Chapitre 6 - Entre les deux massages

J’eus tout à coup l’impression de n’être qu’à la mi-temps de la finale d’un grand tournoi. Mélanie venait de me ramener à la réalité. Body-body… et en plus nous aurions à jouer les prolongations ! Je m’assis sur le canapé pendant qu’elle changeait la serviette de la table de massage. Celle qui venait de servir disparut derrière l’une des portes du meuble pseudo-oriental, tandis qu’un de ses nombreux tiroirs accueillit les deux billets, salaires justifiés des trois quarts d’heure écoulés. Mélanie était une vraie petite auto-entrepreneuse !

 

Pascal ressortit rapidement de la salle de bains, déjà habillé. Je me relevai pour lui dire aurevoir. Il enfila sa parka en nous remerciant pour le fabuleux moment qu’il venait de passer, et demanda si désormais il pourrait choisir entre Alessia et moi, et si nous comptions proposer des massages à quatre mains. Mélanie lui répondit que rien n’était encore décidé et qu’elle le tiendrait au courant dès qu’il la rappellerait pour fixer un nouveau rendez-vous. Quelque chose me dit que ça ne tarderait pas. Elle lui fit une bise sonore tandis qu’il plaçait une main sur une de ses hanches. Quand il s’approcha de moi, il me sembla évident que le degré d’intimité que nous venions de partager rendait la poignée de main tout à fait ridicule. Je lui fis donc moi aussi une bise et lui dis « à bientôt ». Une fois la porte refermée, je retournai sur le canapé, ôtai mes escarpins et ramenai mes jambes sous mes fesses. Mélanie se plaça à côté de moi.

 

-Tu te sens comment ?

-C’est étrange. J’ai l’impression d’avoir assuré, et même mieux que je ne l’espérais. Et en même temps, j’ai une sorte de contrecoup que j’ai du mal à saisir.

-Cas de conscience ?

-Sûrement, oui.

-Tu avais l’air très à l’aise. A la fois dans les gestes et dans ton attitude.

-Oui, ça m’a surprise moi-même. Je me suis laissé porter par une espèce d’enthousiasme que je n’avais pas du tout anticipé.

-Ce qui te dérange, c’est pas que tu l’aies fait… mais que ça t’ait plu.

-Que sur le moment ça m’ait plu à ce point, oui.

-Moi aussi les premières fois ça m’a fait ça. J’y mettais énormément de ma personne pour bien faire les choses. Quand tu es seule à seule avec eux, certains parlent, abordent des sujets très personnels. Tu es dans une sorte d’écoute empathique. Tu te connectes avec eux. Leur faire plaisir te fait plaisir, même si ce sont deux plaisirs différents. Mais il faut aussi se protéger un peu, et ne pas ressentir démesurément les choses. Savoir être dans le juste milieu entre deux attitudes : la « pro », et la chaleureuse.

-Oui je comprends bien. Mais c’est mon ressenti qui m’a étonnée. Pas tel ou tel geste. Je ne me suis pas reconnue, à certains moments.

-Tu t’es simplement prise au jeu. Je peux te poser une question plus perso ?

-Envoie.

-Est-ce que ça t’a excitée ?

-Pas au sens sexuel, non. Mais ça a fait raisonner en moi des aspects de ma personnalité que j’ignorais. Et toi, ça t’arrive de réagir ? Je veux dire, enfin, que ça te fasse de l’effet ?

-Très rarement. Là, les contacts n’étaient pas réciproques. Un body-body, tu vas voir, c’est déjà beaucoup plus chaud, pour celle qui l’exécute. Mais de là à « réagir » comme tu dis, c’est quand même autre chose. Ça m’est arrivé une ou deux fois, avec un client qui me plaisait vraiment.

-Sans rien changer au contenu de la prestation ?

-Bien sûr que non. Il ne s’en est même pas aperçu.

-A ce sujet… à part qu’on va être à poil, qu’est-ce qu’il va y avoir de différent ?

-Il faudra, à certains moments, faire une grosse séance de gymnastique et d’abdominaux.

-Mais encore ?

-Le truc c’est qu’à deux reprises, une quand il est sur le ventre puis une quand il est sur le dos, je masse le client avec mes seins. Donc je m’allonge sur lui, en appui sur mes mains, et je fais des espèces de pompes au-dessus de lui, pour que mes seins glissent de son ventre à sa tête. Il faut gérer à la fois la distance entre lui et moi, le mouvement le long de son corps, rester sensuelle, et en même temps ne pas me casser la gueule.

-Mais attends… ne me dis pas que tu fais ça en équilibre sur la table de massage ?

-T’as tout compris.

-Pourquoi tu ne le fais pas au sol, sur un matelas, futon, ou que sais-je ?

-Barrière psychologique.

