Il restait encore foule de personnes devant la tête du train. Près de la locomotive, qui était en train d’être nettoyée, huilée, vérifiée et renettoyée, se tenaient cinq personnes richement habillées portant des hauts-de-forme dont la couleur et la hauteur rappelaient la cheminée de l’imposant cheval de fer. Alors que la locomotive sifflait pour prévenir de son départ imminent, ces cinq citadins passaient en revue tous ceux qui souhaitaient poinçonner leur ticket pour Everlaw. Beaucoup se bousculaient, pressés qu’ils étaient de rejoindre ce paradis de technologie à l’extrême ouest du pays, dans l’espoir d’y voir prospérer leur descendance sous un nom prestigieux. Quatre-vingt-dix pourcents des personnes qui se présentaient étaient systématiquement refusées, et des dix pourcents restants ne restaient que trois pourcents qui parvenaient à réussir les tests imposés. Ce qui donnait tout de même plus d’une trentaine de personnes, un nombre colossal au vu des restrictions imposées par le Sénat.
Un des hommes au haut-de-forme, à l’élégante moustache de cuivre, et à la tenue plus soignée encore, se tenait devant les quatre autres. Il tenait avec deux de ses six mains un gros livre ouvert, dans lequel il notait toutes les informations utiles. Lorace Swaren, de son nom, s’occupait des archives d’immigrations de l’Ouest. Aucune information ne lui échappait : la description physique du moindre candidat, son âge, son nom, la couleur de ses yeux, les grains de beauté qu’il possédait sur le visage, l’épaisseur de sa barbe s’il en possédait une et, bien entendu, ses dents en or. Cela allait de soi que de noter tout ce qui pouvait définir un candidat, qu’il fût accepté ou non. Fort heureusement, les nombreux bras mécaniques du robot l’aidaient fidèlement dans la tâche de rédaction qui lui incombait.
Après un énième recalé qui tenta de le molester avant d’être maîtrisé à coup de balle dans le genou, un jeune homme élégant se présenta sous les yeux du noble sinistré. Il n’eut pas besoin de consulter le registre afin de le reconnaître : des initiales présentes sur ses vêtements à la mèche de cheveux qui cachait son œil, tout indiquait l’identité de l’individu.
« Ne serait-ce pas le fils Lewis ! s’exclama M. Swaren, non sans une profonde amertume. Nous nous demandions quand vous reviendrez parmi nous ! Vous avez… tant… manqué à votre père…
— Bon, je peux monter ? dit-il simplement, le coupant dans ses faux éloges.
— Mais bien entendu, Joshua ! Prenez place ! Il doit sans doute rester un espace pour vous dans les cales… »
L’homme se dirigea en direction du premier wagon, avant que le fonctionnaire mécanique ne finît sa phrase, ou lui demandât ticket et relique. Posant le pied sur les marches menant à la suite de luxe, il fut stoppé par un des hauts-de-forme. De chair, l’air hagard, le vieil homme armé de toute une panoplie de revolvers lui intimait visiblement de se rendre dans un autre wagon. Ordre que le jeune noble crut bon d’ignorer, forçant le passage sans rencontrer plus large résistance.
À sa vue, Neila se maîtrisa comme elle le put.
« À quoi pouvait-il bien lui servir mon cube s’il lui suffisait d’entrer comme bon lui semble ? fulminait-elle à voix basse.
— Cela valait le coup de me le voler si c’était pour le perdre inutilement, rugit Waylon sur le même timbre de voix.
— Rappelle-moi, ce n’est pas toi qui tremblais de peur en le voyant ? se moqua Neila en tentant d’imiter son sourire.
— Taisez-vous », les réprimanda le robot avant que Waylon ne réussisse à tacler sa nouvelle compagne. Il portait sur son dos l’ensemble des affaires de ses deux compagnons de fortune, eux-mêmes vêtus du mieux possible. Leur précédente altercation avait fini de déchirer le pantalon du voleur, et de salir la nouvelle mise de l’aventurière. L’argent du fossoyeur avait fini par leur servir, cependant… leur empressement les empêcha de trouver mieux que de pauvres tenues de voyage. Une chemise à carreaux bleue pour Neila et un bas de chantier pour Waylon. Will retira les étiquettes qui dépassaient encore. « Vous n’êtes déjà pas très crédibles au premier regard, alors si vous vous chamaillez en plus…
— Pourquoi est-ce qu’on l’emmène alors ? s’énerva Neila à l’attention de Waylon.
