Assis autour de la table, Marlène remplit nos assiettes de petits pois, de carottes et de pilons de poulets frits. Depuis l’épisode à la salle de sport, l’ambiance est pourrie. Elijah s’est fait officiellement ligaturer les cordes vocales. Derek parle toujours autant, mais son côté acerbe est aux abonnés absents. Quant à moi, je traîne ma mauvaise conscience comme un boulet. On ne va plus nulle part. C’est tellement déprimant que je pense à entrer dans les ordres !
Marlène, n’ayant rien remarqué, discute de tout et de rien. Bien sûr, le sujet de l’université est abordé. Elle voudrait savoir quelles options on a choisies pour notre seconde année. Puisque je n’y ai pas encore beaucoup réfléchi, je laisse le soin à Derek de lui répondre. Il va chercher dans sa piaule le planning qu’il a établi, et l’étale sur la table sans se soucier des couverts et du reste. Elijah, lui, ne s’épanche pas. Quant à moi, même si je suis conscient de la chance qu’on m’offre d’aller à la fac, j’avoue ne pas y porter un grand intérêt. Le silence retombe, et Marlène en profite pour nous rappeler que c’est l’heure des révisions. C’est un peu une tradition chez nous, c’est rasoir et inutile, mais elle y tient et nous l’aimons trop pour la contredire. À un autre moment, on aurait râlé pour la forme, mais cette fois, personne n’est contre. Le travail effacera probablement un peu de notre traîtrise ! Après le repas, chacun file dans sa chambre, livres et cahiers en main.
Après deux heures passées à me torturer, le traitement reste inefficace. Je suis plein de remords, mais pas maso ! J’en peux plus. À chaque nouveau chapitre d’un cours, ce que j’ai fait me revient en mémoire et me tord l’estomac. Ça doit s’arrêter d’une façon ou d’une autre. Alors, je fonce bille en tête dans la chambre de Derek. J’ai besoin de son soutien pour convaincre Elijah de révéler la vérité et d’assumer nos actes. Sur ce coup-là, il risque gros, car est le meilleur boxeur de son pool. Si Mike le vire, c’est tous ses espoirs qui partent en fumée.
Derek joue au golf miniature avec une règle et des boulettes de papier qu’il envoie dans sa corbeille. Il n’y a pas la moindre trace de cours sur son bureau.
— Je peux entrer ? Faut vraiment qu’on parle.
— Attends, laisse-moi vérifier mon agenda. Hum… mes rendez-vous sont serrés en ce moment, je ne vais pas avoir beaucoup de temps à te consacrer, répond-il d’un air narquois.
Devant mon manque d’entrain, il s’exclame :
— Qu’est-ce que tu fous ? Ne reste pas planté devant la porte ! Je me fais chier comme un rat mort depuis deux jours. J’ai l’impression d’être dans une morgue, c’est flippant à la fin.
Il fait rouler son fauteuil vers moi, m’attrape par le poignet et m’entraîne vers son lit où je m’assieds.
— On est obligés d’aller voir Mike et de tout lui dire. Il a toujours été là pour nous, et je me sens…
Derek me coupe la parole.
— Crois-moi, je sais ce que tu ressens. Un peu de courage mon vieux ! Maintenant, il faut convaincre l’homme de Néandertal de coopérer.
Il n’y a pas un bruit dans la chambre de notre ami. Elijah est du genre studieux et silencieux quand il est concentré. Aussi, je frappe doucement à la porte. Exaspéré par ma retenue, Derek, moins subtil, tourne la poignée et entre comme un envahisseur.
Elijah est allongé sur son pieu les bras croisés, son casque sur les oreilles. Suis-je vraiment le seul crétin à avoir révisé ? Derek lui tapote le genou. Elijah ouvre les yeux, enlève ses écouteurs et s’assied au bord de son lit. Il nous regarde tour à tour et dit simplement :
— Il est temps de tout raconter à Mike, mais je suppose que vous le savez déjà, puisque vous êtes ici.
Nous hochons la tête de concert.
Nous sommes tous les trois dans le bureau de Mike. Celui-ci est assis, le téléphone collé à l’oreille. Il s’excuse auprès d’une mère, apparemment, son fils a subi des désagréments lors de l’évacuation. Apparemment, il s’est fait bousculer et a paumé son sweat dans la foulée. Mike promet de le dédommager pour la perte occasionnée de son pull. Il parle avec la femme en écrivant sur un post-it :
— Quel nom dites-vous ? Hugo Boss… Très bien c’est noté, je vous tiens au courant, bonne journée.
