Foyer des premières années – Mercredi 12 avril 2006
Isabelle secoua la tête. Monsieur Benet ne lui avait pas précisé qu’il était interdit, dans le monde des sorciers, de ne se consacrer qu’à la sorcellerie de niveau 1. Peut-être ne pensait-il pas qu’elle resterait aussi longtemps dans cette école. Peut-être pensait-il que le seigneur James Moriat lâcherait l’affaire bien plus vite.
Isabelle soupira. Elle ne pouvait plus rester ici. Ils commençaient à poser des questions, des questions dérangeantes auxquelles Isabelle ne pouvait pas répondre. Si elle restait, elle risquait de briser la loi de non interférence, celle interdisant aux magiciens d’influer sur le monde des sorciers et réciproquement.
Sauf que cette école était sa protection contre le seigneur James Moriat. Si elle sortait, elle se rendait vulnérable. De plus, monsieur Benet viendrait la chercher là. Si elle s’enfuyait, elle risquait qu’il ne la retrouve pas.
Isabelle frissonna de terreur et d’angoisse. Où aller ? Vers qui se tourner ? Elle n’était plus une enfant. Elle pouvait prendre soin d’elle. Du haut de ses vingt ans, elle était une adulte accomplie. Sauf que le seigneur James Moriat la cherchait, à cause d’un stupide dessin qu’elle voyait en pensées, un stupide dessin qu’aucun bouquin ou cours de symbologie ne lui avait permis d’interpréter. Cet arbre sortant d’un cercle ne signifiait tout simplement rien.
Des bruits de pas s’approchèrent d’elle. Elle s’empara d’une feuille de papier et, pressée par le temps, se contenta de tracer deux symboles, de les ensorceler puis de toucher son œuvre. Au moment de disparaître, elle vit entrer des policiers tenant des baguettes magiques à la main. Ils arrivaient trop tard.
Chicago – Mercredi 12 avril 2006
Isabelle se retrouva dehors. Où exactement ? Elle n’en avait aucune idée. Dans l’urgence, elle n’avait pas précisé la destination, juste « sortir ». Une spirale commençant à l’intérieur d’un disque et se terminant en dehors. Simple mais dangereux car la magie pouvait vraiment vous faire apparaître n’importe où, y compris dans une cave fermée à clef ou le placard d’une maison.
Isabelle se retrouva dans une rue. En trois ans et demi, elle n’était jamais sortie de l’école de peur de se rendre visible auprès du seigneur James Moriat ou de rater le retour de monsieur Benet. De ce fait, elle ne connaissait pas du tout les environs.
Elle attrapa un journal traînant par terre et à l’aide du stylo utilisé dans l’école – qui s’était téléporté avec elle – traça un cercle, ensorcela le papier et le toucha. Elle se sut protégée par un bouclier. Tout en marchant, elle améliora sa protection, utilisant feuille après feuille du journal.
Alors qu’elle marchait, un article du torchon nommé Häxa attira son attention : « Le maître des morts a encore frappé ». L’image montrait des corps égorgés. Le maître des morts, pensa Isabelle. Un grand sorcier qui fuyait les autorités. Elle aussi les avait aux basques. Qui mieux que lui pour l’aider dans sa fuite tout en l’éloignant du seigneur James Moriat car après tout, jamais un sombre mage noir n’irait la chercher près d’un sorcier !
C’était décidé : elle demanderait asile auprès du maître des morts. Sur le journal, elle dessina une magnifique spirale. Ses cours de calligraphie n’avaient finalement pas servi à rien. La spirale débutait n’importe où mais elle se terminait sur les mots « maître des morts ».
Restait à ensorceler le dessin et ça ne serait pas de la tarte. Une demande de téléportation à la fois aussi explicite et sans localisation précise demanderait beaucoup de temps. D’autant que cela échouerait si la cible se déplaçait trop entre le début et la fin de l’ensorcellement. Elle choisit de commencer vers vingt heures.
Isabelle se concentra et commença à assembler la magie dans le journal. Ses pouvoirs contenaient l’énergie qui aurait préféré ne pas rester là, comme si elle cherchait sans cesse à fuir. Isabelle luttait contre cette tentative d’évasion tout en errant dans les rues sans but, avec pour seul objectif d’éviter d’être facilement tracée. En marchant de manière aléatoire, elle espérait réduire les risques d’être repérée.