— Parce que tu es encore moins crédible », dirent en même temps les deux autres, ce qui fit bouder la jeune fille. Cette dernière commençait d’ailleurs à stresser : l’aiguille indiquait presque midi, le train était sur le départ, et il restait encore du monde…
« Que se passe-t-il s’il reste des gens au départ du train ?
— À ton avis ? Il nous suffit d’espérer qu’on arrive avant…
— On ne peut pas doubler ?
— Si tu veux te faire flinguer les jambes, libre à toi d’essayer !
— Mais taisez-vous, râla l’androïde en soupirant. Je pourrais tout aussi bien tenter de monter tout seul, vous savez. »
Neila eut comme réflexe de replacer sa lunette, avant de se souvenir qu’elle n’en avait plus. Un toc qu’elle avait développé au fil des années, lorsqu’elle ne savait que faire de ses mains. Elle les aurait bien chargées de défigurer le voleur au bandana, mais Will avait insisté pour l’emmener : Neila seule n’aurait pas suffi à convaincre, selon lui. Elle s’y était opposée, arguant avec raison que le cowboy n’avait ni relique, ni plus de tickets, mais il avait répondu d’un franc « T’inquiète ! », sans donner plus d’informations. Sa chance de grimper dans un wagon et retrouver sa sœur se retrouvait entre les mains d’un seul mot, creux et prononcé des lèvres d’un malandrin à la risette. Superbe.
« Oh, je crois qu’il est là, grinça la petite vieille devant eux.
— Non, ça, c’est ton certificat médical, couina son vieux mari. Je suis sûr qu’il est ici, ton ticket.
— Mais, non, je l’avais placé dans ta poche, George ! Tu ne l’as pas fait tomber ?
— Enfin, Giselle ! Tu sais bien que mes yeux ne me trompent jamais ! », affirma-t-il, derrière ses énoooormes lunettes, grossissant ses yeux à l’image d’un gros poisson. Les petits vieux courbés devant Neila et ses compagnons étaient les derniers qu’il restait avant de passer la sélection, et firent bouillonner aussi bien le petit groupe que le sinistré à six bras.
« Waylon, grogna Will tout bas, ce que tu as entre les doigts…
— T’occupe. » Il rangeait quelque chose dans sa poche, que Neila ne put voir de ses yeux de taupe. Mais cela sembla s’y méprendre à un bout d’aluminium… Elle se mordit la lèvre, tiraillée entre la pitié pour ce petit couple tout juste volé et l’admiration pour son ancien ennemi, qui venait de lui ouvrir une fenêtre plus grande jusqu’à Shelly.
Le sinistré en eut assez et son collègue aux revolvers les écarta les seniors du chemin. « Suivants ! », annonça le robot.
Waylon lâcha ce qui s’approchait le plus d’un couinement de chiot, comme s’il se jetait dans la gueule d’un loup. Il était à savoir qu’il avait paniqué, en voyant de loin à quoi ressemblait l’examinateur. Neila avait soupçonné une peur irrationnelle pour les araignées, tandis que Will soutenait une crainte que son idée ne passât pas. Neila et Will le poussèrent en avant, afin qu’il assumât son propre plan.
« Vos noms ? Dans l’ordre, je vous prie.
— Sam Derfort, ingénieur en apprentissage, mentit Waylon sans respirer. J’apporte un sinistré à réparer.
— Oh, vraiment ? Et vous, jeune femme ? demanda M. Swaren, pendant que ses six bras hypnotiques torturaient le papier.
— Euh… Lucy Smile, euh… fille d’ingénieur, je… je viens pour les mêmes raisons !
— Fort bien. Et vous, cher compère ? »
Le robot resta silencieux, pendant que tous le regardaient.
« Votre nom », le somma avec impatience le notaire, alors que Neila donnait des coups de coude à son compagnon, arborant un sourire empli de fierté. N’ayant pas d’autres choix, il leva les yeux au ciel, avant de répondre non sans un dégoût mal dissimulé :
« Will… William Kidd. »
Waylon eut un mal fou à ne pas exploser de rire, à la vue d’une Neila gonflant les joues d’un visage boudeur, le sinistré notant ce nom sur papier. Elle aurait préféré « Will », mais ce surnom était moins crédible qu’un nom complet – au-delà du fait que l’intéressé le honnissait parfaitement.
« Bien, le sinistré n’aura pas de sélection, au vu de sa situation. À vous de les passer, madame, monsieur.
— Est-ce réellement utile ? demanda Waylon avec appréhension.