 

L’explication me parut évidente au moment où elle se transforma en image dans ma tête. Se retrouver nue sur un matelas avec un homme en érection évoquait bien trop le rapport sexuel.

 

-Pigé.

-Et puis ça n’est qu’une partie du massage. Ça n’a rien d’un massage d’ailleurs, c’est juste une prestation érotique en avance sur la finition. Mais soit je fais toute la séance sur table, soit je fais toute la séance sur un matelas. Et les quatre-vingts pourcents restants de la séance nécessitent une table.

 

Mélanie savait rationaliser. Ce qui ne signifiait pas que ses arguments étaient récusables.

 

-En revanche, tu crois vraiment que ça a un intérêt que je le fasse moi-aussi, vu ma poitrine minuscule ?

-C’est pas la taille de tes nichons qui plonge le client dans un état second. C’est la situation. Maintenant, si tu étais Jane Birkin, bon, effectivement … mais tu n’en es pas là. Tu as ce qu’il faut pour jouer ce jeu.

 

-Bon sinon, dis-moi, dans un body, le client a le droit de se lâcher à quel point, vis-à-vis de toi ?

-Les limites du raisonnable.

-T’es sûre qu’elles sont au même endroit pour lui et pour toi, ces limites ?

-C’est bien pour ça que je ne propose ces massages très spéciaux qu’à des clients en qui j’ai une absolue confiance.

-Donc Nicolas est un gentil garçon.

-Voilà. Différent de Pascal tu vas voir. Je suis même pas sûre qu’il ait quarante ans, je ne sais plus exactement. Il est grand, blond, les yeux bleus.

-Ah mais c’est moi, que tu décris, là.

-Oui, vous avez les mêmes seins, en effet.

-Salope.

 

Mélanie mima un bisou. Je savais aussi rire de moi. Elle poursuivit.

 

-Il est plus timide. Un chouïa coincé, comme ça, au départ. Tu sens le mec un peu stressé dans son quotidien. Mais super gentil.

-Tu l’as vu souvent ?

-En moyenne il vient une fois par mois. Je fais ça depuis dix-huit mois.

-D’accord.

-Il fait partie de ces clients qui, parfois, vont rester silencieux quasiment toute la séance, et celle d’après te parler de leur travail, de leur femme…

-Ah bon, il y en a des mariés ?

 

Mélanie me regarda avec un mélange d’étonnement et d’amusement moqueur. Elle avait essayé de masquer le second sentiment au profit du premier. Je ne lui en voulus donc pas, et ce d’autant moins qu’à peine ma question prononcée, je me rendis compte de son incroyable naïveté.

 

-Ils le sont quasiment tous, ma poulette.

-Je vois.

-Je ne les juge pas. D’ailleurs vu ma position, ce serait gonflé.

 

Il n’y avait rien à répondre à ça.

Mélanie regarda l’heure sur la grande horloge à aiguilles décorative qu’elle avait fixée au mur juste à côté de l’entrée de la salle de bains, afin de pouvoir suivre le décompte en direct pendant un massage. Il était 15h45. Elle attrapa un smartphone que je ne reconnus pas.

 

-C’est ta voiture de fonction ?

-On ne saurait mieux dire, répondit-elle en cherchant dans les notifications. Oh merde, douze messages.

-Depuis quand ?

-Que t’es arrivée et que j’ai mis ma voiture de fonction en mode silencieux.

-Ah oui, donc c’est peu dire que tu es très demandée.

-Dans l’annonce, je dis pourtant que je préfère un sms à un message, dans le cas où je ne réponds pas. C’est plus simple à gérer. Tiens attends tu vas voir, écoute ça.

 

Elle mit le haut-parleur et lança le répondeur.

Le premier message était blanc. Le type avait raccroché sans parler.

Le second également.

Au troisième, une voix hésitante grésilla : « c’est pour l’annonce, rappelez-moi ».

 

-Même pas en rêve, commenta Mélanie.

 

Le quatrième message était un gag : « Salut ma belle, si tu fais la sodomie, contacte-moi par sms ». Elle stoppa le répondeur.

 

-Tu comprends ce que j’appelle « filtrer » ?

-Affirmatif.

 

Au cinquième message nous entendîmes simplement : « sale grosse pute ». Mélanie ne cilla même pas. Elle finit d’écouter le répondeur sans remettre le haut-parleur. Au rythme où je la voyais appuyer sur la touche « 2 » de son clavier pour effacer les messages, je compris qu’elle était effectivement fort sélective. À la suite de ce que je venais d’entendre, je ne pouvais qu’approuver.

Tout à coup le smartphone s’illumina et sonna. Mélanie décrocha et reconnecta le haut-parleur.

 

-Allo oui ? répondit-elle d’une voix neutre.

 

Un homme courtois prit la parole.

