Chapitre 6 - "Elle" - Partie 1

Notes de l’auteur : TW : relativement safe
Ce chapitre n'est pas en version définitive, retours bienvenus.

Après quelques minutes de déambulation dans les couloirs, à écouter Leeds me répéter ce que Sydney m'avait déjà dit la veille mais d'une façon qui me plaisait mieux,  entraînées par le flot de Vermines qui se rendaient au même endroit, nous passâmes une grande porte à double battants métalliques, tous deux ouverts, rabattus contre un mur identique à tous les autres. 

Nous arrivâmes dans une pièce à l'éclairage tamisé, dans laquelle je fis quelques pas le temps de m'habituer à la baisse de luminosité.

Je m'arrêtai net, retenant mon souffle.

Une fosse immense, circulaire, s'ouvrait béante devant nous. Ses parois en escalier servaient de gradins pour les foules de Vermines qui déferlaient dans l'endroit. Le dénivelé était dangereusement abrupt. En bas, à quelques dizaines de cadavres de profondeur, éclairée seulement par des leds rouges sur son pourtour, je distinguai une place déserte sur laquelle nous aurions probablement tous tenus debout sans trop nous serrer.

Colossal.

Vertigineux.

Le Cirque.

 Sous l'effet de la stupeur, je reculai d'un pas vers l'arrière, percutant Norton qui me repoussa vers l'avant en grognant - et, déséquilibrée, je fus retenue de justesse par Leeds qui l'insulta. Le ton monta rapidement entre eux. Van et Korem s'interposèrent pour leur éviter d'en venir aux mains et Regina se glissa à côté de moi pour murmurer ; 

« Si ça te fait peur d'être en hauteur, on peut descendre. »

Elle me fit signe de la suivre vers un petit escalier que je n'avais pas remarqué jusque là,  par lequel il fut aisé de descendre jusqu'à nous trouver une place vers le milieu, relativement désert. Une fois assise, je lançai un regard à notre groupe. Leeds avait disparu, Van semblait réprimander Norton, et Korem jouait les acrobates pour se trouver un endroit où siéger, de toute évidence peu enclin à prendre l'escalier. Il semblait connaître pas mal de monde à en juger la manière dont il salua quelques Vermines sur son chemin et prenait systématiquement le temps d'échanger quelques mots avec une attitude dénuée de toute méfiance ou hostilité. 

Les lumières déjà tamisées baissèrent encore en intensité, de sorte qu'on y voyait maintenant juste assez pour s'asseoir sans risquer de se ramasser par-dessus quelqu'un. Les dernières silhouettes encore debout s'empressèrent de prendre place et le calme s'installa progressivement parmi nous. A ma gauche, Regina, les yeux fermés, se tenait assise en tailleur, le dos droit. A ma droite, un homme que je ne connaissais pas était complètement avachi sur son emplacement.

Il faisait chaud. Une odeur s'installait dans la pièce. C'était une senteur douce, agréable, qui me rappelait les encens dont Sao parfumait sa voiture. 

Le silence qui régnait maintenant était incroyable - et inquiétant. Presque plus personne ne bougeait. C'était tout au plus si, de temps en temps, on entendait un raclement de gorge ou le bruit d'un tissu qui se froisse. La plupart des présents avaient adopté la même attitude que Regina, ou avaient, comme moi, ramené leurs genoux au niveau de leur torse pour offrir un support à leur tête.

Après quelques temps, des sons étranges s'ajoutèrent à l'odeur. Ça ressemblait à de la musique mais les instruments à l'œuvre n'avaient rien à voir ceux qui ambiançaient les quadrants ou accompagnaient les Requiems. Des notes cristallines résonnaient longtemps, s'étiraient pour finalement se dissoudre dans le bruit de la pluie qui tombe. Instinctivement, je tendis la main. Il ne pleuvait pas. D'ailleurs, il n'y avait rien ; ni musicien, ni instrument. Le son sortait littéralement de nulle part. La technologie de Citadelle n'avait de toute évidence aucune limite. 

En me voyant me tortiller pour essayer d'appréhender mon environnement, Regina m'adressa un regard réprobateur, brièvement, après quoi elle revint à sa position initiale. 

« Fermez les yeux. »

Je sursautai. Une voix de femme, profonde, lente, calme, venait d'envahir l'espace sonore. L'injonction avait été prononcée davantage comme une invitation que comme un ordre. 