Dix heures plus tard, le sort était terminé. L’assemblage tenait enfin en place sans qu’elle ne dut le retenir. Le soleil perçait à peine à l’horizon. Isabelle était épuisée. Elle avait marché toute la nuit, utilisant ses pouvoirs à plein régime. Exténuée, elle prit quelques minutes pour reprendre des forces puis toucha le journal. Elle savait qu’il partirait en fumée. Rien, surtout pas un bout de papier, ne pouvait survivre à un tel sort.
Forêt de Tanouarn – Jeudi 13 avril 2006
Isabelle se retrouva au milieu d’une forêt. Un homme roux se tenait devant elle, de trois quart de dos. À genoux, il roulait un sac de couchage. Il venait clairement de dormir à la belle étoile et se préparait au départ. Isabelle avait bien choisi le moment de l’ensorcellement. Un peu plus et elle le ratait.
- Bonjour, monsieur, dit-elle.
Le sorcier sursauta, dégaina sa baguette et la visa. Isabelle ne broncha pas malgré la menace et elle eut raison. L’homme au visage glabre et doux la déshabilla de la tête aux pieds.
- Vous êtes bien le maître des morts ?
L’homme fronça les sourcils en la transperçant de son regard gris.
- Oui, confirma-t-il.
- Les autorités en ont après moi parce que je suis une puritaine, indiqua Isabelle. Accepteriez-vous de m’aider ?
Isabelle perçut le mouvement d’une autre personne dans son dos, derrière à droite. Elle ne bougea pas ni ne se tourna vers elle. Que le maître des morts ne vive pas seul lui paraissait être une évidence. Elle s’attendait d’ailleurs à le trouver entouré d’adeptes le vénérant. Qu’il n’y ait que deux personnes la surprenait énormément.
- Comment m’as-tu trouvé ?
- En montant un sort de téléportation à l’aide d’une spirale dont la pointe visait votre surnom sur le Häxa.
- Pourquoi ils ne le font pas si c’est aussi simple ? demanda la personne derrière Isabelle.
Elle tourna un peu la tête pour découvrir un homme brun portant une barbe et une moustache bien taillées. Contrairement à son homologue, il ne portait rien à sa ceinture, ni baguette, ni potion, ni grigri. Cela était fort étonnant pour un sorcier.
- Parce que c’est effroyablement compliqué, souffla le maître des morts dont les yeux brillaient en détaillant Isabelle. Pour que le sort fonctionne, il faut que la cible ne bouge pas or nous sommes en mouvement constant, ne nous arrêtant que pour dormir.
- Ça semble lui avoir suffi, railla l’autre derrière.
- Ils sont nuls, c’est tout, ne put s’empêcher de lâcher Isabelle en haussant les épaules.
Depuis le temps qu’elle avait envie de le dire et qu’elle se retenait ! Elle était enfin libre de dire tout haut ce qu’elle pensait. Quel bonheur !
- Pythie ? demanda le maître des morts en désignant du menton le jeu de tarot qu’Isabelle portait à sa ceinture sur les indications de madame Laloutre.
La jeune femme hocha la tête.
- Tu veux bien qu’elle nous accompagne ? demanda le maître des morts à son acolyte.
- Je n’ai rien contre, répondit l’autre.
- Nous passons notre temps à nous déplacer. La vie n’est pas reposante avec nous.
- Je comprends, assura Isabelle que ces mouvements perpétuels enchantaient.
Cela ne la rendrait que plus difficile à trouver par le seigneur James Moriat et les autorités de sorcellerie, même si elle leur souhaitait bonne chance pour la retrouver. Après tout, ils cherchaient une sorcière or Isabelle était une magicienne. Cela risquait de sacrément brouiller leurs pistes.
- Au fait, je m’appelle Isabelle.
- Salut, Isabelle, répondit le maître des morts en souriant.
- Et vous ?
- Tu ne sais pas comment je m’appelle ? s’étrangla-t-il.
- Non, admit-elle.
L’exemplaire du Häxa qu’elle avait utilisé pour le retrouver ne mentionnant que son surnom, pas son nom réel.
- Trophe, Billy Trophe, indiqua-t-il abasourdi. Et voici mon meilleur ami, le seigneur James Moriat, magicien noir.
Isabelle se tétanisa. Non ! Ce n’était pas possible. Il ne pouvait pas être… Elle rit bêtement en gémissant.