Hugo Boss ! Quand on porte un nom pareil, on ne se cache pas derrière ses parents. C’est quoi son problème à ce gars-là, sérieux ?!
Un silence s’installe. Mike nous observe un par un. En prenant tout son temps, il pose ses paumes bien à plat sur son bureau, puis se penche vers nous.
— Qu’est-ce qui vous est passé par la tête, nom d’un chien ?
Il finit par promener une main dans ses cheveux, puis la balaie devant lui avec agacement.
— Allez ! Je veux tout savoir. Et tout de suite ! Ou je vous vire de la salle. Je vous préviens, je ne plaisante pas.
En un instant, nous nous mettons à raconter l’histoire. Je doute qu’il comprenne quoi que ce soit, vu qu’on parle tous en même temps. Elijah et moi finissons par nous taire, seul Derek reste sur sa lancée.
— ... Ce n’était pas vraiment ma faute, il s’est pris un coup de fauteuil dans les parties, mais attention hein, il l’avait bien cherché cet enfoiré.
Je ne sais pas s’il se rend compte qu’il parle fort. Mais toutes les personnes dans la salle ont arrêté de s’entraîner pour nous observer. Elijah ferme les paupières et secoue la tête discrètement. Je lève les yeux au ciel. Mike se fige de sidération et regarde Derek avec des sourcils si hauts que son front en est réduit à quelques rides.
— Désolés, balance Derek en pinçant les lèvres.
Tel qu’on le connaît, il ne l’est pas du tout. Et avec son culot légendaire, il demande :
— Et comment as-tu appris que c’était nous ?
Un double la ferme retentit dans la pièce. Mike poursuit en nous jetant un regard noir.
— En admettant que j’aie envie de démêler toute cette histoire, et c’est loin d’être le cas, car vous commencez sérieusement à m’énerver, je ne peux pas laisser passer ce genre de conneries.
Son poing vient s’écraser sur le bureau, sa mâchoire est si serrée qu’il pourrait bien se péter une dent. Il soupire un grand coup puis repose ses mains bien à plat, comme s’il se retenait de nous en coller une, en arrangeant au passage des feuilles éparpillées par le choc.
— Quoi qu’il en soit, je dois prendre en considération le manque d’enthousiasme des pompiers. Comme ils n’ont pas trop apprécié leur intervention inutile, je leur ai gracieusement versé 200 billets de frais de déplacement. Cet argent, je vais devoir le retirer du budget que j’alloue aux produits ménagers, ainsi qu’aux flyers. Enfin, j’en arrive à ce qui nous intéresse : le nettoyage. J’ai donné un congé de deux semaines à l’agent d’entretien. Donc, pour résumer, vous ramènerez vos fesses ici tous les soirs, sauf le dimanche. À vous de vous organiser pour faire les vestiaires, les douches, le ring, la salle et mon bureau. Quant à toi…
Il pointe Derek du doigt.
— Les pompiers m’ont gentiment proposé un emploi en binôme à l’accueil. Cela dit, j’irai en parler à ta mère pour que les choses soient bien claires. Un dernier point, interdiction de mettre un pied dans la salle en dehors de vos heures de ménage. Ça sera tout.
Sans un mot, nous nous dirigeons vers la sortie. Il ajoute juste avant qu’on ne referme la porte :
— Si vous avez fait tout ça pour rencontrer Taylor Jackson, et c’est juste une hypothèse, vous n’êtes qu’une bande d’idiots, je viens de l’embaucher.
À l’instant où nous remettons les pieds dans la salle, toute l’attention est tournée vers nous. C’est là que je l’aperçois. Une fille s’entraîne dans notre complexe, il n’y en a jamais eu avant ! Je baisse les yeux sur sa tenue. Elle porte un tee-shirt moulant, un legging noir redessine sa silhouette et un casque dissimule sa chevelure. Elle me dévisage comme si on se connaissait. Je lui rends son regard et me demande ce qu’elle peut bien faire ici. J’ai très envie de lui poser la question, mais c’est loin d’être le bon moment.
**
J’ai rendez-vous avec mon nouveau psy, un certain Dixon. Le centre a averti Marlène ce matin pour venir en début d’après-midi. Elle a dû appeler l’hôpital afin d’être remplacée en urgence. C’est abusé, son état de fatigue me fait mal au cœur. De mon côté, je ne me fais aucune illusion, ça ne changera pas grand-chose à ma vie ! De toute façon, je n’ai pas le choix, si je veux continuer à vivre chez elle, sans qu’ils viennent nous emmerder, autant faire profil bas.
