Nous nous dirigeâmes donc vers le salon des domestiques, où l’un d’eux nous apprit que les frères Boleyn se trouvaient certainement dans une des bibliothèques du manoir.
Alors que nous marchions en direction de la fameuse salle, nous atterrîmes dans un couloir où se déroulait une drôle de scène : Mark Andrew, à quelques centimètres d’Anne Howard, parlait en retenant mal sa colère, effectuant de grands gestes avec ses bras.
- Mais quelle idée, Anne ! Accusait-il. Pourquoi les diriger vers elle en particulier ? C’est absurde !
- Mais, Mark, je ne savais pas...
Elle s’interrompit, nous ayant aperçu. Mark Andrew se tourna à son tour vers nous, et ses yeux s’exorbitèrent.
Anne Howard détala rapidement en sens inverse, laissant seul le maître de maison.
- Vous ! Mugit le père Boleyn. Depuis combien de temps nous écoutez-vous ?
- Assez longtemps pour comprendre que vous entretenez une relation intime avec votre intendante.
Je fusillai Gallant du regard. Pourquoi parler ainsi ? Non seulement il provoquait Mark Andrew, mais en plus de cela il s’agissait d’un terrible manque de tact !
Le père de famille s’avança rapidement vers nous, pointant un doigt accusateur qu’il enfonça dans la poitrine du détective.
- Je vais vous faire ravaler vos paroles, saleté de flic !
- Vous voulez dire que vous allez me frapper ? Questionna Gallant en feintant la surprise. Allez-y, mais je vous avouer que je suis terriblement faible au combat au corps-à-corps ! Il suffira d’un coup de poing pour me mettre au tapis.
- Gallant ! Le réprimai-je. Assez ! Monsieur Boleyn, pardonnez son comportement, il n’a pas l’habitude de-
- Non ! Vociféra Boleyn. Taisez-vous, idiot ! Je vais lui régler son compte, à cet imbécile de Français.
Angoissé à l’idée qu’une bagarre éclate, j’ancrai mes pieds bien dans le sol, prêt à sauter sur Boleyn si cela signifiait protéger Gallant.
Loin d’être inquiet, le détective émit un petit rire en penchant la tête vers Boleyn.
- Monsieur, commença-t-il d’une voix douce , vous pouvez me menacer comme bon vous souhaite. Vous pouvez même me frapper. Mais je vous interdis formellement d’insulter mon ami ici-présent. Il est le premier à avoir voulu faire la lumière sur le meurtre de madame Boleyn, votre épouse, dans un pur élan d’humanité. Il ne mérite clairement pas vos invectives. Alors, allez-y, frappez-moi. Faites-le, et ainsi j’aurai une très bonne raison d’appeler l’inspecteur Sharp, qui viendra immédiatement vous coffrer.
Je doutais sincèrement que Sharp ne se manifeste pour une bagarre concernant Gallant, mais mes pensées furent rapidement submergés de reconnaissance envers les bonnes paroles du détective.
Mark Andrew, lui, était devenu rouge de fureur. Son regard virevoltait entre Gallant et moi-même, tiraillé par l’envie de se battre et la crainte de voir débarquer la police.
Finalement, avec un grognement de colère, il tourna les talons, et partit dans la même direction que Anne Howard quelques instants plus tôt.
Soulagé, je repris mon souffle, et me surpris à rire nerveusement.
- Eh bien, vous savez comment parler aux hommes ! Me moquai-je. Mais... ne savez-vous vraiment pas vous battre ?
- Absolument, me répondit Gallant en haussant les épaules. Je déteste la violence, je préfère l’éviter comme je peux.
- Dur de l’éviter, en voyant comment vous avez délibérément accuser Mark Andrew d’adultère !
- Il n’y a que la vérité qui blesse, non ? Cet homme devrait apprendre à gérer sa colère... Quoi qu’il en soit, revenons-en à nos moutons, et allons voir les frères Boleyn.
Nous pûmes pénétrer dans la bibliothèque en question sans autre accrochage.
Là, nous trouvâmes Sebastian assis derrière un piano à queue, le visage tourné vers une fenêtre. Il ne jouait aucune mélodie, se contentant d’observer l’extérieur.
Lennox, assis dans un fauteuil en velours, se rongeait les ongles en se balançant d’avant en arrière.
Lorsqu’ils nous virent entrés, leur réaction fut diamétralement opposée.
Sebastian se leva immédiatement, les sourcils froncés et les poings serrés. Lui aussi ne savait visiblement pas contrôler sa colère... A l’inverse, Lennox nous jeta un regard dans lequel se lisait un certain soulagement. Il sourit, et vint à notre rencontre.
Alors qu’il ouvrait la bouche pour parler, Sebastian le devança.
- Que voulez-vous ? Aboya l’aîné.
- Résoudre cette enquête, répondit Gallant avec nonchalance. Et vous êtes la dernière pièce du puzzle. Il est temps de passer aux aveux, messieurs. Je ne suis plus d’humeur à bavarder tranquillement. Je veux la vérité, et je la veux maintenant !
