Chapitre 7 - La Chimère

Je me tenais à une bonne distance de lui, ni trop près, ni trop loin. Je l’observais en silence, résolue à trouver ne serait-ce qu’un simple détail dans sa démarche pouvant me fournir un indice supplémentaire. Car, en plus de ne pas être un grand causeur, son accoutrement ne me laissait guère entrevoir plus qu’un amas de fourrure affublée d’un turban rouge. Je me demandais même comment il lui était capable d’avancer avec tout ce barda sur son dos et faire preuve d’autant d’agilité et de rapidité.

Et puis, il y avait ces yeux. D’un bleu céruléen comme on en voyait peu. À chaque fois que je les croisais, je pouvais déceler les ombres qui s’y cachaient. Des ombres qui ne pouvaient avoir été engendrées que par la vie et ses pires épreuves. Je fouillais donc dans ma mémoire pour tenter de me souvenir d’un tel homme que j’aurai croisé lors d’un bal ou d’une réception. Rien ne me venait. Peut-être alors un serviteur ?

Je réfutais aussitôt cette hypothèse. En raison de mon rang – et surtout la crainte inspirée par ma famille – aucun domestique n’avait eu l’audace de se familiariser avec moi. Or il fallait un certain degré d’intimité pour connaître le genre d’informations que cet individu semblait détenir. Et il avait proféré des sous-entendus qui ne laissaient aucun doute sur ce qu’il savait. Un ami alors ? Il y avait bien longtemps que la vie ne m'avait offert pareil cadeau.

Depuis cet incident survenu à mes six ans, l’on m’avait imposé des demoiselles de compagnie pour m’instruire et me faire la conversation. Toutes plus âgées que moi, la plupart n’étaient là que pour se garantir une place au sein de la noblesse. Quant aux autres, elles avaient été contraintes de s'afficher à mes côtés en gage d’allégeance. Les pauvres étaient toutes bien trop terrifiées de devoir fréquenter la fille unique du roi Tragen l’Impitoyable pour qu’en résulte une quelconque amitié sincère.

Toutefois, je ne leur en tenais pas rigueur puisqu’il était dangereux d’être mon ami. Le seul que j’avais eu été mort, par ma faute. Je n’étais qu’une petite fille mais, déjà à l’époque, j’étais consciente que cette erreur allait me hanter et me poursuivre toute mon existence. Ce jour-là, j’étais devenue, à l’image de mon père, un monstre sans cœur n’hésitant pas à trahir la seule personne qui lui était proche. La culpabilité me rongeait bien trop pour que je songe à me défendre contre les calomnies proférées à mon encontre.

La haine et la peur avaient forgé mon enfance, m’enfermant dans un monde sinistre et menaçant où la loi du plus fort régnait. Une société dans laquelle les sentiments n’ont pas leur place, m’obligeant à les refouler chaque instant. Pour survivre, il me fallait être telle que ce que Père attendait de moi. J’étais ainsi devenue une femme froide, qui se complaisait dans le silence et détournait les yeux lorsque cela se révélait nécessaire.

Et puis, il était apparu. Un autre reflet apportant un brin de lumière dans mon quotidien terne. Un gout de miel ayant su faire renaître un sourire sur mon visage de marbre. Grâce à lui, je m’autorisais à tomber le masque et rire de nouveau. Mon cœur rebattait si fort que ma poitrine, peinant à le contenir, en était pétrie de douleur. Mais ce mal me faisait enfin sentir vivante. Avec lui, j’expérimentais ce que l’on appelait le bonheur.

Jusqu’à ce que l’on m’en prive. Encore une fois.

- Théa ! Tu m’écoutes ? haussa-t-il le ton.

Je sortis brutalement de mes réminiscences, essuyant au passage une larme que je n’avais pu retenir.

- Tu pleures ?

- Qu’est-ce que ça peut vous faire ? sifflais-je malgré moi.

Il me toisa de son regard impassible quelques secondes avant de pointer son doigt vers l’horizon.

- Le refuge se trouve juste derrière ce versant. Ce qui nous fait à peu près quatre heures de marche avant de l’atteindre. Et il nous en reste maximum trois avant que la nuit ne tombe, mais ça devrait le faire, je saurai nous guider même dans le noir.

Je fis un léger mouvement de tête en guise de réponse puis m’élançais pour continuer l’expédition. Mais, il me retint par le bras avant même que je ne puisse le dépasser.

- On va faire une pause. Juste le temps de manger et boire quelque chose.

