provoquant une douleur particulièrement déplaisante à travers son coccyx. Ses yeux s'écarquillèrent de stupéfaction lorsqu’à ses pieds, gisait la silhouette noire de son agresseur maintenue par une autre personne.
Samira.
Haletante, le regard féroce, elle écrasait l’homme masqué d'un genou entre ses omoplates. Piégeant les deux coudes de l'individu à l'aide d’une clé de bras. Partager entre le choc et l'admiration, Lauryne se releva en titubant. Que faisait-elle là ?
— T’es qui, bordel ?! Vociféra Samira à l'intention de l'inconnu.
Ce dernier ne répondit pas. Lauryne surprit une lueur meurtrière dans ses prunelles pâles qui la fit tressaillir. Les mots franchirent ses lèvres avant qu’elle s’en aperçoive :
— Écarte-toi de lui !
L’effort de parler lui brûla la gorge, réalisant peu à peu les séquelles de l'étranglement. Elle préféra ne pas y penser. Samira leva les yeux vers elle ou plutôt l'endroit où sa voix lui était parvenue- et pour la première fois, elle y lut de la peur. Les iris vertes lui intimaient de partir. Sur le champ.
Impossible. Il lui était physiquement impossible de tourner le dos à cette scène. D’accord, Samira semblait contrôler la situation toutefois Lauryne refusait de la laisser seule avec cet individu.
— Je… J’appelle la police.
Ses doigts tremblants tâtonnaient déjà dans sa poche de survêtement lorsque Samira poussa un cri soudain. Lauryne vit l'expression confuse de la jeune fille dont les mains lâchèrent subitement les bras de l’homme comme si elles s’étaient brûlées. Le corps de Samira perdit l’équilibre, donnant le change à l’homme masqué. Alors, poussée par l'adrénaline, Lauryne s'empara de son sachet de courses et le projeta en pleine face de l'agresseur avec toute la force dont elle était capable. L'homme retomba sur le sol, telle une poupée de chiffon dans un silence assourdissant.
— Oh non ! Il est mort ?! Gémit Lauryne en s’agrippant fébrilement à son sachet. Son gémissement éraillé lui fit penser à un son de flûte cassée.
— Bien sûr que non. Tu as dû toucher la tempe sans t'en rendre compte. Railla Samira qui maintenait son poignet avec une grimace de douleur. Elle lui jeta néanmoins un regard perplexe : “Bon retour parmi les visibles. Il y a quoi là-dedans, des briques ?”
— Du thé au letchi.... D'un litre.
Un haussement d'épaule lui fit comprendre que tout ce qui compte était le résultat.
Puis, la prenant par le coude, Samira se mit soudainement à courir. “Allons-nous-en, avant qu'il ne se réveille.” Lauryne ne se fit pas prier.
Samira la traîna à travers le quartier, tournant brusquement au coin des trottoirs, s’engageant dans des ruelles improbables. Elle semblait parfaitement savoir où elle allait. Dix minutes plus tard, elles s'arrêtèrent, essoufflées devant la grille d'une infrastructure composée de plusieurs bâtiments. Sur la pancarte au-dessus de sa tête, Lauryne lut : “COMPLEXE SPORTIF WIU SAINT PIERRE”.
— Tu le connaissais ? l’interrogea soudainement Samira qui, à la différence de Lauryne, avait déjà repris son souffle.
Lauryne agita négativement la tête. Elles auraient pu démasquer l'homme alors qu'il gisait sur le sol. Mais la prudence était de mise. Et puis, elles avaient bien trop peur. Lauryne commençait à avoir mal à la tête, ce qui était mauvais signe. Dans l'étourdissement que provoquait la douleur, des mots lui revinrent. Au prix d'un énième effort, elle ouvrit la bouche :
— Il a dit qu'il savait qui j'étais.
La lueur qu'elle lut alors dans les yeux de Samira semblait dire mille choses à la fois. Finalement, elle l'entendit simplement marmonner un “certainement un de ses petits copains...”, l'expression amère, avant de la voir pousser la grille et entrer d'un pas nonchalant. Lauryne fit un pas en arrière, l'inquiétude s'emparant à nouveau de son esprit. Faisait-elle bien de la suivre ? N'allait-elle pas plutôt l'attirer des ennuis ?
Le regard que lui lança Samira par-dessus son épaule lui fit taire ses pensées culpabilisantes.