— Et pourquoi ne le serait-ce pas ? demanda avec agacement le fonctionnaire. Si vous êtes réfractaire à cette idée, je vous conseille de partir dès maintenant et de laisser leur chance à tous ces pauvres gens à vos arrières.
— Nous sommes de simples réparateurs, je ne vois pas en quoi… »
Refermant son imposant registre d’un coup sec, l’homme le coupa avec un agacement palpable.
« Qu’un voyageur soit simple palefrenier ou principal administré d’une ville de renom, il se doit de maîtriser les codes de conduite de la ville d’Everlaw. Adresse au tir, ingénierie et éloquence, au moins deux de ces trois domaines sont le minimum des qualités que notre sainte cité exigera de n’importe quel pied qui osera s’y poser ! Un simple “prétexte” ne suffit guère, je le crains. Ai-je été clair ?
— Eh bien, hésita Waylon, certes, mais il s’agit ici d’un cas particulier et…
— Pas de sélection, pas de poinçon. Pas de poinçon, pas de train. Suivants !
— Attendez ! s’exclama Neila, poussant Waylon sur le côté afin de se tenir devant l’étrange archiviste, qui rouvrit alors le registre avec joie.
— Je vois que nous avons des volontaires bien plus hardis que d’autres ! Bien, vous commencerez par le tir.
— Eh bien, hésita Neila, penaude, c’est-à-dire que je ne vois pas très bien, et…
— Cela nous fera donc deux épreuves à valider malgré tout. Un sans-faute, si vous rechignez à sortir votre arme. L’ingénierie vous tend les bras, très chère. »
Le ton du sinistré semblait sans appel. Alors que Waylon s’avançait en direction des bouteilles, Neila passa en direction d’un des cinq hauts-de-forme, une femme d’une trentaine d’années portant un monocle presque trop grand pour son visage. Elle semblait devoir le replacer sans cesse, serrant avec difficulté l’accessoire entre son arcade et sa pommette. Entre les deux femmes se tenait une table sur laquelle était étalée une multitude de pièces mécaniques.
« Je vous prierais de ne pas toucher à quoi que ce soit avant que je vous en donne le signal, tonna la trentenaire. Ces pièces valent probablement plus que votre propre vie…
— Un peu ancien, ce Magnum R.38, non ? demanda Neila en pointant le barillet démonté sur la table. Pas sûr qu’il vaille grand-chose.
— Et également de ne pas m’interrompre ! l’invectiva-t-elle de nouveau en remettant son monocle en place.
— Ou… oui, pardon !
— Ai-je bien votre attention ?
— Oui ! affirma Neila, se tenant alors bien droite.
— Entendu ! Il y a sur cette table une multitude de pièces. La plupart appartiennent à trois objets distincts : un revolver Magnum R.38, hors d’usage (elle sembla insister sur ce point), une vieille cafetière modèle Whysmith, et ce qu’il reste d’une paire de lunettes à grossissement Stewart. À vous de les réparer avec les pièces disponibles, et ce en moins de cinq minutes. Vous pouvez commencer dès maintenant, il vous reste quatre minutes et cinquante-huit secondes. »
Neila se jeta immédiatement sur le revolver, qu’elle réassembla sans hésitation aucune. Malgré sa vue trouble, elle trouva sans mal les bonnes pièces et les emboîta ensemble avec aisance, non sans devoir forcer à quelques endroits que le temps avait abîmés. Une fois cela fait, elle se tourna vers la cafetière, nettement moins familière. Elle examina le bloc principal, qui manquait d’énormément de pièces, notamment au niveau de l’interrupteur. Elle assembla quelques pièces, et dut revenir en arrière à plusieurs reprises, ce qui lui fit perdre du temps. Alors qu’elle s’apprêtait à insérer la dernière pièce, à savoir une espèce d’interrupteur de rechange, il le cassa net, n’étant pas adapté à cette cafetière. « Merde ! », s’exclama-t-elle, regardant avec impuissance les pièces cassées entre ses mains.
L’examinatrice n’eut aucune réaction, fixant son chronomètre avec attention et se laissant bercer par les cliquetis qu’il produisait. Ces derniers contribuèrent à la panique de la jeune fille, qui se reprit autant que faire se put : elle mit de côté la cafetière et se lança sur l’assemblage des lunettes. Elles étaient très amochées et ne permettaient qu’un zoom très léger, mais cela lui suffit. Elle les répara avec une stupéfiante facilité, puis les enfila, vérifia que les engrenages tournaient bien, avant d’attraper le revolver qu’elle démonta partiellement. Elle assembla sur celui-ci une poignée différente, bien plus moderne et de composition électronique. Avec ses yeux de faucon, elle observa la mécanique du nouveau poignet, arracha quelques composants, puis brancha quelques fils de la cafetière au revolver. Elle appuya sur la détente du nouveau revolver, ce qui déclencha la cafetière, qui trembla légèrement et émit un ronronnement sonore. L’examinatrice cliqua vivement sur le chronomètre, qu’elle montra à la jeune fille en remettant son monocle en place.