- Il ne mord pas et n’a de seigneur que le nom. C’est un gars très simple en vrai, tenta de la rassurer Billy.
Isabelle s’éloigna du seigneur Moriat pour se rapprocher de Billy. Elle prit sur elle pour se calmer. Après tout, tant que le mage noir n’apprenait pas qu’elle voyait l’arbre sortant d’un cercle chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle ne risquait rien. Il lui suffisait de tenir sa langue.
Maintenant qu’elle s’était mise dans ce pétrin, il fallait tenir sa version et ne pas s’extraire d’un pouce du mensonge. Avec un peu de concentration, cela passerait.
Isabelle regarda les deux hommes, l’un après l’autre. Ils ne ressemblaient pas du tout, tant physiquement que vestimentairement parlant. Ils n’avaient de commun que leur âge, la cinquantaine bien entamée.
- Comment un sorcier et un mage peuvent-ils avancer de concert ? demanda Isabelle alors qu’ils marchaient dans une direction inconnue probablement déterminée au hasard.
- Nous étions voisins, indiqua Billy. Nous avons fait toutes nos études classiques ensemble : école maternelle, primaire puis collège. Je lui ai montré ma convocation à l’école de sorcellerie du coin. Il m’a emmené à part et m’a indiqué être un mage noir, qu’il allait entrer dans la clandestinité. Nous nous sommes séparés le cœur lourd. J’ai obtenu mon diplôme et j’ai commencé à travailler. James et moi n’avions pas du tout échangé durant ces années.
Le seigneur James Moriat acquiesça d’un geste.
- Et puis, il y a eu les persécutions, continua Billy.
- Les persécutions ? répéta Isabelle n’ayant aucune idée de ce à quoi cela faisait référence.
Billy fronça les sourcils en la transperçant du regard. Visiblement, il cherchait à comprendre.
- Contre les puritains, dont tu fais partie, explicita Billy.
- Puritain que vous n’êtes pas, cingla Isabelle en désignant la baguette pendant à ses côtés.
Cet objet appartenait au niveau 2 de sorcellerie et il avait été le premier réflexe du maître des morts, preuve qu’il l’utilisait de manière naturelle.
- Je n’ai pas besoin de partager les idées de quelqu’un pour me révolter quand on le tue uniquement pour cette raison. Les puritains ne font rien de mal. Ils n’utilisent qu’une partie de la sorcellerie et alors ?
- Ils sont hautains, prétentieux et condescendants, intervint le seigneur Moriat.
- C’est un critère pour tuer les gens ? répliqua Billy et son ami sourit en retour. Je travaillais pour le gouvernement à ce moment-là. J’avais vite grimpé les échelons. Je suis un excellent sorcier.
Cette dernière phrase était inutile. Pour être capable de manier une baguette généraliste, il fallait l’être. Un, parfois deux élèves d’une classe d’âge y parvenait.
- J’ai décidé d’aider une famille de puritains. Ils vivaient leur vie tranquille dans leur pavillon. Ils avaient refusé d’envoyer leur enfant à l’école afin que son esprit ne soit pas pollué par les formes impures de sorcellerie. J’étais censé mettre les parents en prison et placer l’enfant dans un établissement avec internat. Je les ai laissés filer. Mes collègues s’en sont rendus compte et se sont retournés contre moi. Je me suis défendu. Trois sorciers du gouvernement sont morts dans le combat. Cinquante civils, mages, sans-pouvoirs et sorciers mélangés, ont péri dans la lutte. Ils n’avaient aucun scrupule et se fichaient des dégâts collatéraux. J’ai fui. Le lendemain, dans le Häxa, j’étais le responsable de cette boucherie. Mon surnom vient de là.
- Vous n’avez tué que vos collègues et encore, pour vous défendre, comprit Isabelle. Tout ça parce que vous vouliez aider trois innocents.
- Qui sont morts dans l’échange ! s’exclama Billy. Tout ça pour rien. Je suis entré dans la clandestinité et j’ai repensé à James qui se cachait, lui aussi. Me retrouver tout seul me pesait. Je l’ai cherché. Je l’ai trouvé.
- Comment ? demanda Isabelle.
- J’ai quelques petits dons en divination, indiqua Billy.
- Tu es carrément mauvais, rétorqua le seigneur Moriat. Notre rencontre est liée au pur hasard et pas à tes prédictions pourries.