 

-Oui bonjour j’appelle à propos de votre annonce concernant des massages. Je voulais savoir ce que vous proposiez exactement, et vos tarifs, s’il vous plait.

-Bien sûr, oui.

 

Mélanie récita le menu de la cantine sur un ton agréable mais sans en rajouter.

 

-Je propose des massages sensuels de tout le corps. Ce sont de vrais massages, je suis vraiment masseuse. Ils se terminent par une finition exclusivement manuelle, sans autre prestation sexuelle. Les tarifs vont de cinquante à cent-vingt euros selon la prestation choisie. Je reçois dans mon petit salon, vous pouvez prendre une douche en arrivant puis à la fin du massage.

 

L’homme à l’autre bout des ondes écouta sans l’interrompre. Puis ce fut à lui.

 

-D’accord, merci. De quoi dépendent les tarifs ?

-De la durée du massage, entre une demi-heure et une heure. Et du nombre de vêtements que vous souhaitez que je garde sur moi.

-D’accord. Combien de temps à l’avance faut-il prendre rendez-vous ?

-Ça dépend de mes disponibilités. Le plus tôt est le mieux, pour que je m’organise.

-Très bien. Est-ce vous sur les photos ?

-Oui, c’est bien moi.

-Vous semblez très jolie. Puis-je me permettre de vous demander votre âge ?

-Ça se fait, ça, de demander son âge à une femme ?

-Excusez-moi.

-Je vous taquine, mais c’est marqué dans l’annonce, que j’ai la vingtaine. J’ai vingt-et-un ans.

-Ah désolé, je l’ai pourtant lue. C’est possible demain en fin d’après-midi ?

-Non, je n’ai rien avant vendredi matin. Je suis étudiante, donc j’ai peu d’horaires possibles.

-Vendredi dès neuf heures, ça irait ?

-Oui.

-Alors ça me va.

-Très bien, quel est votre prénom ?

-Hervé.

-Enchantée Hervé. Vous souhaitez un massage de quelle durée ?

-Une demi-heure. Ce sera combien ?

-Cinquante euros si je reste habillée, soixante si vous voulez que je masse en sous-vêtements et quatre-vingts seins nus. Mais ça, vous pouvez me le préciser une fois sur place.

-Très bien. Vous me donnez l’adresse ?

-Vous m’envoyez un sms jeudi dans la journée pour confirmer le rendez-vous, et je vous donne l’adresse en réponse.

-D’accord, on fait comme ça.

-Parfait.

-Alors à vendredi, Alessia.

-Bonne journée, Hervé.

 

Une vraie auto-entrepreneuse.

Je la regardai amusée.

 

-Quoi ??

-Alors comme ça t’as des photos sur ton annonce ?

 

Je venais de me rendre compte que je n’avais même pas vu le site en question, les explications « background » que Mélanie m’avait fournies ayant suffi.

 

-Hé oui.

-Genre sexe ?

-Genre suffisamment pour donner envie, mais pas trop pour ne pas suggérer des pratiques que je ne propose pas. Il faut juste que le client potentiel me trouve à son goût. C’est donc très soft. Glamour, quoi.

-Tu les as prises toi-même ?

-Au début oui mais c’était nul. J’ai demandé à une copine qui est étudiante aux beaux-arts et qui adore la photo de me faire quelques clichés, prétextant que ça me tentait d’avoir des photos un peu sensuelles.

-T’as pas peur qu’on te reconnaisse ?

-On ne voit pas mon visage sur les photos.

 

La question que je venais de poser serpenta dans mon esprit, cherchant une idée concomitante qu’elle effleurait sans réussir à la verbaliser, comme un ver de terre essayant de trouver une issue dans un potager. Tout à coup l’ampoule s’alluma et mon ver trouva la sortie vers la lumière du jour.

 

-Mais au fait, t’as pas peur de tomber vraiment sur quelqu’un que tu connais ?

 

Mon intonation sur le mot « vraiment » avait fait sourire Mélanie. Je devais avoir le regard d’une gamine de dix ans qui espère que l’épicier auquel elle a maladroitement tenté de voler un paquet de chewing-gum ne le dira pas à sa mère dès que celle-ci viendra lui acheter ses deux prochains kilos de tomates.

 

-Si ça arrive, il sera bien temps de paniquer… En attendant je me suis installée dans un quartier où je n’ai pas d’attache, et pour le reste je touche du bois.

 

Sa réponse ne me rassura pas. Je cherchai dans ma tête des gens de mon entourage s’appelant Nicolas. A priori je n’en trouvai pas. Oui, mais si Nicolas ne s’appelait pas Nicolas, et avait donné un faux prénom ? Comment Mélanie pouvait-elle rester calme comme ça ? J’essayai de penser à autre chose.

 

-Je peux la voir cette annonce, au fait ?