« Zéro seconde et cinquante-huit centièmes. Félicitations, vous avez réussi. »
Neila ôta ses lunettes et soupira un coup, essuyant la sueur qui lui coulait sur le front, avant de se tourner en direction de Will et Waylon avec un grand sourire. Ce dernier n’en crut pas ses yeux : cette gamine incompétente venait de réussir l’épreuve d’ingénierie. La grande barrière de la sélection.
« Je rêve, dit-il à voix haute, toujours éberlué. Elle a…
— Visiblement, répondit Will. Il semble résider en elle quelques qualités pour la plupart imperceptibles.
— Elle a réparé une cafetière avec un revolver…
— Elle a réparé la batterie de rechange d’un vieux robot abandonné dans un cimetière, je dois dire que cette épreuve était du gâteau pour elle.
— Tu le savais ?! s’exclama le voleur. Elle t’a réparé ? C’est pour ça que tu la suis ?
— Diable non ! Je n’avais pas besoin d’être réparé, je marche parfaitement bien, je te ferais remarquer. Mais j’avais besoin d’elle pour monter à bord.
— Tu as clamé le contraire il y a quelques instants, rétorqua Waylon.
— Si je peux monter en évitant de me faire démonter à la sortie, cela m’arrangerait. Tout le monde me prend pour un sinistré défectueux.
— Peu importe, la connaissant, elle ne passera pas la dernière épreuve. Je te le dis mon vieux, on finira seuls dans ce train…
— Tu connais toutes ces épreuves ?
— Oui. En revanche, cet homme-là, endormi sur sa chaise, je ne le connais pas. »
Se tenant devant ce fameux inconnu, le dernier des trois examinateurs, Neila affichait un sourire empli d’une absolue confiance. L’homme devant elle semblait plongé dans une intense réflexion, assis sur une chaise, les yeux fermés et bras croisés – lui semblait-il, elle qui voyait mal. Il ne bougeait pas d’un pouce, son chapeau posé à ses pieds. La jeune fille attendait devant lui, une légère nervosité commençant à la traverser. Était-il déjà en train de la juger ? De quelle épreuve pouvait-il bien s’agir ? Avait-elle fait des erreurs, sans même prononcer un mot, juste en se tenant devant lui ?
« Victor ! », hurla sa collègue, faisant sursauter celui qui s’était visiblement endormi. Il prit une petite montre à gousset qui se cachait dans sa poche, se frottant les yeux, puis regarda l’heure avec empressement.
« Onze heures cinquante-cinq ! On doit y aller ! Vite ! » Il parlait d’un air frénétique et paniqué, et bougeait de la même manière, alors qu’il se levait de sa chaise. Neila, troublée, fronçait les sourcils devant la silhouette floue qui s’agitait devant elle.
Un Victor… Ça commence mal.
« Victor, le reprit la trentenaire, nous avons encore au moins deux personnes à juger, dépêchez-vous !
— Hein ? Deux personnes ?
— Oui, ils sont ensemble, cette fille et le garçon mal habillé là-bas.
— Oh ! Oui, je vois… Eh bien, ne perdons pas de temps ! Faisons-leur passer l’épreuve ensemble.
— Pardon ? Vous n’y pensez pas !
— Oh que si ! s’exclama l’étrange individu, qui se rassit sur sa chaise. Vous autres, partez d’ici, on ne prendra plus personne ! Ouste ! » Il balançait les mains vers l’avant, comme pour inciter les derniers à partir, qui s’enragèrent. Le fonctionnaire portant les revolvers se mit à les menacer, libérant ainsi la place près de la tête du train. « Parfait ! reprit le dernier examinateur. Toi, gamin, approche ! Ah, et n’oublie pas mes deux collègues, ils risquent de le prendre mal dans le cas contraire…
— Il a déjà passé une épreuve, soupira sa collègue excédée.
— Eh bien qu’il avance ! Vous aimez perdre du temps, à ce que je vois. Rooh. »
Waylon s’exécuta avec empressement, se postant près d’une Neila amusée par la situation et le personnage comique qui leur faisait face. Malgré son nom, il s’agissait d’un garçon plutôt cocasse. Et pour cause : il adressait un sourire mal dissimulé à ses collègues agacés. Mais plus encore, à la jeune fille en face de lui.