Billy tira la langue à son ami en retour. Isabelle détailla le maître des morts sans trouver un quelconque support de divination.
- Vous lisez dans les lignes de la main ? demanda Isabelle qui ne voyait pas bien comment il aurait pu retrouver son ami avec ce don-là.
- Non, j’interprète les entrailles des animaux morts, indiqua très sérieusement Billy.
Isabelle ricana puis explosa de rire. Elle en avait entendu en trois ans et demi à l’école de Passravent mais cela dépassait l’entendement. C’était la chose la plus stupide qu’elle ait jamais entendue. Billy se renfrogna.
- C’est sérieux ! dit-il.
- Arrête, ça ne marche pas ! gronda le seigneur Moriat. Heureusement que nous mangeons la pauvre bête après sinon, sa mort serait totalement vaine. T’as aucun don pour la divination. Ce n’est pas grave. Isabelle, accepterais-tu de me tirer les cartes ce soir ?
La jeune femme dévisagea le mage noir. Elle avait toujours refusé de réaliser une prédiction pour des sorciers importants à cause de la loi de non interférence mais le seigneur Moriat était un mage. Lui prédire l’avenir était totalement légal.
- Je suppose que cela dépendra de la question, seigneur Moriat, répondit Isabelle qui ne comptait pas l’aider à trouver la personne qu’il cherchait.
- Tu peux me tutoyer et m’appeler James, indiqua le mage noir.
Isabelle détourna le regard pour redonner son attention à Billy.
- Le seigneur Moriat et vous ne vous aidez pas dans vos affaires réciproques ?
- Nous respectons la loi de non interférence, indiqua Billy.
- Quelles affaires ? s’insurgea le seigneur Moriat. Nous nous contentons de fuir. Régulièrement, des agents du gouvernement – celui des sorciers ou celui des magiciens – nous tombent dessus. Dans ce cas, seul celui visé se défend. L’autre n’intervient pas.
- Que fait-il quand vous tuez des mages blancs ? demanda Isabelle.
- Je ne tue personne ! gronda le seigneur James Moriat. Je n’ai jamais tué personne. Je suis juste un mage noir. J’ai aidé de nombreux utilisateurs de la magie noire à échapper aux rafles mais c’était avant que Billy ne me rejoigne. Depuis qu’il est avec moi, je ne fais rien d’autre que fuir.
Isabelle ne comprenait pas. Les communications montraient des images. Les voix les accompagnant le désignaient lui comme le coupable. S’il ne l’était pas, qui était responsable ?
Isabelle rumina ses pensées tout le reste de la journée. Billy et le seigneur Moriat avançaient, tristes, résignés, las, éreintés mais conscients que la moindre pause pouvait signer leur arrêt de mort.
Aire de repos de Montmuran – Jeudi 13 avril 2006
À la nuit tombée, Billy ordonna l’arrêt sur une aire de repos. Elle offrait des tables de pique-nique et des toilettes publiques, idéal pour passer une nuit tranquille. Elle était déserte. Pas de camion. Parfait. Ils mangèrent une soupe chaude avec du pain puis James revint à la charge.
- Isabelle ? Tu veux bien me tirer les cartes ?
Billy soupira. Son ami avait de la suite dans les idées.
- Ça dépend. Quelle est votre question ? demanda la jeune femme étrange.
James haussa les épaules.
- Commence par me dire ce qui va m’arriver, histoire qu’on voit de quoi tu es réellement capable.
Billy n’aimait pas la manière mais dû admettre que son ami avait raison de tester la nouvelle venue. Après tout, ils ne la connaissaient pas.
- Ce qui va vous arriver ? répéta Isabelle. Vous n’auriez pas plus vague comme question ?
Le sarcasme transpirait dans les propos de la jeune femme. Billy lui donna raison. La question de James était bien trop vague. Lui-même pouvait y répondre et pas besoin d’éviscérer un pauvre marcassin : James allait mourir. Tout le monde meurt un jour. Ce n’était qu’une question de temps.
James ne lâcha pas. Il fixa Isabelle qui soupira en secouant la tête de dépit.
- Soit, admit-elle. Trois cartes : passé, présent, futur.
Billy valida le processus. C’était classique pour du tarot, méthode qu’il avait étudiée à l’école sans jamais en tirer quoi que ce soit. Isabelle proposa à James de s’asseoir en face d’elle sur la table de pique-nique. Elle dégaina son jeu de tarot puis le tendit à James.