À nouveau, je me contentais de hocher du chef tandis qu’il ne cessait de me juger silencieusement. Je m’assis sur la première pierre à ma disposition et acceptais la gourde que le mercenaire me tendit. Il m’offrit ensuite quelques morceaux de viande séchée qui, une fois en bouche, me firent réaliser à quel point j’étais affamée. Malheureusement, le peu qu’il m’avait donné ne suffit pas à me remplir l’estomac.

Néanmoins, je devais m’en contenter et trouver de quoi combler le mutisme qui s’était installé entre nous.

- Où avez-vous appris la magie ? improvisais-je.

- Tu n’arrêtes donc jamais avec tes questions ?

- Et vous avec votre insolence, comme ça on est quitte.

- On ne sera jamais quitte Princesse.

Ses paroles étaient lourdes de sens et je le surpris à se masser le poignet, fixant le vide, comme s’il regardait une scène que lui seul était capable de voir.

- On devrait y aller, dit-il en se relevant.

- Attendez ! V-vous n’avez pas répondu à ma question.

- La magie je l’ai appris un peu partout durant mes voyages. Mais j’ai été initié au Palais, tout comme toi.

Au Palais ? Impossible. Moi et mon frère avions été les seuls élèves de l’unique professeur de magie d’Anthémis, Magister Eule. En ce temps-là, il était un mage respecté dans l’ensemble des Trois Plaines. Il officiait pour mon père qui, satisfait de ses travaux, en avait fait notre précepteur. Le souvenir que je gardais de lui était celui d’un vieil homme au regard sévère qui tentait de m’inculquer avec sa voix rauque toute la sagesse du monde. Il était bien loin de l’idée que l’on pouvait se faire d’un traitre.

Et pourtant, quel choc cela fut pour moi enfant de découvrir son véritable visage. Chef d’un groupe d’hommes toujours fidèles à Filin VIII, l’empereur assassiné d’Argenterre, il s’était rallié à l’Ordre Blanc qui cherchait à infiltrer Anthémis. Ensemble, ils avaient orchestrés plus d’une dizaine d’attentats visant à renverser ma famille. Insurrection qui aurait pu aboutir s’il n’avait pas été dénoncé après que plusieurs innocents aient péri lors d’une explosion mal coordonnée.

Arrêté, emprisonné puis mis à mort, son exécution marqua une nouvelle ère pour les mages et tous ceux qui possédaient un don. Une loi vit le jour pour sceller leur sort, interdisant la pratique de l’art magique que l’on associait à présent à des actes démoniaques. Au fil des années, tous les enchanteurs disparurent, pourchassés, persécutés et massacrés en échange de récompenses.

Enfin, c’était ce que je croyais jusqu’à ce que je rencontre cet individu. Lui qui certifiait avoir été un disciple d’Eule. Alors, soit il mentait, soit …

Je mettais soudainement un terme à mes suppositions lorsque me parvint aux narines une odeur nauséabonde. Je ne savais d’où elle provenait mais elle sut provoquer chez moi un haut-le-cœur que je ne pus réprimer.

- Qu’est-ce que tu as encore ? Ne me dis pas que tu es malade ?

- C’est cette odeur …, articulais-je tant bien que mal après avoir rendu tripes et boyaux.

- Quelle odeur ?

- Vous ne la sentez pas ? Ça put la mort.

Il s’apprêtait à râler une énième fois quand, à plusieurs mètres de notre position, s’élevèrent les croassements de corbeaux. D’un geste de la main, il m’ordonna de ne pas bouger puis se dirigea vers l’attroupement de volatiles. Dès qu’ils le jugèrent trop près, ceux-ci s’envolèrent en nous accablant de leur timbre aussi criard que funeste. Je vis alors l’homme se figer puis s’agenouiller devant un petit monticule partiellement recouvert de neige.

Intriguée, je décidais de déroger aux consignes données pour le rejoindre. Je me protégeais ainsi du mieux possible des effluves planant dans l’air en cachant mon nez derrière les plis de ma manche. Et lorsque je parvins enfin sur les lieux, un frisson me parcourut l’échine et mon estomac ne fit à nouveau qu’un tour. Horrifiée, je détournais aussitôt le regard du spectacle morbide auquel je venais d’assister.

Le corps recroquevillé, informe et rachitique d’une créature se tenait à nos pieds. Elle était si famélique que l'on ne voyait que les os sous cette peau blafarde à la chair creusée à vif par endroit. Les charognards l’avaient tellement abimé qu’il était impossible de déterminer s’il s’agissait d’un humain ou d’un animal. On aurait dit que la mort l’avait fauché en pleine mutation. Mais c’était impossible, n’est-ce pas ?

- Par tous les dieux, qu’est-ce que c’est ? réussis-je à demander, entre deux relents de bile.