« Excusez-moi, intervint Waylon, mais il s’agit bien de l’épreuve d’éloquence ?
— Si tu as bien écouté, oui, soupira l’individu. J’ai l’air de mal parler ?
— Eh bien, c’est que je m’attendais à…
— Oui, je parle mal ! C’était le piège ! Moins un point. J’estime aussi la jugeote. Je suis certes peu éloquent, mais cela ne m’empêchera pas de vous évaluer.
— M. Owlho, intervint M. Swaren, vous feriez mieux de vous hâter. Nous n’avons point de temps à perdre. »
Neila bondit sur ses pieds et fixa l’araignée de ses yeux écarquillés. Owlho ? J’ai bien entendu ?
« Ah ! s’exclama avec plaisir l’intéressé. Vous parlez si bien, Sénateur ! À vos ordres ! Vous deux, vous vous connaissez bien, je présume ?
— Non, nous ne travaillions pas dans la même société, s’expliqua Waylon. Et je ne l’aime pas…
— Moi non plus, ajouta Neila avec amertume, mêlée à un mal-être certain.
— Parfait ! Non, pas parfait, excellent ! Bien ! Des ingénieurs, hein… »
L’individu prit son temps pour réfléchir, ne manquant pas d’agacer ses compères qui se dépêchaient de ranger leur matériel, ainsi que le conducteur du train qui pointait d’un air frénétique l’horloge de l’énorme tour qui faisait face au train. De son côté, Neila se rongeait les ongles. L’heure n’avait plus d’importance : seul tournait dans sa tête le nom de l’individu en face d’elle. Ce n’est pas possible, il ne parlait pas comme ça à l’époque…
« Je sais ! reprit enfin l’individu. Avez-vous déjà vu des pièces de théâtre ?
— Eh bien, ma foi oui, répondit Waylon avec mesure, mais je suis navré de vous dire que je ne vois pas le rapport entre ça et l’ingénierie…
— Oubliez ça ! Vous ne vous aimez pas, et c’est ce qui compte ! » Il se leva soudain, se plaçant derrière sa chaise, les deux doigts tendus vers ses interlocuteurs. « Le plus grand des talents d’éloquence réside dans la réconciliation ! Faire la paix avec ses ennemis ! Amadouer le plus sceptique des marchands ! Se faire bien voire de ceux qui n’ont que mépris pour vos sales trognes ! Et quelles sales trognes vous avez, je comprends votre haine respective. Mettez-vous en situation ! » Ne les laissant poser aucune question, il les plaça face à face, main dans la main, s’éloigna d’un petit mètre, admirant le résultat, avant de reprendre son élocution frénétique. « Madame, vous ferez la belle jouvencelle boudant celui en qui elle avait confiance ! Vous, monsieur, vous ferez le jeune épris souhaitant par-dessus tout se faire pardonner pour sa cavalière attitude ! Voilà… Restez ainsi ! Plongez chacun votre regard dans celui de l’autre, et laissez faire votre cœur ! Le cœur est ce qui parle, et non votre bouche. Silence à vous tous ! Action ! »
Il claqua ses mains, puis se tut, accompagné du reste du monde qui les entourait. Waylon et Neila se fixaient, sans comprendre ce qu’il se passait. À quelques centimètres l’un de l’autre, leurs yeux mélangeaient leur commune incompréhension, alors que leurs lèvres avaient l’air de vouloir communiquer quelque chose. La tension, palpable, les poussait à rester ainsi, mains serrées, lèvres pendues, le souffle coupé, alors que l’aiguille de l’horloge avançait. Leurs joues rougissaient de stress et du manque d’oxygène qui les traversait, la panique les faisait transpirer et trembler de passion, une passion aussi ardente que le soleil qui les accablait du ciel. Les lèvres de Waylon s’ouvrirent afin de prononcer les mots tant attendus, mais l’homme claqua de nouveau les mains, ce qui les fit sursauter et se séparer du même coup.
« PARFAIT ! hurla-t-il, pleurant presque de joie. Tant de passion, de tension ! Cet amour inavoué si tangible… Vous êtes plus éloquent avec votre cœur qu’avec n’importe quoi d’autre ! Par pitié, taisez-vous jusqu’à la fin des temps et montez dans ce train !