- Mélangez-le.
- Je dois penser à quelque chose en particulier ? demanda James.
- Tout sauf « que va-t-il m’arriver ? » parce qu’à part, « vous allez dormir cette nuit », il ne ressortira rien du tirage. Je vais réaliser un horoscope plus large. Contentez-vous de mélanger le paquet. Il va s’imprégner de vous. Cela suffira.
James leva les yeux sur lui. Billy hocha la tête. Jusque-là, Isabelle faisait preuve d’un professionnalisme total. James remua le paquet puis le tendit à Isabelle. Elle l’étala sur la table.
- Pas besoin de mettre une nappe noire ? demanda James.
- Et des bougies couleur sang, sous le regard d’un chat noir et les hululements d’une chouette ? ironisa Isabelle d’une moue dégoûtée.
Billy trouva très étrange cette sorcière. La nappe noire, les bougies, le chat noir, le hibou, tout cela aidait réellement à la concentration. La plupart des devins réussissaient mieux entourés de tels artefacts. Qu’elle puisse s’en moquer le surprit beaucoup.
- Pfff, continua Isabelle. Choisissez plutôt trois cartes.
Elle usait d’un tel ton nonchalant. Elle ne semblait pas se concentrer le moins du monde.
- Je prends n’importe lesquelles ? demanda James en lançant un regard abasourdi à Billy.
- Oui, soupira Isabelle. Elles se sont imprégnées de vous, je vous ai dit. Prenez-en trois. C’est trop long !
Les pythies aimaient prendre leur temps, se perdre en préliminaires interminables uniquement dans le but d’augmenter leur concentration. Autant le processus utilisé par Isabelle brillait de perfection, autant son attitude déconcertait le maître des morts.
James sélectionna trois cartes, les retourna devant lui et attendit. Isabelle les observa puis fronça les sourcils avant de lever les yeux sur James. Voyant qu’elle ne disait rien, James s’exclama :
- Billy, que dit le tirage ?
- Votre ami ne peut pas vous répondre. Les cartes ne parlent qu’au devin ayant réalisé la prédiction.
- Elle a raison, confirma Billy. Isabelle ? Que dit-il ?
- Que ton ami a une vraie vie de merde. D’habitude, les gens n’aiment pas trop les porteurs de mauvaises nouvelles. Vous n’allez pas vous en prendre à moi, n’est-ce pas ?
James secoua négativement la tête.
- Je te répète que je ne suis pas un meurtrier. Que disent les cartes ?
- Que vous êtes déprimé. Ça, c’est le passé. Une profonde et intense dépression.
Billy frémit. Son ami cachait son mal-être. Si Isabelle bluffait par rapport au tirage, cela démontrait un extraordinaire sens de l’observation de sa part.
- Ce présent a une valeur de futur proche, indiqua Isabelle en désignant la carte du milieu.
James fronça les sourcils, signe qu’il ne comprenait pas.
- C’est un peu comme quand vous êtes au téléphone avec un ami. Vous venez de descendre du bus et vous lui dites « Je monte dans le train et je te rappelle. » Vous n’êtes pas en train de monter dans le train mais cela va se produire rapidement. C’est un présent à valeur de futur. Cette carte résonne de cette manière.
Billy n’en revint pas. Cette gamine d’à peine vingt ans pouvait-elle vraiment ressentir une vibration aussi minime ?
- Que prévoit-elle ?
- Un choc émotionnel intense, indiqua Isabelle.
- Positif ou négatif ? demanda James.
- C’est flou alors je dirai les deux. Vous savez, il est rare que les émotions soient bonnes ou mauvaises. L’esprit humain est ainsi fait qu’elles se mêlent habilement.
- Mon avenir ? dit-il en désignant la troisième carte.
Isabelle grimaça, tiqua puis annonça :
- Votre vie va vraiment devenir pourrie : déprime puissance un million. Hum… Je suis navrée de vous apporter d’aussi mauvaises nouvelles.
- Billy ? dit James en se tournant vers son ami.
- Tous ses gestes sont parfaits, ses réponses cohérentes. Elle connaît son art, à n’en pas douter. Son attitude désinvolte est déroutante mais jusque-là, elle suit le chemin classique d’une pythie.