- Une chimère.

- Q-quoi ? Mais … ça n’existe pas ! Ce ne sont que des histoires pour enfant…

- Elles sont très rares mais elles existent bel et bien. Il y a eu une Lune de Sang il y a deux jours. Sans protection, ça les force à prendre leur apparence … cette apparence, ni homme, ni bête. Et d’après sa taille, c’était une petite fille qui n’avait pas plus de dix ans, l’âge des premières transformations.

- Mais … qu’est-ce qu’elle faisait là ?

- La ville est trop loin pour qu’elle ait pu réussir à venir ici toute seule.

- Ce qui veut dire ?

- Qu’on l’a emmené ici et on l’y a volontairement abandonné. Qui que ce soit, il ou elle comptait sur la tempête de neige pour effacer les traces.

- C’est … cruel.

- La vie elle-même est cruelle, Théa car les dieux le sont. Sinon pourquoi auraient-ils fait subir à cette gamine un tel sort alors qu’elle n’est coupable de rien. Elle n’aurait pas dû payer les fautes d’un ancêtre. Lui seul avait péché, pas elle. Ils se délectent de nos souffrances jusqu’à ce que l’ennui apparaisse et que, dans leur « bonté infinie », ils nous délivrent enfin des maux qu’eux-mêmes nous ont imposé, tel un passe-temps destiné à les divertir.

- Vous ne devriez pas dire de telles choses.

- Sinon quoi ? Je risquerai d’attiser la colère des dieux ? Crois-moi, Princesse, ils m’en ont déjà tellement fait subir que je ne crains plus rien de leur part.

Je l’accusais d’une expression noire et désapprobatrice. Pensait-il être le seul à avoir souffert ? Moi aussi, j’avais dû endurer ma part de malheur. Ce n’était pas pour autant que je m’autorisais un quelconque blasphème à l’encontre des divinités et de leurs desseins envers nous, simples mortels.

- Qu’est-ce que vous faîtes ? l’interrogeais-je en le voyant se pencher sur le cadavre.

- On ne peut pas la laisser là sans rien faire.

- Mais vous avez dit qu’il ne nous restait que trois heures avant que ne tombe la nuit. On ne peut pas se permettre de perdre du temps pour …

- Pour quoi ? Lui offrir une sépulture décente ? Cette pauvre gamine a certainement dû faire face à pas mal de mépris durant sa courte vie, elle n’a pas à le subir aussi dans la mort. Malgré son aspect repoussant, elle reste un être humain tout comme toi et à ce titre, elle a donc le droit de retrouver un tant soit peu de dignité et qu’on lui accorde un minimum d’égard. Mais si tu n’es pas de mon avis, libre à toi de partir devant, je saurai très bien retrouver ta trace, me sermonna-t-il.

- Pardon, je ne voulais pas me montrer irrespectueuse. Q-qu’est-ce que je peux faire pour aider ?

- Disperse ça autour d’elle, dit-il en me donnant un petit fagot d’herbes et de fleurs séchées sorti tout droit de sa besace. Ces plantes sont utilisées pour …

- Les funérailles, oui, je sais. Ce ne sont pas les premières que je doive préparer.

- Bien, alors je n’ai pas à t’expliquer comment les disposer. Ce n’est pas le grand luxe mais ça purifiera au moins son âme, c’est mieux que rien.

Consciencieusement, je m’exécutais, ne pouvant m’empêcher d’observer du coin de l’œil le mage. Celui-ci ferma les paupières de l’infortunée avec une humilité qui me surprit grandement compte tenu de l’impertinence dans laquelle il semblait pourtant se complaire. Son pouce traça ensuite un symbole sur le front de la chimère et je l’entendis murmurer une prière avant qu’il ne me rejoigne, quelques pas en arrière.

Les brindilles s’embrasèrent d’elles-mêmes et, rapidement, les flammes s’intensifièrent en libérant une fumée chargée des émanations de plantes et de chair brûlée. Une odeur que, par malheur, je ne connaissais que trop bien mais qui, cette fois-ci, me soulevait le cœur. Bon sang, mais que m’arrivait-il ? Jamais je n’avais été aussi incommodée que depuis ces derniers jours. Était-ce l’air de la montagne ou, peut-être, l’altitude qui me mettaient dans un état pareil ?

Après avoir réprimé un énième vomissement, je baissais les yeux afin de me recueillir. Plusieurs secondes s’écoulèrent jusqu’à ce que j’entende mon compagnon de route ramasser ses affaires en me demandant de le suivre sans plus de cérémonie.