Je fus surpris par la colère de Gallant, bien que je le soupçonnais de jouer une nouvelle fois la comédie. Jeune homme maladroit face à Anne Howard, le voici qu’il devenait le méchant flic face aux deux jeunes frères.
Si son agressivité parut faire effet sur Lennox, ce dernier laissant transparaître une certaine terreur, elle fut toutefois inutile sur Sebastian.
- Nous ne savons rien, déclara l’aîné. Allez chercher votre vérité ailleurs, détective.
- Oh que non, gamin. Ma vérité est ici. C’est lui qui la détient.
Il pointa son index vers Lennox. Le pauvre garçon blêmit encore plus. Il se laissa retomber sur son siège.
- Cessez de l’effrayer ! S’énerva Sebastian. Vous n’avez aucune preuve, aucune ! Il n’a rien fait !
- Sebastian Boleyn, votre colère vous accuse plus qu’elle ne vous innocente ! Je n’ai pas de preuve, certes, mais je vous ai bel et bien entendu discuter hier soir ! Vous ordonniez à votre frère de se taire. Alors, Lennox, veux-tu toujours te taire, ou vas-tu enfin me dévoiler la vérité sur le poison qui a servi à tuer votre pauvre mère ?
Lennox pâlit davantage, ce que je cru impossible tant son visage était déjà si blanc. Voyant son frère sur le point de flancher, Sebastian se précipita vers Gallant. Je m’interposai entre eux.
Sebastian s’immobilisa, mais jeta un regard furieux sur le détective.
- Mon frère est innocent, il n’a rien fait ! Pesta l’aîné. Je vous le jure, il est innocent ! Vous devez me croire !
- Bien, déclama Gallant. Comme vous voudrez. Je m’en vais de ce pas m’entretenir avec l’inspecteur Sharp. Si aucun de vous ne veut passer aux aveux, alors je vous ferai coffrer tous les deux ! Peut-être serez-vous plus bavard, une fois derrière les barreaux.
Il se tourna vers la porte. Je le talonnai, hésitant sur la démarche à suivre. Mais, avant que nous puissions passer le pas de la porte, la voix tremblante de Lennox s’éleva.
- Atten... Attendez, s’il vous plaît...
Nous nous retournâmes vers lui. Des larmes perlaient à ses yeux.
Sebastian, s’avouant vaincu, se laissa choir sur un siège, prit son visage entre ses mains.
- Vous avez raison, poursuivit Lennox. Pour... pour le poison...
Gallant vint s’assoir en face de lui, et prit une voix beaucoup plus douce.
- Raconte-moi tout, petit.
- Je... je me suis procuré ce poison. Les feuilles de laurier roses, ce n’est pas facile à trouver... Je voulais un poison discret, pour qu’on ne remonte pas ma trace.
- Où est-ce que tu te l’es procuré ?
- Vous... vous me promettez de ne pas arrêter la personne qui me l’a donné ?
- Cela dépendra de beaucoup de choses. Mais n’ai pas peur de parler. C’est l’heure de tout avouer, désormais.
- C’est... c’est Bishop Lawrence, monsieur...
- Le jardinier, c’est cela ?
- Oui... Il est également botaniste et... il collectionne certains poisons... Mais c’est de ma faute, c’est moi qui l’ait forcé !
- Comment l’as-tu convaincu ?
- Je... j’ai menacé de tout dévoiler...
Il détourna la tête, honteux. Sebastian, lui, n’avait toujours pas bougé.
Gallant hocha doucement la tête.
- Dévoiler sa relation avec Victoria, c’est cela ?
Lennox lui jeta un regard médusé, tout comme moi.
- Comment le savez-vous ? Demanda le jeune homme.
- L’intuition, simplement. C’est pour cela que votre sœur s’est disputée avec votre mère, non ? Non seulement elle réclamait son indépendance, mais elle refusait également le mari que lui imposait sa mère, pour la simple et bonne raison que son cœur était déjà pris.
- Oui, vous dîtes vrai... C’est pour cela qu’il ne faut pas s’en prendre à lui ! Le pauvre ne voulait pas que mère sache pour leur relation, alors il m’a apporté le poison.
- Et ce poison, qu’en a-tu fais ?
Les yeux de Lennox se firent suppliants.
- Non, par pitié, implora-t-il. Ne croyez pas que j’ai tué ma mère, je vous en supplie. Ce poison, il m’était destiné à moi et à moi seul.
- Quoi ? M’écriai-je. Mon garçon, tu souhaitais te suicider ?!
Lennox éclata en sanglots. Il parvint néanmoins à bafouiller :
- Oui, je voulais en finir avec la vie... Mère allait m’emmener à l’autre bout du monde, et je ne le voulais pas... J’allais tout perdre pour un monde inconnu. Je ne pouvais même pas refusé, je n’avais aucun droit de parole. Personne ne voulait prendre ma défense, m’aider, même pas mon père ! Je ne voulais pas vivre un jour de plus sous le régime autoritaire d’une mère tyrannique. Victoria, Sebastian, Emily... Ils allaient tous prendre leur indépendance, vivre leur vie... Et moi, j’étais emprisonné dans ma minorité, sous le contrôle absolu de ma mère... Mon père, lui, ne voulait même pas parler avec moi de... de tout ça... J’étais seul, perdu, anéanti par le désespoir. Comprenez donc, monsieur, que ce poison était uniquement destiné à moi.