James retourna son attention vers Isabelle qui avait remis ses cartes dans le tas. Il ferma les yeux, prit le temps de calmer son esprit en pleine tempête, puis leva son regard sur la devineresse et demanda :
- Ma femme est-elle en vie ?
- Votre femme ? répéta Isabelle. Êtes-vous liés par le sang à votre épouse ?
- Pas que je sache, non, répondit James, abasourdi par la question.
Billy sourit. La jeune femme cherchait une porte d’entrée. Elle s’y prenait à merveilles.
- Avez-vous une photo ?
- Oui, dit-il.
De sa poche, il tira son porte-monnaie d’où il extirpa un petit carré. Isabelle la regarda à peine quelques secondes, la plaça au creux de sa main droite et amena James à lui donner sa main gauche, la photo appuyant sur leurs paumes jointes. De son autre main, Isabelle saisit le paquet de cartes. Pour la première fois, elle sembla se concentrer.
Elle ouvrit rapidement les yeux, moins d’une minute, estima Billy. C’était rapide, vraiment rapide. Isabelle étala le jeu de sa main gauche puis demanda à James de prendre une carte, une seule. James le fit et retourna le petit rectangle de carton : « La mort ».
- Ai-je vraiment besoin d’interpréter cette carte ? lança Isabelle en lâchant la main de James. Je vous annonce que votre femme est décédée. Vous avez vraiment une vie de merde.
Elle ne semblait ni triste, ni heureuse de cet état de fait. Elle ne le prenait pas en pitié, ne le plaignait pas, ne se réjouissait pas de son malheur. Elle énonçait une vérité implacable. Elle semblait plutôt surprise et curieuse qu’autre chose.
- Je préfère la vérité à l’incertitude, annonça James. Billy ? Cette prédiction est-elle digne de confiance ?
- Je te le répète : elle agit comme une vraie pythie. Chaque geste est correct. Elle est impressionnante en fait.
Isabelle soupira en secouant la tête.
- Quoi ? s’exclama Billy.
- Ce n’est pas moi qui suis impressionnante mais les autres qui sont mauvais.
- Mon enfant est-il en vie ? demanda James qui semblait totalement aveugle à la prétention de son interlocutrice.
- Vous avez une photo ? demanda Isabelle.
- Non.
- C’est votre enfant biologique ?
- Oui.
- Alors je vais avoir besoin de votre sang. Coupez-vous le bout du doigt.
James leva les yeux sur Billy.
- Elle jongle avec les différents types de divination avec une telle aisance. C’est incroyable !
James attrapa le couteau à saucisson et se coupa avec. Isabelle prit la main de James dans la sienne, attrapa son paquet de cartes et ferma les yeux. Immédiatement, elle cria.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda James, inquiet.
- Une violente migraine, annonça Isabelle.
La jeune femme se toucha le front. Son teint était pâle.
- Ce n’est rien, assura Isabelle. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Nous avons marché toute la journée. Je suis juste très fatiguée. J’ai besoin de repos.
- S’il te plaît ! J’ai besoin de savoir ! supplia James.
Isabelle grogna mais hocha la tête en soupirant. Elle reprit la position et ferma les yeux mais son visage exprimait de la souffrance. Elle étala le jeu et James prit une carte qu’il retourna.
« Dix de denier » reconnut Billy.
- Votre enfant est en vie, annonça Isabelle avant de remettre son jeu en place les yeux plissés par l’effort.
La sorcellerie liée au sang n’était pas la plus aisée. Billy trouvait ce tirage très clair et lumineux, chose étrange vu la situation. Cela aurait dû être difficile et pourtant, tout coulait aisément.
- Est-ce une fille ou un garçon ? demanda James.
- Seigneur Moriat ! Je suis fatiguée !
- S’il te plaît ! Fille ou garçon ?
- Recoupez-vous. Le sang doit être frais.
James ne prit même pas la peine de lever les yeux sur son ami. Il obtempéra. Il semblait totalement convaincu des compétences de la pythie. Isabelle sembla encore plus en souffrance.
- Isabelle ? Ça va ?
- J’ai les mains moites et je suis parcourue de sueurs froides. La migraine a empiré et j’ai l’impression que mes os tremblent. Fille, annonça Isabelle dès la carte révélée.
- J’ai une fille. Elle est en vie, sanglota James.
« Le choc émotionnel » se rappela Billy. Isabelle venait de lui prédire un choc violent proche. Il était là. Billy avait du mal à y croire.