Chaque nouveau psy a le droit de me voir habillé comme un pingouin, c’est un rituel, ça donne une bonne image de notre famille. De mon côté, je fais un effort vestimentaire pour Marlène et uniquement pour elle. Aujourd’hui, je porte un pantalon en toile et un polo bleu accordé à la couleur de mes yeux, mais j’ai juste envie de me désaper pour y mettre le feu. Je ne veux même pas penser à mes cheveux, plaqués sur mon crâne. Respire, mon pote, c’est pour la bonne cause, il suffit de ne pas y penser.
J’attends Marlène, elle finit de se préparer. Ses talons claquent dans le couloir alors qu'elle me rejoint.
— Tu ne devineras jamais qui vient de m’appeler, dit-elle d’un air dépité.
— Le centre social ?
— Tout juste. Monsieur Dixon est absent. Il a essayé d’envoyer un mail en reportant ton rendez-vous, mais leur service informatique n’est pas au point. La secrétaire a pris le temps de m’expliquer tout ça par téléphone.
— Encore ! dis-je, fatigué de vivre toujours la même rengaine. Remarque, je ne vais pas m’en plaindre, mais franchement ils abusent. Tu dois toujours t’arranger avec l’hôpital pour m’emmener, ils pourraient faire l’effort de penser au moins à ça.
Elle s’assied sur mon lit à côté de moi, me tapotant le genou avant de se caler contre les coussins.
— Je sais, ça ne fait rien va.
Pensive, elle fixe le plafond, puis reprends.
— Il y a trop de demandes et pas assez de spécialistes. Ils prennent en charge tous les patients du comté et sont payés à coups de lance-pierres. C’est comme ça, dit-elle en haussant les épaules.
Une bouffée d’amour et de respect m’envahit. Comment fait-elle pour leur trouver encore des excuses ? Je ne compte plus les fois où mes rendez-vous ont été annulés, ou reportés. Ému, je me racle la gorge.
— Bon, on fait quoi alors ?
Elle se met à rire, en me poussant de la main.
— Toi, je ne sais pas, mais moi ça ne fait aucun doute, je vais me préparer une énorme glace pour me remonter le moral, t’es partant ?
— T’es sérieuse ? Je te suivrais au bout du monde pour une boule aux noix de pécan.
Arrivé dans la cuisine, je plonge la tête dans le congélo avant de pousser un grognement. Un post-it totalement givré, écrit en lettre capitale de la main de Derek est collé sur la boîte. Cet idiot a inscrit en gros : plus de pécan !
Je m’en empare et le montre à Marlène ; elle soupire, avant de jeter le tout à la poubelle. Je pose les trois seuls parfums qui restent sur la table. De concert nous prenons nos saveurs préférées, Marlène pistache, moi chocolat. Je plonge ma cuillère pour en ressortir un autre mot sur lequel est marqué : pas de bol, plus de chocolat !
— Regarde un peu ça, ce crétin a tout bouffé, ça lui coûterait de le dire, non mais franchement ?
Elle se lève et range tout ce qui se trouve sur la table de la cuisine. Je fronce les sourcils.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
— Allez, bouge, je t’emmène au centre commercial. Un tout nouveau magasin a ouvert ses portes : AU PALAIS DES GLACES. Je suis passée devant pas plus tard qu’hier, ils ont tellement de parfums différents, on ne pourrait pas tous les goûter, même si on y retournait tous les jours pendant un mois.
Je jubile d’avance, mais impossible d’y aller dans cette tenue, je me change vite fait et ébouriffe mes cheveux à l’arrache.
— J’imagine déjà la tronche de Derek, il va péter un câble.
— On n’a pas fini d’en entendre parler, dit-elle en s’esclaffant.
Un bon chapitre pour développer la relation entre Marlène et Kyle, elle est touchante, on voir leur importance réciproque. Le personnage de Marlène est assez admirable au vu de tout ce qu'elle traverse. L'humour est aussi bon, avec des passages assez marrants, sur les glaces, Hugo Boss et puis certaines expressions de Kyle sont vraiment drôle
"C’est tellement déprimant que je pense à entrer dans les ordres !" celle-là m'a fait beaucoup rire.
Il y a aussi des choses qui m’intéressent, évidemment la première rencontre visuelle avec Anna et le rendez-vous annulé chez le psy. Je me demande si un psy pourrait être amené à jouer un rôle important dans cette histoire. Curieux de lire la suite...
Un plaisir,
A bientôt !
J'ai été très surprise de voir ton commentaire, qui me fait très plaisir du reste, j'ai un peu honte ne pas aller lire tes chapitres, mais je suis tellement occupée en ce moment, que je passe en coup de vent sur le site, mais promis, je vais retourner très bientôt sur ton roman.