— Mais, bafouilla Neila qui s’éloignait de Waylon avec dégoût, nous n’avons pas encore…
— Chut ! Pas un mot ! Stop ! Allez, partez vite ! Ouste !
— M. Owlho ! siffla M. Swaren, son registre bien ouvert, s’approchant des trois jeunes gens. Vous semblez omettre la principale raison qui fait de vous un examinateur de cette sélection, à ce que je vois. »
Cette fois-ci, Neila en était sûre. Le nom qu’elle avait entendu était bel et bien le bon. Victor Owlho… Lui ? Ici ? Mais…
« Je pense au contraire être exemplaire dans ce rôle ! se vanta l’examinateur en question. Je peux également vous assurer que le train est actuellement en train de partir.
— QUOI ?! s’exclama l’ensemble de la scène, fixant la locomotive qui démarrait lentement, son conducteur leur lançant un doigt d’honneur.
— Vous nous avez fait perdre un temps monstrueux ! continua de le réprimander M. Swaren. Avez-vous perdu la tête ?
— Ne perdez pas plus de temps dans ce cas ! enchaîna son interlocuteur, lui volant une de ses six plumes et cochant une case sur son registre. Acceptés ! »
Sous les rires de l’examinateur, Waylon accourut vers le second wagon et y grimpa avec hâte, aidé par Will qui était déjà monté par précaution, billet en main. Les cinq hauts-de-forme restants firent de même en direction du premier wagon, richement décoré, laissant Lorace Swaren et Victor Owlho se crêper le chignon au beau milieu d’une foule de gens en colère. Parmi cette foule, Neila, qui ne bougeait pas. Le nom du ravisseur de Shelly résonnait dans son esprit, alors qu’elle regardait les deux silhouettes imprécises se mouvoir devant elle. La locomotive accélérait, mais la voix de Will vint enfin frapper ses tympans.
« Neila, cours bon sang ! »
Sortie de ses émois, elle prit conscience de la situation : mettant de côté ses états d’âme, elle courut, aussi vite qu’elle le put, jusqu’à la main tendue de Will. C’est avec difficulté qu’elle s’y hissa, accrochée à une des barres de maintien du wagon, regardant les deux examinateurs s’éloigner. Lorsque le train passa sous la grande arche de la tour de l’horloge, il prit de la vitesse, s’enfonçant en plein désert, accueilli par un ciel bleu et lumineux, semant rapidement les deux fonctionnaires et la sombre ville de Flicky Way.
Le wagon était immense et vide, entièrement métallique, destiné aux transports de marchandises ou de bétails. Les portes coulissantes avaient été retirées, laissant une moitié de chaque mur complètement ouverte.
Devant les yeux de la jeune femme se déroulait un paysage terreux et sec, orange et marron, troublé par les quelques mirages qui le peuplaient. Au loin se dressaient les immenses mesas du Sud qui les séparaient de l’océan fantôme.
Sans pour autant se lasser de ce paysage, elle se tourna en direction de ses compagnons, en particulier Waylon qui s’estimait satisfait d’avoir passé la sélection. Will, quant à lui, s’était déjà assis à même le sol, appuyé contre un des murs. Il sortit d’un des sacs de Neila un bout de tissu arraché à son ancienne chemise, puis entreprit d’astiquer une petite pièce sans doute récupérée par terre. Neila sourit avec compassion en le regardant s’affairer à son passe-temps favori, et entreprit de le laisser tranquille en redirigeant son regard vers son nouveau compagnon.
« On a eu de la chance ! dit-elle à Waylon. Il vaudrait mieux prier pour que les gros chapeaux ne nous virent pas du train.
— Cet Owlho est un sacré personnage, je ne l’avais jamais vu avant. Je pense que tout devrait bien se passer, s’ils nous ont laissés monter. »
L’éborgnée se mordit la lèvre, mais reprit constance assez vite, laissant dans le désert ses soucis.
« Je suppose que c’est la fin de notre collaboration, alors.
— À la bonne heure, se réjouit Waylon. Veille à ne pas trop me coller pendant le trajet. »
Il alla se placer en face d’eux, près de l’autre ouverture du wagon. À ses côtés se tenait un jeune homme visiblement apeuré, peu sûr de lui, jetant de furtifs coups d’œil inquiets à sa gauche, vers le reste du wagon.