- Fais l’horoscope de ma fille ! supplia James. J’ai besoin de savoir comment elle va, de me rapprocher un peu d’elle, peu importe comment. Je t’en supplie ! J’en ai besoin !
Il faisait peine à voir. Isabelle sembla touchée. Malgré la douleur, elle obtempéra. Elle trembla de partout pendant la mise en place. Elle perlait de transpiration. Sa peau blanchissait. Ses veines saillaient. Pourtant, le tirage fut limpide et il rayonnait. Comment parvenait-elle à tirer aussi bien les cartes à quelqu’un d’aussi loin et inconnu ?
- Je suis navrée, seigneur Moriat, dit Isabelle à peine les trois cartes retournées. Votre fille a eu un passé et un présent plutôt pourri mais pas trop. Par contre, son avenir est vraiment crade. Il va lui arriver des bricoles pas drôles du tout. Maintenant, excusez-moi, mais je dois aller me reposer.
Billy aida Isabelle à se lever. Il la glissa dans son propre sac de couchage. Elle brûlait de fièvre. Il retourna vers son ami qui tremblait de tout son corps, les larmes ravageant son visage. Il avait prévu de l’engueuler par rapport à son comportement vis à vis de leur nouvelle compagne de route. Après tout, il ne l’avait même pas remerciée. Le voir ainsi dévasté lui ôta toute envie de lui crier dessus.
- James ? appela-t-il.
- Ma fille est là, quelque part. Elle va souffrir et je ne peux rien faire pour elle. C’est vain. C’est inutile. À quoi bon ?
Billy prit son ami dans ses bras puis James s’éloigna vers l’autre extrémité de la petite aire de repos. Il avait besoin d’être seul. Billy, lui, s’inquiétait pour Isabelle. Il avait du mal à croire que la simple fatigue puisse être à l’origine de son malaise. Elle allait bien jusqu’à la séance de divination. Les deux étaient forcément liés. Sauf que Billy ne se souvenait pas que cet acte put entraîner de telles complications, sauf bien sûr si…
Billy se figea et à son tour, il en eut des sueurs froides. Il se tourna vers Isabelle, juste à temps pour voir un guide de la lumière la toucher et disparaître avec elle.
- Non ! hurla-t-il mais c’était trop tard.
Ils avaient disparu. Elle venait de leur être enlevée par ces connards de magiciens blancs.
- Non, répéta-t-il plus doucement.
James, qui l’avait probablement entendu crier, arriva en courant.
- Que se passe-t-il ?
- Ils l’ont emmenée. Ils vont… Oh merde ! Merde ! Non !
Billy s’assit. Sa main droite tremblait de manière incontrôlable. Il ne comprenait plus rien. Tout tournait autour de lui.
- Billy ? Qu’est-ce que tu as ?
- Une seule chose peut expliquer l’état d’Isabelle, pleura Billy. Une seule…
James leva les yeux, jetant un regard vers l’endroit où aurait dû se trouver leur nouvelle compagne de route.
- Elle est partie ? proposa James. Je l’ai trop saoulée, maugréa-t-il.
- Non, James. Elle n’est pas partie. Ils te l’ont prise. Je suis tellement désolé, mon ami.
- Ils m’ont pris quoi ? demanda James qui ne comprenait pas.
- Un devin subit de tels effets en réalisant un tirage dans un cas et seulement un. Comment ai-je pu ne pas le voir plus tôt ? Quel idiot !
- Eh bien ? s’exclama James.
- Migraine, tremblement, fièvre, sueurs froides, le tout pouvant mener à la mort, c’est ce qui attend un devin qui se tire les cartes à lui-même.
- Isabelle m’a tiré les cartes à moi, répliqua James.
- Non, elle a tiré les cartes à ta fille, rétorqua Billy. Ce qui ne peut signifier qu’une seule chose…
- Isabelle ne peut pas être ma fille.
- Elle a le bon âge, le contra Billy.
- C’est une sorcière ! L’enfant de deux mages noirs ne peut pas être une sorcière !
- L’est-elle ? Elle ignorait tout de moi, jusqu’à mon nom, mais semblait te craindre et t’accusait d’avoir tué des mages blancs. La plupart des sorciers ne savent même pas qu’il y a deux sortes de magiciens.
- Elle s’est elle-même accusée d’être puritaine.
- La sorcellerie niveau 1 est accessible aux magiciens, rappela Billy.