— Je croyais t'avoir déjà déposé chez toi. Que fais-tu dehors ? Lui demanda-t-elle d'un ton un peu trop condescendant à son goût.
Lauryne rentra sa tête dans ses épaules, vaincue. “C'est...une longue histoire.” furent les seuls mots qu'elle trouva à répondre. Samira poussa un soupir las. Lauryne la vit passer une main dans sa chevelure volumineuse et releva son expression qui était un mélange d'épuisement et de fébrilité. Néanmoins, Samira lui lança un sourire en coin :
— T'as besoin de soin, ma vieille. Tu fais peur à voir. Pépé Wiu doit avoir une mallette de premiers secours dans son bureau, suis-moi.
Samira se faufila entre les bancs qui longeaient un terrain de basket. Son attitude donnait à penser qu’elle ne souhaitait pas être vue. Lauryne la suivit, sa confusion grandissante. Elles débouchèrent enfin sur un petit escalier en contournant un bâtiment avec un toit en forme de dôme où sortait des voix.
— Monte. Lui dit Samira après s’être assurée une énième fois que personne ne les avait suivi.
Les mains de Lauryne devinrent moites.
— Tu es sûre ?
Agacée, Samira la poussa sans ménagement dans l’escalier. Après avoir ouvert une porte, elles arrivèrent dans un étroit couloir dont l’obscurité ne lui disait rien qui vaille. Lauryne vit la main de Samira tâtonner dans la pénombre jusqu’à atteindre un interrupteur. L’ampoule clignota quelques secondes avant d’illuminer les alentours dévoilant ainsi le vestibule d’un appartement. Samira claqua la porte derrière elle et commença à se déchausser. L'imitant de près, Lauryne comprit qu'elle se trouvait dans l'appartement du vieil homme.
— Wiu est sorti voir ce qui se passait au port. Ajouta Samira comme lisant dans ses pensées. Je ne sais pas quand il rentrera en revanche.
Elle la poussa par la suite à l’autre bout du couloir qui débouchait sur une modeste pièce alliant salon et salle à manger. Lauryne prit le temps d’admirer l’ameublement en bois aux finitions orientales qui paraissait ancien. “Assieds-toi là”. Samira lui désignait les coussins posés autour de la table basse aux pieds courbés.
— Eileen ne devrait pas tarder.
— Elle vient aussi ? Mais, pourquoi ? s’inquiéta Lauryne en s’installant sur l’un des coussins.
Mais Samira l'avait laissé planter là et s'était déjà engouffré dans un autre couloir sombre. Lauryne vit un faisceau lumineux provenir d'une pièce du fond et entendit les bruits caractéristiques d'une fouille mouvementée. Le soupir qui s’échappa de sa gorge lui rappela à quel point elle était mal en point. Elle passa des doigts tremblotants sur les extrémités de son cou et frémit à son propre contact. Sans surprise, son cou avait doublé de volume. Elle éprouvait des difficultés à pencher de la tête. Peut-être avait-elle déjà des bleus ? Une chance qu'elle ne se fût pas évanouie ! Cela aurait signifié des séquelles plus graves. “Est-ce que cette journée prendra fin un jour ?” pensa-t-elle, le visage triste.
Samira réapparut avec des poches de froid dans une main et un flacon de synthol dans l'autre. Elle haussa les épaules, l'air dépité.
— Je pensais qu'le vieux s'rait mieux équipé. Ma foi ! Lâcha-t-elle en s'agenouillant à côté d'elle. J'espère que ça fera l'affaire.
— Merci. Croassa Lauryne en acceptant les soins.
— Ce bâtard ne t'a pas ménagé. Dit-elle quelques minutes plus tard sur un ton de constat après avoir aidé Lauryne à placer les poches sur son cou.
Lauryne resta silencieuse. Les images de la scène semblaient ravivées la douleur. Samira l'observait avec une pitié non dissimulée n'atténuant pas son malaise. Au bout d'un moment, la grande, le dos voûté, étendit ses longues jambes sous la petite table basse. Le découragement dans son murmure qui suivit n'échappa pas à Lauryne : “Ils arrivent de partout.”
Alors qu'elle se demandait où Samira voulait en venir, un bruit significatif d'une ouverture de porte provenant du vestibule, les fit sursauter, toutes deux.
Un homme apparut dans la pièce.