« Laissez-vous guider, démarrons ensemble notre voyage intérieur… »

Je crus distinguer un peu de mouvement dans l'obscurité en bas, mais je n'eus ni le courage ni la volonté de désobéir. Je devais me fondre dans la masse, ne pas faire de vagues. Au moins, maintenant, je savais quoi faire. 

Je fermai les yeux, concentrée sur les instructions de la voix mystérieuse. 

« Inspirez profondément par le nez… Expirez doucement par la bouche, en comptant jusqu'à dix. »

La première partie de l'instruction fut assez facile à appliquer. La deuxième, en revanche … 

« Dans ta tête, murmura Regina qui m'entendit galérer à essayer de compter et souffler en même temps. »

Effectivement - c'était plus facile comme ça. L'inconnu à ma droite pouffa de rire.

« Ne vous laissez pas perturber par ce qu'il se passe autour de vous. Imaginez que vous êtes dans une étendue déserte, où personne ne pourra vous faire de mal. Vous êtes là, dans une position confortable. Le Soleil vous réchauffe, vous le sentez sur votre main gauche, puis sur votre bras … »

Petit à petit, j'abandonnai toute réflexion et me laissai porter par mes sens vers une profonde léthargie. Ce qu'il se passait autour de moi devenait flou. Je perdais parfois le fil du récit de la voix qui nous guidait - surtout lorsqu'elle nous demandait de visualiser des choses que je ne connaissais pas - parfois j'y revenais, toujours lucide mais complètement dénuée de volonté. Les membres de mon corps me paraissaient si lourds que l'idée de bouger la main se contentait d'effleurer mes pensées sans jamais initier le geste. Les effluves d'encens m'enivraient.

Au loin, un bourdonnement s'intensifiait, lentement. Je me sentais légère. Je ne sentais plus mon corps. Il n'y avait plus que mon esprit, le bourdonnement, les effluves, la voix lointaine, de plus en plus lointaine. Une sensation familière s'emparait de moi. Cet état de flottement, cette impression de nager dans le vide… De m'éloigner de moi-même.

Le bourdonnement explosa soudain en un tonitruant coup de tonnerre qui me glaça les sangs. J'ouvris les yeux, tétanisée. Aucun son n'était sorti de ma bouche, j'avais seulement hurlé de l'intérieur. Tous mes muscles étaient crispés, je tremblais sans pouvoir rien contrôler. Mon coeur tapait fort dans ma poitrine.

Autour de moi, pourtant, rien n'avait bougé. Regina et l'autre à ma droite suivaient toujours la voix douce. Et en arrière plan, le bruit du vent, le clapotis de la pluie. Le son d'un tube rempli de graines qu'on faisait tourner de haut en bas. La lumière tamisée. 

Le Cirque tout entier était plongé dans l'immobilisme parfait, à l'exception, en-bas sur la scène, d'une silhouette qui allait et venait, doucement, dissimulée dans l'obscurité. Une forme de femme, avec une épaisse masse de cheveux relevée sur le haut de son crâne. Sa peau restait sombre même lorsqu'elle passait à proximité des leds qui entouraient la place. Depuis combien de temps était-elle là ? Je distinguais les mouvements de sa longue robe claire. C'était elle, qui parlait ?

Mon cœur battait toujours la chamade mais je n'arrivais pas à me sentir en danger. Je ne parvenais même pas à me rappeler les sensations qui venaient de me traverser. 

Ce devait être un effet secondaire de l'Azur que Sao m'avait administré pour tenir bon. Comme dans le cylindre, lorsque j'avais vu les fantômes ? Non, c'était différent… ou pas ? 

« Ressentez les énergies qui circulent autour de vous, harmonieuses et apaisantes. Sentez votre lumière intérieure vibrer sur la même fréquence… »

Combien de temps est-ce que ça durerait encore ? Tous avaient l'air si paisibles, si sereins. Alors pourquoi pas moi ? Que faisais-je de différent ? 

Je refermai les yeux, essayant de me replonger dans cet état de quiétude que j'avais à peine effleuré mais la peur de revivre une expérience similaire à celle de mon arrivée à Citadelle, d'entendre encore ce tonnerre exploser autour de moi, et, pire, de me retrouver à nouveau au milieu de créatures abominables, m'empêchèrent d'y parvenir.

Je me contentai donc de faire semblant. Le clapotis de la pluie me vrillait les oreilles, chaque son me paraissait insupportable maintenant que j'étais sortie de cet état second.

Après un moment interminable, enfin, la voix appela au réveil et, progressivement, les Vermines autour de moi revinrent à elles. Les lumières se rallumèrent sur la scène, où je pus alors voir non pas une, mais deux personnes. 