- Isabelle ne peut pas… Non !
James s’effondra sur le sol. Billy le rejoignit au sol et pleura avec lui. Les deux hommes passant leur vie à fuir perdirent pied. Plus rien n’avait de sens.
Prison impériale – Jeudi 13 avril 2006
Dan observa le corps étendu devant lui. Les longs cheveux bruns s’étalaient sur le sol gris. La poitrine déformait le chemisier. La jupe légèrement relevée dévoilait des jambes fines et lisses. Sa proie exposait sans pudeur ses vingt ans. Sublime fut le seul mot qui lui vint à l’esprit.
Elle était à lui. Le roi – Vive le roi – la lui avait offerte. Trouver James Moriat n’avait pas été difficile. Dan n’était pas cercle 9 pour rien.
Il était fier d’avoir réussi. Il venait d’ôter sa fille au mage noir, de quoi le faire sombrer encore plus dans le désespoir, lui coupant les jambes, broyant son esprit. En larmes, il ne lutterait plus, offrant la voie royale à Sa Majesté pour lui mettre tout et n’importe quoi sur le dos.
Seule ombre au tableau : la belle était malade. Elle transpirait à grosses gouttes. Sa respiration sifflait. Elle tremblotait par moment. Elle gémissait même dans son sommeil troublé. Dan posa sa main sur son front : brûlant. Il lança ses pouvoirs et fronça les sourcils en constatant qu’ils n’avaient aucun effet. De quoi pouvait-elle donc souffrir pour qu’un cercle 9 ne puisse la guérir ?
Il décida de laisser le temps au temps. Il plaça un collier de souffrance autour de son cou, bien inutile dans cette situation mais elle pouvait sortir de sa transe à tout moment. Il ignorait tout de ses compétences en magie. Il préféra faire preuve de prudence.
Il l’enveloppa également d’un fil de surveillance, monitorant son cœur, sa respiration, son taux d’oxygénation et sa température. Ainsi, il pourrait suivre son évolution. Il sortit de la prison.
- Votre nom ? demanda-t-il au garde en faction devant la porte.
- MacTry, guide, Paul MacTry.
Même pas cercle 1, constata Dan. Ils avaient vraiment besoin de personnel pour prendre des gens aussi mauvais en magie comme surveillant.
- Personne n’entre, ordonna-t-il, ni vous, ni personne. Je suis le seul à pouvoir pénétrer cette prison. Même si elle hurle ou vous semble en difficulté, vous n’entrez pas. C’est clair ?
- Oui, guide de la lumière, répondit sagement le garde.
Dan se téléporta vers le foyer des guides. Il prit connaissance des différentes missions en cours et en sélectionna une sans équipe. Très solitaire, il détestait travailler avec d’autres gens.
Aire de repos de Montmuran – Vendredi 14 avril 2006
- Tu veux arrêter de bouger ? s’étrangla Billy.
- Ils l’ont trouvée alors même que nous bougeons sans cesse. Ils ne l’ont pas attaquée au hasard. Ils savaient ce qu’ils allaient trouver, maugréa James. Le roi a sans cesse une longueur d’avance sur moi. À quoi bon courir ? Je suis fatigué. J’aspire au repos et s’ils me prennent et bien tant pis. Je crois qu’ils ne me toucheront pas. Je suis le coupable idéal, le grand méchant. S’ils me perdent, ils seront obligés de cesser de réduire les libertés, de retirer les couvre-feux dans certaines régions censées être à risque. Cours si tu veux. Moi, je ne bougerai plus. Je vais me trouver une maison abandonnée et m’y fixer.
- Je ne te quitterai pas, annonça Billy. Je resterai avec toi. Et pour Isabelle ?
- Quoi Isabelle ? Je ne peux pas attaquer le palais impérial à moi tout seul ? Si je fais venir quiconque près de moi, ils me l’enlèveront de la même manière qu’Isabelle. Toi, tu es intouchable grâce à la loi de non interférence, une des rares règles qu’ils semblent respecter. Espérons qu’ils ne décident pas de passer outre sinon, je ne donne pas cher de ta peau.
Billy se renfrogna mais lui aussi apprécierait de cesser de courir, de se poser, d’avoir un toit au dessus de la tête. Ensemble, les deux amis trouvèrent une maison isolée qui semblait abandonnée. Ils s’y installèrent.