Le silence. Il n’y avait plus aucun bruit hormis le son de nos respirations tendues. Puis, une secousse. Plus haut, d’énormes plaques de glace se disloquèrent, libérant un épais nuage blanc qui envahit l’horizon au-dessus de nous. Je vis alors déferler un torrent de neige, dévalant la pente et rasant tout sur son passage dans un fracas assourdissant.
Devant le cataclysme qui se préparait, je restais-là, saisie par la peur. Par tous les dieux, mais qu’avais-je fait ? Pétrifiée, je sentis que l’on me saisissait brusquement par le bras, me forçant à me relever.
- Ne reste pas planter-là ! Dépêche-toi !
Face à ces paroles, je regagnais la maîtrise de mes émotions et lui emboitais le pas dans une fuite effrénée. Il fallait faire vite, il ne s’agissait plus que d’une question de minute avant que la neige ne finisse par nous recouvrir. Je ne savais pas où il nous emmenait mais à l’heure actuelle, lui seul était capable de nous sortir de cette situation.
Je le suivais sans demander mon reste malgré la fatigue et les courbatures malmenant mon corps tout entier. L’avalanche nous fonçant droit dessus, j’en oubliais presque la douleur ressentie à chaque respiration gorgée d’un air gelé qui me brûlait un peu plus les poumons. Et, il était si difficile de courir dans cette poudreuse dans laquelle l’on s’enfonçait à chacun de nos pas.
- Là, il y a une grotte. Si on se dépêche on pourra s’y réfugier avant qu’il ne soit trop tard, m’indiqua-t-il.
Son doigt pointait un trou dans la falaise à plus d’une cinquantaine de mètres de notre position. Je hochais alors nerveusement du chef tandis qu’en moi naissait le doute de pouvoir y parvenir. Le bruit et les ondes de choc se rapprochaient dangereusement, ébranlant la terre sous nos pieds, jusqu’à ce qu’une énième vague me fasse perdre l’équilibre.
Malgré tous mes efforts, je demeurais incapable de me redresser. J’étais embourbée dans une crevasse. Plus je me débattais, plus je m’enfonçais. Un sentiment de détresse m’envahit tandis que je voyais mon compagnon d’infortune s’éloigner sans que je ne puisse l’appeler. Je ne connaissais même pas son nom.
Toutefois, ne m’apercevant plus à ses côtés, celui-ci finit par se retourner. Quand il me retrouva, il jeta un coup d’œil à cette cavité si proche de lui. Et lorsqu’il reporta son attention vers la menace au-dessus de nous, je pus lire dans ses yeux l’hésitation. Il n’y avait plus assez de temps, j’étais trop loin. Nous le savions tous les deux. Je baissais alors le regard, un sourire triste aux lèvres, me faisant déjà à l’idée qu’il m’abandonne à mon propre sort.
Pourtant, et pour une raison qui m’échappait, il rebroussa chemin dans ma direction. Il accourait vers moi tout en marmonnant un nombre incalculable d’injures qui m’étaient certainement destinées. Je lui tendis la main pour qu’il m’aide à me sortir du trou dans lequel j’étais piégée mais, au lieu de cela, il plongea le nez dans sa besace.
Je m’apprêtais à le réprimander quand il en retira un pochon qu’il me lança. Il se mit ensuite à genoux sur le sol et commença à tracer des motifs dans la neige tout autour de nous.
- Mais qu’est-ce que vous faîtes ?
- Je nous sauve la vie.
- Avec des dessins ?
En guise de réponse, il se contenta de me fusiller du regard en me reprenant sèchement la pochette des mains. Il en vida le contenu et examina rapidement les quatre petites obsidiennes grossièrement taillées en pointe de flèche. La facette de chacune d’elles étaient incrustées de symboles aussi ésotériques que familiers. Je les avais déjà aperçu sur des recueils secrètement gardés par mon père.
L’homme les plaça au centre de chacun des cercles qu’il avait esquissé dans un ordre que lui seul semblait connaitre et comprendre. Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ? Désemparée, je ne pus alors m’empêcher de lever les yeux. À cet instant précis, mon cœur cessa de battre. Seulement quelques secondes nous séparer d’une mort certaine.
- Si vous avez quelque chose à faire, je vous en conjure, faîtes-le maintenant ! suppliais-je.