La première, celle que j'avais vu, était une femme grande, forte, noire, à la posture fière et l'allure guerrière. Elle portait une longue robe d'étoffes blanches fluides, ses cheveux crépus remontés sur son crâne étaient retenus dans une structure d'or alambiquée et de nombreux bijoux habillaient son cou, ses bras, sa taille. 

Le deuxième était un homme de petite taille, frêle, le teint mat, avec de gros yeux et une grande barbe noire en pagaille dont l'origine se confondait à ses cheveux bouclés mi-longs, vêtu d'une toge dans laquelle il semblait flotter. A l'instar de sa comparse, de nombreux bijoux aux pierres rutilantes ornaient son corps chétif. J'étais trop loin pour en voir le détail, mais parfois, certains d'entre eux émettaient un peu de lumière - comme mon Asnav. 

La femme prit la parole, et le son de sa voix - moins doux et moins apaisant, mais au même timbre chaud, et qui résonnait de la même façon tout autour de nous - me confirma que c'était bien elle qui avait mené la cérémonie ; 

« J'espère que cette séance vous aura été une aide utile pour vous rapprocher de l'Illumination. En attendant votre parcours sur  Terre est encore long, et pour fonctionner et nous donner une chance de recréer un monde viable, nous avons besoin de ressources. Que les pilotes de chaque groupe viennent récupérer les ordres de mission auprès de Mumbaï. »

Son regard parcourut l'assemblée, alors qu' un dixième des Vermines présentes se levait et se dirigeait vers les escaliers en direction de la scène. Regina me fit signe de rester à ma place. Parmi les premiers à se retrouver en bas, j'aperçus Sydney se diriger vers ledit Mumbaï. Elle récupéra une tablette qui de loin ressemblait à celle qu'elle avait utilisée à mon arrivée puis regagna sa place dans le plus grand des calmes, suivie par d'autres qui avaient eux aussi reçu ce que les deux Citadins avaient à leur donner.

Deux Citadins, debout, parés de belles tenues, d'or, de pièces précieuses et de technologie pour laquelle de nombreux meurtres étaient perpétrés au sein du Bidonville chaque jour. Ils étaient là, au milieu de nous, sans armes, sans androïdes ni miliciens pour les défendre, et pourtant personne ne tentait rien contre eux. Pire, il y avait dans tout ce cérémoniel quelque chose de solennel, comme si tous autant qu'ils étaient, eussent-ils été chiens de guerre ou alphas dans leur vie de misère, ils s'étaient choisi de nouveaux maîtres et leur avaient juré loyauté, prêts à s'oublier eux-mêmes contre ce que Citadelle avait à leur offrir ; le confort en échange de leur servitude.  

Ce fut autour de la voix nasillarde du petit homme de résonner dans la fosse ;

« Pour les groupes A-2, F-2 et G-2, le temps extérieur sur votre destination est à la tempête, vous partirez en début d'après-midi, lorsque ce sera plus calme. Le groupe B-3, votre véhicule est en révision, vous assisterez le groupe M-3. »

Pour la première fois, il y eut un peu de mouvement parmi les Vermines - probablement celles des groupes concernés. De toute évidence, l'idée de travailler ensemble ne leur plaisait pas beaucoup. 

« Un problème ? lança la femme. »

L'intervention les calma immédiatement. Ils baissèrent la tête et se firent oublier. 

« Les autres groupes, termina Mumbaï, tout est dans vos tablettes. »

Le défilé des délégués de groupe devant Mumbaï dura encore quelques minutes, pendant lesquelles Regina à côté de moi n'arrêtait pas de me fixer, comme pour me garder à l'oeil, et chaque fois que je regardais dans sa direction, elle secouait la tête comme pour me signifier de ne rien dire, de ne rien faire et d'attendre sagement.

Lorsque toutes les tablettes furent distribuées, Mumbaï frappa des mains et les lumières des gradins se rallumèrent à leur tour. D'un bloc, toutes les Vermines encore assises se levèrent. Regina me signifia de faire de même. Les deux Citadins portèrent le poing à leur poitrine en signe de salut. Tous s'inclinèrent et je fis instinctivement de même. L'air satisfait, nos deux Maestreï nous tournèrent le dos et se dirigèrent vers une ouverture qui formait une tranchée dans les gradins jusqu'à un rideau métallique qui commença à se soulever pour les laisser passer.

«  Attendez. »

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