Portant son regard en cette direction, Neila vit le reste des passagers. L’un des trois était grand, assis en tailleur sur le sol. Son chapeau de cuir posé entre ses cuisses, il était en train de se curer les dents avec ce qui semblait être la griffe d’un petit animal. En face de lui, debout, était en train de lire un individu à l’habit fort étrange. Il portait sur sa tête un tricorne de navigateur, et sur ses épaules un grand et épais manteau de cuir qui le faisait souffrir au vu de toute la sueur qui illuminait son visage. À ses pieds, de grosses bottes à boucle de fer, par-dessus un pantalon dont le blanc tranchait avec le reste. À sa ceinture reposait un sabre et un « pistolet sans barillet », que Neila ne connaissait pas. Il portait entre les doigts de sa main gauche un fin chapelet au bout duquel pendait un triangle de bois orné de trois symboles inconnus. Dans ses deux mains, un petit livre richement décoré, qu’il tenait avec grand soin. À chaque paragraphe lu, il récitait ce dernier à voix basse, la tête levée vers le ciel, comme psalmodiant une prière. Cette dernière se terminait systématiquement par un baiser porté à l’amulette de bois.
Enfin, à l’opposé total de Neila, assis dans un coin, près de la porte menant au premier wagon du train, se tenait un homme endormi. Ses vêtements étaient très sales et déchirés, ses cheveux en bataille et couverts d’autant de terre que l’intégralité de sa pauvre tenue, et un de ses deux pieds était nu. Ne sachant trop pourquoi, elle observa cet individu à terre plus longuement que le drôle de pirate religieux.
« Je ne le fixerais pas trop longtemps, si j’étais toi », lui dit une voix forte et grave. Le grand semblait agacé par cet assourdissant silence, bercé par les frottements des roues sur les rails. Il rangea son ustensile douteux et leva la tête en direction de la jeune femme, qui le regardait avec une admiration mal dissimulée. Il se gaussa de son allure et se leva, la dépassant d’au moins deux têtes. Mâchant un morceau de tabac à chiquer, il l’observa de la tête au pied.
« Un petit bout de femme qui réussit à entrer dans un train comme celui-ci ! Eh bien, je n’aurais sûrement pas parié là-dessus. Essaie de ne pas te casser quelque chose en utilisant ce gros pistolet que tu tiens à ta ceinture !
— J’y veillerai, répondit-elle avec un air de défi. Je veillerai à ne pas te briser les dents non plus, tu as l’air de bien y tenir ! »
L’imposant rit à gorge déployée, frappant avec amusement l’épaule de la jeune femme, qui manqua de tomber en dehors du wagon sous le choc.
« Tu m’amuses beaucoup toi ! Ton petit compagnon tout rouillé aussi d’ailleurs. Ce n’est qu’un petit sterling, mon gars ! dit-il en désignant ce que polissait le robot. Viens plutôt t’occuper de mon flingue, il en a bien besoin !
— Sans façon, répondit simplement Will sans quitter des yeux son futur chef-d’œuvre.
— Je confirme, vous me plaisez beaucoup ! Moi, c’est Jim, et vous… »
Un bruit de porte interrompit le rire du grand homme, un autre entrant dans le wagon. Neila perdit sa joie en croisant son œil, d’un bleu aussi glacé que son humeur. D’un air agacé, Joshua Lewis s’installa à la place du Jim, qui le toisait alors du haut de son un mètre quatre-vingt-quinze.
« Eh, p’tit gars, c’est ma place ici.
— C’était », répondit l’autre sans le regarder, s’allumant une cigarette dans le même temps. Jim cracha un mollard peu élégant sur le sol, et se remit à mâcher bruyamment sa douteuse friandise.
« Nan, j’crois pas. »
Un bruit de chien armé se fit entendre, suivi d’un second. Jim pointait son revolver en direction du foie de son provocateur, tandis que ce dernier dirigeait très subtilement le canon vers les attributs précieux de l’imposant cowboy. Baissant les yeux en direction de l’arme que tenait le jeune noble, qui ne daignait pas le regarder, Jim rangea la sienne avec lenteur, arborant un sourire rempli d’une intense férocité. Son adversaire le suivit, gardant la poignée de son revolver à portée de main.
« T’as des couilles, gamin. Tu sais qui j’suis ?
— Un gars qui a failli perdre les siennes. Ou bien vient-il de les perdre à l’instant ? Je peine à me décider… »
Avant que le géant ne puisse faire un pas vers lui, la porte entre le troisième et le deuxième wagon s’ouvrit, près de Will, Waylon et le peureux pris de surprise. Un sinistré à six bras et au haut-de-forme entra, suivi d’un jeune homme sans couvre-chef, et à la tenue légèrement déchirée, qu’un mini robot araignée semblait recoudre sur son épaule. À la vue des deux examinateurs, Waylon en fit tomber sa mâchoire, tandis que Neila serrait la sienne. L’intriguant personnage, qui avait jusqu’ici dormi, fixait les nouveaux venus d’un air particulièrement attentif. Même le pirate sortit de ses psaumes à l’arrivée des deux fonctionnaires. Victor Owlho fit un furtif clin d’œil à Neila, avant de suivre son compère au centre du wagon. Le sinistré observa le mollard qui décorait le sol près grand monsieur, avant de toiser celui-ci de sa petite taille.