Il ôta aussitôt son gant, s’empara d’une lame et s’entailla la paume de sa main. Il serra le poing et plusieurs gouttes de sang s’écoulèrent, s’échouant sur l’un des traits au sol. J’entendis alors un murmure puis une lumière bleutée commença à émaner depuis les runes gravées sur les quatre pierres noires. Elles disparurent, englouties dans la brume opaque et glaciale de l’avalanche.
Par reflexe, je fermais les paupières en m’agrippant de toutes mes forces à son bras, prête à nous faire ensevelir. Puis, plus rien hormis un silence absolu. Le vacarme s’était brusquement tut. La terre avait cessé de trembler. Juste une petite brise soulevait avec légèreté l’une de mes mèches de cheveux. Tétanisée, je n’osais ouvrir les paupières ni desserrer mes doigts de la manche du mercenaire.
Celui-ci demeurait immobile, comme figé. Son corps était raide, tous ses muscles contractés. Son souffle semblait saccadé. Partagée entre l’inquiétude et la curiosité, je sortais de ma catalepsie et levais un regard vers lui. Ses yeux étaient entièrement noirs. Ils restèrent ainsi durant de longues secondes avant qu’il ne reprenne enfin conscience et se dégage vigoureusement de mon étreinte pour s’éloigner.
Il s’adossa ensuite contre l’un des quatre menhirs qui nous entouraient, transperçant le manteau neigeux pour nous dominer. Ils étaient marqués des mêmes symboles que ceux des petites pierres. Ces derniers scintillaient d’une lueur froide qui oscillait jusqu’à ce qu’elle ne meure. Une structure pareille, je n’en avais vu que des illustrations dans des ouvrages relatant d’anciennes légendes.
- Cet endroit, c’est …
- Un portail de Médan ! Il fallait au moins ça pour rattraper ta stupidité, dit-il en enroulant un bandage autour sa paume entaillée.
- Ma stupidité ? Vous plaisantez ? C’est à cause de vous qu’on en est là !
- Pardon ? Ce n’est pas moi qui ait crié et déclenché une avalanche !
- Hein ? Non mais quel culot ! Vous n’aviez qu’à pas me pourchasser !
- Tu n’avais qu’à ne pas t’enfuir !
- Pardon de ne pas vouloir servir de marchandise ! m’offusquais-je.
Il leva les yeux au ciel puis se releva en me tendant sa main.
- Écoute, de toute façon, tu n’as plus vraiment le choix maintenant. Soit tu me suis sans faire d’histoire et tu auras une chance de sortir vivante de cette montagne, soit je te laisse ici, toute seule, livrée à toi-même et avec la garantie que tu n’y survivras même pas deux jours.
- On meurt tous un jour, sifflais-je en détournant la tête.
- Très bien comme tu voudras.
Je le vis alors reprendre son havresac et partir sans se retourner, ni même un au revoir. Déconcertée, je scrutais les environs pour évaluer la situation jusqu’à ce que je réalise que tout avait changé. Je ne reconnaissais plus les lieux. Pire, le Mont Shiro avait disparu de l’horizon. Dans ces conditions, je ne possédais plus aucun repère et il fallait que je trouve une solution, et vite.
Cela me tuait intérieurement de le reconnaître mais, il avait raison. Il était ma seule chance de survivre. Lui seul pouvait me conduire à Cerf-de-Pic. Il le savait et jouait là-dessus. J’en étais tout à fait consciente et pourtant, aucune autre option ne se présentait à moi. J’allais devoir négocier son aide sans mettre en jeu ma liberté et conclure un marché avec lui.
Je ravalais ma fierté dans un râle à peine contenu puis me lançais à sa poursuite en l’interpelant. Au bout d’un moment, il concéda à se retourner sans dissimuler l’expression amusée qui brillait dans le bleu de ses iris.
- Combien ?
- De quoi tu parles ?
- La prime pour ma capture, à combien s’élève-t-elle ?
- Je te l’ai dit, non ? C’est une belle somme qu…
- Je t’en offre le double ! le coupais-je.
- C’est tentant mais avec quel argent tu vas me payer ? Excuse-moi mais tu ne sembles pas crouler sous les richesses actuellement.
- Je n’en reste pas moins la princesse d’Argenterre, le royaume le plus riche des Trois Plaines.