Merci pour ton retour très positif, j'aime le fait que tu t'interroge sur la suite, mais je ne vais rien dévoilé du tout 😇 même si je sais que tes questions sont purement rhétoriques😉
Au plaisir
A bientôt de te lire
J'enchaine les chapitres, mais ton histoire m'intéresse beaucoup (je m'investis peut-être un peu trop haha 😅). Le chapitre est fluide, l'humour y est (sacré Derek, il n'en loupe pas une !) et surtout on a ENFIN une rencontre entre Kyle et Anna ! Mais surtout, on a aussi un aperçu des services sociaux avec l'histoire du héros masculin, et c'est très intéressant, on a de la peine pour lui et Marlène.
Malgré l'histoire d'amour promise en présentation de ton bouquin, je ne serais pas étonnée du sens plus profond de l'intrigue, comme le système mal au point concernant le social dans les quartiers défavorisés (bien trop vite oublié à mon goût) et j'espère en découvrir davantage de ton point de vue ! (Ton à propos m'a intrigué !)
Mais j'ai tout de même des remarques sur ce chapitre, certains points reviennent c'est vrai mais en comparaison pour l'histoire, ce n'est pas grand chose, juste des petites tournures de phrases. Les voici (à toi de voir ce qui te convient le mieux) :
1) « Sur ce coup-là, il risque gros vu qu’il est le meilleur boxeur de son pool. Si Mike le vire, c’est tous ses espoirs qui partent en fumée. » —> Le premier pronom interrogatif n’est pas utile, ça fonctionnerait même très bien si tu l’enlèves, regarde : « Sur ce coup-là, il risque gros car il est le meilleur boxeur de son pool. Si Mike le vire, c’est (ce sont ?) tous ses espoirs qui partent en fumée. »
2) « Je ne crois pas qu’il se rende compte qu’il parle fort. Mais tous ceux qui s’entraînent se sont arrêtés pour nous observer. » Pareil, tu peux enlever un pronom interrogatif, voire deux, ça donnerait ça : « Je ne sais pas s’il se rend compte qu’il parle fort. Mais tous ceux en plein entraînement se sont arrêtés pour nous observer. »
3) « Tel qu’on le connaît, il ne l’est pas du tout. Et avec le culot qui le caractérise » : Tu peux aussi enlever un pronom interrogatif, par exemple celui de la deuxième moitié de ta phrase, ça donnerait ainsi : « Et avec son culot légendaire »
4) « Un double - la ferme - retentit dans la pièce. » —> « Un double « la ferme » (ou en italique) retentit dans la pièce. »
5) « — En admettant que j’aie envie de démêler toute cette histoire, ce qui est loin d’être le cas », là aussi tu peux enlever un pronom interrogatif : « — En admettant que j’aie envie de démêler toute cette histoire, et c’est loin d’être le cas »
6) À la tirade de Mike : « Cet argent, je vais devoir le retirer du budget que j’alloue aux produits ménagers, ainsi qu’aux flyers. Enfin, j’en arrive à ce qui nous intéresse aujourd’hui : le nettoyage. » Aussi, tu peux enlever un pronom interrogatif : « Cet argent, je devais devoir le retirer du budget que j’alloue aux produits ménagers, et aux flyers. Enfin, j’en arrive au plus intéressant (en italique parce que c’est de l’ironie) : le nettoyage ».
7) « — Si vous avez fait tout ça pour rencontrer Taylor Jackson, et ce n’est qu’une hypothèse, vous n’êtes qu’une bande d’idiots, je viens de l’embaucher. » — > « — Si vous avez fait tout ça pour rencontrer Taylor Jackson, et c’est juste une hypothèse, vous n’êtes qu’une bande d’idiots, je viens de l’embaucher. »
8) « Aujourd’hui, Je » tu peux enlever la majuscule à « je ».
9) « J’attends qu’elle finisse de se préparer. Ses talons claquent dans le couloir alors qu’elle me rejoint. » —> « J’attends Marlène, elle finit de se préparer. Ses talons claquent dans le couloir quand elle me rejoint. » Pourquoi enlever les pronoms interrogatifs ? Tu en as mis un juste après dans le dialogue.
10) « — Encore ! dis-je fatigué » tu peux mettre une virgule après « dis-je ».
11) À la tirade de Marlène sur le Palais des Glaces : « ils ont tellement de parfums différents qu’on ne pourrait pas tous les goûter » —> « ils ont tellement de parfums différents, on ne pourrait pas tous les goûter »
Oui ça fait beaucoup 😅
À bientôt, j'ai hâte de lire la suite :)