 

Mélanie pianota sur l’écran qu’elle avait toujours en main, et me le passa. La première chose qui me sauta aux yeux, et c’était fait pour, fut une magnifique photo de ma voisine de canapé, de qualité quasiment professionnelle. Elle y était assise sur un tabouret, devant un décor gris uniforme, dans une tenue très proche de celle qu’elle portait aujourd’hui, posant de trois quarts, ce qui plaçait au premier plan le renflement charnel des contreforts latéraux de sa poitrine. La tête était tournée dans la direction opposée au photographe si bien qu’on ne voyait pas son visage. Amusée, je fis glisser mon doigt pour voir la photo suivante. Mélanie, pardon, Alessia y était maintenant allongée sur sa table de massage, dans une pose assez peu naturelle mais très suggestive, cambrée, une jambe nue repliée, son genou pointant vers le haut, l’autre jambe reposant à même la table noire, les bras croisés autour des seins, regardant le mur d’en face. On ne voyait donc que son crâne, et sa belle chevelure chocolat qui s’étalait en corolle dont quelques mèches tombaient négligemment vers le vide, comme des stalactites nébuleuses s’entortillant en reflets presqu’auburn.

 

-T’es juste en culotte, là ?

-Oui mais on ne voit rien, ça reste vraiment soft.

-En effet. Et puis la photo est vraiment jolie. Il n’y en a que deux ?

-Oui ça suffit, d’autant que sur celle-là on voit la table de massage, ce que je voulais. Après j’ai un jeu de sept ou huit clichés que je change régulièrement pour varier un peu.

 

Je lus l’annonce, qui était courte et tout à fait dans le ton de ce que Mélanie venait d’expliquer oralement à Hervé. Il y était déjà clair que, si un homme cherchait un rapport sexuel, ce n’est pas là qu’il le trouverait.

 

-T’es très claire, et pourtant des hommes te demandent quand même au téléphone si tu couches ?

-Le problème c’est que les filles qui couchent, comme tu dis, ne l’écrivent pas dans leur annonce. Donc elles feintent en écrivant qu’elles proposent des massages. Ensuite au téléphone elles énoncent au gars le prix de la fellation et le prix du rapport. Donc les mecs qui cherchent à sauter une fille ont appris à décoder l’astuce et quand ils lisent « massage », ils se disent que c’est bon, tu vas au bout de l’affaire.

-C’est chiant pour toi, ça.

-Hé oui, certains deviennent agressifs quand tu leur confirmes que tu ne fais pas ce qu’ils cherchent. C’est stupide, car ils n’ont qu’à se baisser pour ramasser des pages entières d’annonces de filles qui leur conviendraient.

-C’est un vrai site que tu as ?

-Non, c’est une page chez un hébergeur de petites annonces spécialisées. Je réfléchis à monter un site, ça me coûterait moins cher, mais j’aurais moins de visibilité. Comme j’essaye maintenant de fonctionner avec une forte majorité d’habitués, ça pourrait suffire. On avisera selon que tu voudras te lancer avec moi ou pas.

-Je vois.

-Bon je remets sur silencieux, Nico ne devrait plus tarder.

 

Il était en effet 16h. La température du salon privé de mademoiselle Alessia était redescendue. Mélanie avait ouvert la fenêtre quelques instants et une fraicheur revigorante s’était même installée. Elle tourna le bouton du thermostat de son radiateur électrique, mais sans le monter aussi haut qu’avec Pascal. J’attrapai une bouteille de Perrier que j’avais vue à côté du canapé, entre celui-ci et la fenêtre.

 

-Je peux ?

-Bien sûr. Il faudrait que j’installe quelque part un mini réfrigérateur. En été ce serait agréable.

 

Je bus suffisamment pour me rendre compte que j’avais envie d’aller aux toilettes. Ce fut assise sur les wc suspendus de la salle de bains que j’entendis le carillon retentir. Le temps que je me lave les mains, était entré un grand blond à lunettes et au crâne qui commençait à se dégarnir.

J’entrai dans la deuxième danse.

 

Roumour spreading’ a a-‘round in the Texas town

‘Bout that schack outside La Grange

And you know what I’m talkin’ about.

Just let me know if you wanna go

To that home out on the range

They gotta lotta nice girls ah.

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Iphégore
Posté le 22/09/2024
Un entrefilet qui précise le contexte de travail et quelques précautions d'usage, après avoir balayé rapidement les blocages psychologiques.

Deux phrases qui m'ont arrêté :

Mélanie savait rationaliser. Ce qui ne signifiait pas que ses arguments étaient récusables. -> Je la trouve particulièrement difficile à lire dans le contexte d'une narration autrement simple et directe

si un homme cherchait un rapport sexuel, ce n’est pas là qu’il le trouverait. -> ne serait
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