- Une princesse répudiée !
Face à sa réticence manifeste, je décidais d’employer les grands moyens. Je saisis ma bourse et en sortis un anneau argenté incrusté d’une améthyste que je lui présentais.
- En voilà une belle bague.
- Et elle est à toi si tu es prêt à oublier la récompense offerte par mon père et que tu me mènes à Cerf-de-Pic, saine et sauve.
- Rien que ça ? se moqua-t-il.
- C’est à prendre ou à laisser.
- Et qu’est-ce qui te dit que je ne finirai pas par te trahir une fois à Cerf-de-Pic ?
- Le fait que je pourrais vous dénoncer à mon tour. Après ce à quoi j’ai assisté, je ne crois pas me tromper en disant que vous êtes un mage. Peut-être même l’un des derniers encore vivants dans ce monde. Ce qui fait de vous un hors-la-loi et une cible de choix pour qui voudrait remplir sa bourse de quelques piécettes sonnantes et trébuchantes en échange.
- Décidément, Théa, tu ne changes pas. J’aurai dû m’en douter, après tout, la délation c’est monnaie courante chez toi, quitte à mentir pour couvrir tes arrières.
- Q-quoi ?
Il me toisait froidement tandis que je tentais de garder mon sang-froid face au sous-entendu qu’il venait de faire, balayant les mauvais souvenirs qui resurgissaient dans mon esprit. Finalement, il poussa un long soupir avant de me tourner le dos.
- Allez, viens, ne trainons pas, on a du chemin à faire.
- V-vous acceptez ?
- À deux conditions ! La première, tu fais ce que je dis et surtout, surtout, plus de cris ! Je nous ai sauvé d’une avalanche une fois, je n’en serai peut-être pas capable une seconde.
J’hochais la tête, trop contente de ce retournement de situation pour oser redire quoi que ce soit.
- Quant à la deuxième…
Il se mit à me lorgner de haut en bas avant de s’accroupir, empoignant au passage les plis de ma robe. Quand il releva le jupon, mon sang ne fit qu’un tour et mon poing atterrit violement dans sa figure. Il tomba par terre, sonné, alors que je réfrénais un gémissement entre mes doigts endoloris par le choc. Après avoir regagné ses esprits, il se redressa en se tenant son nez sanguinolant.
- Non mais qu’est-ce qui te prend ? Espèce de folle !
- Vous osez me traiter de folle ? C’est plutôt moi qui devrais vous insulter, sale… sale pervers !
- Q-quoi ? Non mais qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Faut te faire soigner ! Jamais de la vie je te … te … rah plutôt mourir !
- Dans ce cas, qu’est-ce que faisaient vos mains sous ma robe ?
- Idiote, je voulais simplement te la raccourcir pour que tu sois plus à l’aise en marchant et que tu ne nous retardes pas davantage ! Vous les femmes et vos fanfreluches ! Vous voulez séduire qui en pleine montagne ? De la caillasse ?
Abasourdie, je restais muette alors qu’il se rasseyait tout en maugréant derrière son étole tâchée de sang. Je baissais les yeux, m’apprêtant à m’excuser pour mon geste quelque peu emporté.
- Puis-je ? Ou dois-je faire parvenir une missive à l’attention de votre Altesse royale pour espérer obtenir sa bénédiction ? minauda-t-il avec un simulacre de révérence.
Il avait usé d’un ton si sarcastique que j’en oublie immédiatement tout sentiment de culpabilité le concernant. À l’aide de l’un de ses sabres il découpa d’un coup sec le bas de ma jupe, me dégageant les jambes jusqu’aux genoux. Heureusement, mes bottes ainsi que mes chausses en laine remontaient suffisamment pour me protéger du froid.
Une fois le travail accompli, il reprit la marche dans un silence pesant, chacun boudant dans son coin, tous deux trop têtus et fiers pour enterrer la hache de guerre. En même temps, c’était lui qui avait commencé avec ses manigances et ses faux-semblants. Et puis cette manie qu’il avait de toujours insinuer qu’il me connaissait personnellement alors que cela était impossible. Jamais un homme tel que lui aurait, un jour, pu faire partie de la cour royale, il était trop … rustre.
J’en avais assez de cette situation, il était temps que je lève le voile sur son identité une bonne fois pour toute.