- Alors comment s’est-il retrouvé être l’arme du crime ayant servi à empoisonner votre mère ?
- C’est bien cela le problème, monsieur le détective... Je l’ignore complètement. Hier, après m’être procuré le poison, je suis parti dans ma chambre. Je m’apprêtais à l’ingurgiter quand... Sebastian est arrivé au même moment. Il venait de rendre visite à la femme qu’il souhaitait épouser, pour lui dire qu’il allait partir avec elle du soir même. Il était venu me prévenir de son départ imminent.
Lennox s’interrompit un moment, en proie à une terrible tristesse. Puis il reprit :
- Il a compris ce que je m’apprêtais à faire, et il m’en a empêché. Il m’a convaincu de ne pas passer à l’acte, et il a promis de m’emmener avec moi. Il m’a dit qu’on allait fuir, refaire notre vie ailleurs.
Sebastian, bien que silencieux, fut parcouru de tremblements, et je devinais aisément qu’il était secoué de sanglots.
- Nous avons rangé le poison dans un tiroir, continua Lennox. On avait prévu de le jeter du soir même, en toute discrétion. En attendant, Sebastian m’a emmené dans le jardin pour prendre l’air... Mais, quand nous sommes revenus dans ma chambre, le poison avait disparu ! C’était irresponsable de notre part, je le sais. On aurait du faire bien plus attention, mais j’étais dans une telle détresse, je n’ai pas réfléchi... Mais, après tout, personne n’était censé être au courant ! Et Sebastian voulait simplement me réconforter, nous n’avons pas pensé une seule seconde que le poison puisse nous être volé...
- Madame Howard m’a affirmé avoir entendu du bruit dans la chambre de Sebastian, alors qu’il était censé être parti. En réalité, c’est toi qu’elle a entendu, n’est-ce pas ?
- Oui... J’attendais que Sebastian revienne. Je... je ne voulais pas rester dans ma chambre...
La gorge du jeune garçon se noua, et il ne pu continuer.
Gallant se tourna délicatement vers Sebastian.
- Vous craigniez qu’en nous dévoilant tout ceci, je ne vous accuse de matricide ?
Ayant compris que la question lui était adressé, Sebastian retira enfin les mains de son visage. Les sanglots s’écoulaient silencieusement de ses yeux.
- Oui, dit-il en hochant la tête. Je ne voulais pas que vos soupçons se portent sur Lennox, alors qu’il n’était coupable de rien. Comme il vous l’a dit, j’étais parti une première fois pour aller retrouver ma fiancée, afin de lui faire part de mon projet de la rejoindre du soir même. Tant pis si cela signifiait renoncer à mon héritage. L’argent ne vaut rien en comparaison de l’amour. L’amour peut acheter tout l’or du monde. Mais, en constatant la disparition du poison, j’ai paniqué. J’étais tellement inquiet que je suis directement parti voir père. En effet, il est celui qui avait le plus pour habitude d’aller et venir dans nos chambres sans autorisation. Je lui ai alors demandé s’il n’avait pas pris une petite fiole. J’ai insisté sur la dangerosité du contenant, pour qu’il me le rende immédiatement si c’est lui qui l’avait en sa possession. Il était tellement surpris que j’ai compris qu’il n’avait rien fait de tel. Il m’a posé des questions, mais je suis reparti sans lui fournir de réponses. La deuxième fois, j’ai laissé Lennox dans ma chambre et je suis parti rendre visite à Bishop Lawrence. Je me disais qu’il savait peut-être quelque chose, ou que c’était peut-être même lui qui avait repris le poison, qui sait ? Hélas, il n’en était rien. Il était même paniqué à l’idée qu’un poison se balade dans la nature. Vous comprenez pourquoi je ne pouvais pas vous révéler le lieu où je me trouvais. Si je vous avais révélé que je m’étais rendu chez notre jardinier, vous auriez appris qu’il collectait les poisons, et alors je serai devenu le premier suspect. Après cette visite, je suis donc revenu au manoir, où l’on venait de m’apprendre la mort de notre mère. Le poison était réapparu, utilisé pour assassiner notre génitrice. J’ai pris peur, je ne comprenais pas... Et je ne comprends toujours pas qui a pu faire cela.
- Ne vous inquiétez pas, le rassura Gallant. C’est mon travail de comprendre cela. Et, justement, vos aveux m’ont permis de tout comprendre
Puis, se tournant vers moi :
- Pourriez-vous faire venir l’inspecteur Sharp, je vous prie ? Je pense qu’il est temps de dévoiler toutes les pièces de ce sordide puzzle.
Petite coquille identifiée ici : « il a promis de m’emmener avec moi », avec lui plutôt ?
Est-ce que finalement la mère ne s’est pas suicidée?
Oui tu as raison pour la coquille, merci de l'avoir relevé ! :-)