« Vous nettoierez cela, bien entendu, Miller.
— Bien entendu, répéta Jim Miller en arborant un fier sourire blanc comme le marbre.
— Soit. Bienvenue sur le Dawnbreaker, jeunes gens ! Jusqu’à notre arrivée à Everlaw, ce train sera votre foyer, votre patrie, une partie même de votre âme. Certes, en deçà, il représente aussi bien un moyen de locomotion qu’un transport de marchandise, ce qui dans votre cas n’est pas bien différent. Cependant, comme vous traiteriez votre propre chair, votre personne tout entière, je vous sommerai de ne point endommager ce wagon, ou n’importe quel autre. »
De la porte opposée entra un troisième haut-de-forme, celui qui portait les revolvers. Deux étaient attachés à sa ceinture, un autre en forme de fusil dans son dos, et deux sur son torse, sans compter les probables plus petits modèles cachés dans ses bottes.
« Dans le cas contraire, M. Farwell s’occupera de vous faire faire connaissance avec ses nombreux amis.
— Ha ! s’exclama joyeusement Jim. Ça tombe bien, j’adore les amis !
— Et cela me réjouit, rétorqua Swaren. Je tiens donc à vous préciser que la moindre tache de sang entraînera une correction méritée. Je vous prierai ainsi de bien vouloir évacuer les éventuels cadavres de ce train. À notre arrivée, une somme de deux-mille sterlings sera répartie entre vous tous. Je vous laisse calculer combien font deux-mille divisés par huit. »
Avant même que le sinistré ne finît sa phrase, on entendit un couinement paniqué au fond du wagon, suivi d’un hurlement de terreur s’éloignant du train. Waylon et Neila se précipitèrent vers l’ouverture gauche, observant le corps du pauvre peureux qui avait tenté de s’échapper.
« Divisé par sept, je rectifie, reprit Swaren sans même se retourner. Faites attention, le wagon n’est pas aussi large qu’il en a l’air, et les grandes portes ne se ferment pas. Sur ce, je vous laisse et vous souhaite un excellent séjour à bord du Dawnbreaker ! »
Les deux hommes s’apprêtaient à entrer dans le premier wagon, réservé aux citadins, mais Neila se précipita en direction du plus jeune des deux. Agrippant le bras d’Owlho, elle le retint parmi eux, non sans qu’il ne réprimât un visage satisfait.
« Owlho…, marmonnait-elle. Vous êtes…
— Plait-il ? », sourit-il à l’adresse de la jeune femme sans lunette.
Elle n’arrivait à formuler aucune réponse. Face à cet homme, sa main tremblante tenant son bras, elle avait perdu tout contrôle de sa langue maternelle. Le souvenir de la main de Shelly frappant sa joue lui revint en mémoire, alors qu’elle abandonnait le rythme de sa respiration. Mais la voix du jeune examinateur la ramena vers lui, avec la force d’un cauchemar, répondant à sa question silencieuse.
« Elle est à Atélia, vous n’avez pas à vous en faire mademoiselle. Notre directeur de sélection a par ailleurs omis de vous préciser que nous ferons une halte à Easy Peak, où une correspondance pour Atélia pourra se faire !
— Quand avons-nous donc convenu de cela ? grogna Swaren, agitant sa plume entre ses doigts.
— Rien ne vous empêche donc d’y descendre, sourit Owlho en ignorant son compère. Oh, j’ai oublié de poinçonner votre ticket ! » Il sortit de sa poche un petit poinçon, fouilla sans gêne la poche d’une Neila immobile, et le troua avant de le lui tendre. « Cela devrait vous suffire, pour une escale. N’hésitez pas à me rendre visite une fois en ville. Bon voyage, mademoiselle Smile ! »
D’un mouvement, il se libéra de la faible emprise de la passagère éborgnée, plaça le ticket entre ses doigts tremblants, et quitta le wagon suivi du sinistré maugréant. Neila, désormais observée par l’ensemble des passagers, ne pensait qu’au visage de sa seule véritable famille. Un visage au moins vivant.