Je regardais une dernière fois le bûcher qui continuait de se consumer puis emboitais le pas de l’homme qui m’avait déjà distancé de quelques mètres. Je forçais alors l’allure afin de le rattraper et alors surprendre son expression bien plus sombre qu’à l’accoutumé. Ce n’était peut-être pas le moment idéal pour le questionner. Pourtant, j’étais toujours en quête de réponses.

- Vous semblez en savoir beaucoup sur les chimères.

- Disons que ce n’est pas la première fois que j’en croise.

- Est-ce que vous connaissiez cette petite fille ?

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Je ne sais pas, la manière dont vous avez tenu à lui rendre hommage.

- Je ne savais pas que c’était un crime.

- Bien sûr que non ! m’impatientais-je. C’est juste que j’ai trouvé votre réaction étrange. Pour quelle raison faire preuve d’autant de dévouement pour quelqu’un d’inconnu ?

- C’est vrai que vous, Argenterriens, n’avaient que peu d’estime pour tout ce qui touche vos morts et à leur mémoire. Je ne vais pas m’excuser d’avoir pu faciliter le repos d’une pauvre âme. Pour moi, la vie est aussi importante que la mort.

- Contrairement à ce que vous semblez penser de moi, je partage votre avis. D’ailleurs, un de mes professeurs ne cessait de me répéter : les morts, ce sont eux qui déterminent notre vie. Sans eux, nous ne pourrions apprendre …

- De nos erreurs passées pour nous aider à forger un meilleur avenir. Je ne sais pas si tu essayais de me mettre à l’épreuve mais, tu vois, moi aussi je me souviens des enseignements de Magister Eule.

- Alors c’est vrai ? Vous avez bien été un de ses élèves. Mais … comment ?

- … Eh bien, visiblement, tu refuses de voir ce qui est pourtant évident, soupira-t-il.

- Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce qui est évident ?

- Peut-être ai-je eu la prétention de penser que j’avais un tant soit peu compté pour toi. En même temps, qu’aurais-je pu espérer de quelqu’un capable de me dénoncer à sa place afin de ne pas assumer la conséquence de ses actes ?

Que venait-il de dire ? Soudain, les images défilèrent, entremêlant souvenirs passés et présents. Et tout devint clair. La lettre M, le bleu de ses iris, la rancœur qu’il me vouait, Magister Eule. Je n’osais y croire. Pourquoi ne l’avais-je pas deviné plus tôt ? Peut-être parce que la raison m’empêchait, ne serait-ce qu’imaginer que cela puisse être possible, même dans mes rêves les plus fous. Et après tout ce temps…

Ne souhaitant faire davantage durer la torture, je lui attrapais violemment le bras et lui relevais sa manche. Avec un mélange d’euphorie et d’épouvante, je reconnus une cicatrice à la base de son poignet.

- M-moineau ? bafouillais-je en relevant les yeux vers lui avant de m’évanouir.

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Jinane
Posté le 08/06/2020
Hello !

Eh ben…. Théa aurait-elle entraîné la mort de son seul ami ? Et de quelqu'un d'autre quand elle était enfant ? C'était à cause de sa transformation en panthère, ou bien, de trucs magiques enseignés par Eule ? Ca m'intrigue, en tout cas !

Et puis, cette petite chimère qui agrandit les espèces de ton univers… parfait ! Les infos arrivent naturellement, elles sont bien amenées et on veut en savoir plus sur Moineau !

Bref, j'ai bien aimé ce chapitre et les premières révélations sur le passé tourmenté de Théa :)

A plus tard !
annececile
Posté le 01/05/2020
Un chapitre passionnant... et qui me culpabilise parce que je n'arrive pas a me souvenir : qui est Moineau? J'ai recherche dans les chapitres precedents (rapidement) sans le trouver. Et du coup, je manque l'effet surprise de la fin du chapitre! Je sais bien que ca arrive parce que je lis les chapitres au fur et a mesure, et non d'une traite. Mais c'est dommage. Peux tu me dire ou tu en parles?
Ouroboros
Posté le 01/05/2020
Ahahah il faut me dépêcher de publier la suite alors ! C'est normal que tu ne t'en souviennes pas puisque c'est la première fois que je fais mention de Moineau ! Mais tu peux tout de même trouver quelques pistes sur son identité et du rôle qu'il a joué dans le passé de la princesse Théa dans ce chapitre ;)
En tout cas tes commentaires me font toujours autant plaisir !
annececile
Posté le 01/05/2020
Oh, je devine l'avenir alors! C'est peut-etre une sorte de .... prophetie ? ;-) Et pour ce qui est de publier la suite sans tarder, je ne peux que soutenir cette idee!
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