- Au fait, vous ne m’avez toujours pas dit votre nom.
- À quoi cela te servirait de le connaître ?
- Oh je ne sais pas, peut-être cesser de vous appeler « Hey », « toi là » ou encore « l’insupportable individu qui me sert de guide », m’impatientais-je. Et puis, à quoi ça rime de vouloir me le cacher ?
- J’ai mes raisons. En plus, j’avoue que te voir te torturer l’esprit comme ça m’amuse énormément.
- Je vous déconseille de jouer avec mes nerfs !
Il arrêta soudainement d’avancer et plongea avec gravité le bleu de ses iris dans les miens.
- Sinon quoi ? ricana-t-il. Je te rappelle que tu n’es pas vraiment en position de force ici. Je me trouve déjà bien assez magnanime d’avoir accepté de te conduire à Cerf-de-Pic. Je pourrais tout à fait te dépouiller et t’abandonner ici mais, je ne le fais pas, tu n’auras qu’à te dire que c’est en souvenir du bon vieux temps, alors … ne gâche pas tout en poussant ma patience à bout, patience qui a déjà été suffisamment mise à l’épreuve depuis nos « retrouvailles ». J’en connais qui t’auraient étripé pour moins que ça.
Penaude, je n’osais lui répondre de peur qu’il mette à exécution sa menace. Mais ce n’était pas pour autant que j’allais renoncer à vouloir découvrir qui se dissimulait derrière ce foulard vermeil. Alors quand il voulut reprendre la route, je le retins par la manche.
- Dîtes moi au moins d’où nous nous connaissons ! Je vous en prie, juste un indice !
Il me dévisagea d’un air pensif et, après un long soupir, il dégaina l’un de ses sabres. Avec la pointe, il marqua quelque chose dans la neige et rangea son arme.
- À toi de trouver quoi en faire, déclara-t-il en relançant le pas.
- Quoi ? C’est tout ? C’est ça votre indice ? Juste un pauvre « M » écrit dans la neige ?
- Tu as voulu un indice, tu l’as eu ! Maintenant, s’il ne te convient pas, il ne fallait pas en demander.
- Mais comment je suis censée trouver quoi que ce soit avec ça ? Qu’est-ce que je suis censée comprendre ? Que votre nom commence par un « M » ?
- Débrouille-toi ! Fais appel à ton imagination. Mais s’il te plait, fais-le en silence et en marchant. J’aimerai qu’on ait une chance de regagner le refuge avant la nuit or je doute qu’on y parvienne si tu continues à jacter comme ça.
- Sale type ! marmonnais-je à demi-mots.
Je jetais un dernier coup d’œil sur la lettre dessinée par terre puis m’élançais afin de rejoindre mon tout nouveau guide.
Bon, leur "relation" avance ! Le gars est un mage : d'accord, ça m'intrigue, surtout si ça fait de lui un hors-la-loi ^^
J'ai juste une question : quel âge a-t-il (à peu près) ? Parce que jusque-là, si je visualisais Théa comme une jeune adulte, je voyais son compagnon de voyage plus âgé qu'elle (du style, la bonne trentaine, voire plus). Donc le voir répliquer des trucs comme "faut te faire soigner", qui fait assez "enfantin", et d'un autre côté "délation", un vocabulaire quand même plus recherché… je trouve ça assez surprenant et peut-être pas très adapté. Je veux bien qu'il dise la connaître, mais quand même, je t'avoue que j'ai un peu de mal (désolée si je chipote, ce n'est que mon avis !).
Sinon, ça reste dynamique et fluide :) Tout s'enchaîne bien et je me demande où sont passés les loups des premiers chapitres…
Sur ce, à plus tard !
Alors "le chasseur" a en réalité environ vingt-ans, quant à Théa, elle en a seize.
Pour ce qui est du vocabulaire, "le chasseur" est sous le coup de la surprise suite à la réaction quelque peu "percutante" de Théa. Du coup, il ne prend pas la peine de choisir ses mots comme il le ferait dans une discussion plus posée.
J'espère à nouveau t'avoir éclairé :)
Ahahah les loups, ils ne sont jamais bien loin ...
À plus !
Et tu as raison je me suis trompée (honte à moi) mais je vais de ce pas rectifier cette faute !