Ana était bouche bée. À quelques pas à peine, le sol s’arrêtait net, comme le sommet d’une grande falaise. Seulement, en dessous, il n’y avait rien. Rien ! Des kilomètres et des kilomètres de vide. Si elle sautait, elle tomberait en chute libre pour l’éternité. Elle n’avait jamais eu le vertige, mais cette fois-ci, elle en eut des sueurs froides.
Elle releva un peu les yeux et découvrit un décor d’une beauté à couper le souffle. Au-dessus de leurs têtes, le ciel bleu azur commençait à peine à s’assombrir. Mais loin, loin devant, la voûte devenait noire, d’un noir profond parsemé d’étoiles, comme de la poussière de diamants sur un drap de velours. Une odeur de fleurs et d’orange flottait dans l’air. Elle huma profondément. Il y avait aussi un léger parfum de chocolat, mais celui-ci devait provenir d’Esther. Et au lieu des bruits habituels de vent dans les feuilles et de chants d’oiseaux, seul le majestueux silence régnait sur les lieux. Émerveillée et effrayée en même temps, elle comprit qu’elle se trouvait à la limite entre le monde matériel et l’inconnu le plus total.
Elle se trouvait tout simplement au bout du monde.
« Ça en jette », commenta prosaïquement Esteban.
Les autres acquiescèrent silencieusement. Jamais ils n’auraient imaginé pareil spectacle.
« Mais où est Cristalline ? On a dû la rater.
- À moins qu’elle n’habite encore au-delà, répondit Alain. C’est une nymphe. C’est normal qu’elle n’habite pas dans notre monde.
- Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On saute ?
- Je ne m’y risquerais pas. Je ne vois pas d’autre solution que d’attendre ici.
- Et dormir, ajouta Ana en bâillant à se décrocher la mâchoire. Je suis épuisée.
- Quelle fainéante…
- Merci bien Alain ! Tu pourrais garder ce genre de réflexions pour toi.
- Pardon ? »
Esther et Esteban regardèrent Ana en fronçant les sourcils.
« Je reconnais que cela peut paraître un peu défaitiste, prononça Esther avec hésitation, mais il a raison. Je ne vois pas d’autre solution que d’attendre ici. »
Ana avait du mal à comprendre pourquoi Esther feignait de ne pas avoir entendu le commentaire dépréciateur d’Alain : ce n’était vraiment pas son genre. Mais bon, elle n’allait pas en faire un drame. Elle retourna vers son sac de couchage qu’elle avait laissé derrière les arbres, se pelotonna dedans et ferma les yeux. Les autres restaient au bord du monde, à regarder le ciel s’assombrir tandis que le soleil se couchait.
« Eh, attendez ! s’écria soudain Esteban. Regardez le bec du macareux. Il n’est pas tout-à-fait devant nous ! Il pointe vers la droite.
- Mince, tu as raison ! On a dû dévier.
- On rectifiera notre route demain, décida Alain. Ne réveillons pas Ana. »
Le soleil les éveilla, comme à son habitude, vers six heures et demie. Bout du monde ou pas, l’astre du jour ne changeait pas ses coutumes. Ils rassemblèrent leurs affaires, prirent un petit-déjeuner copieux et se mirent en route. Ils longeaient le bout du monde, et ce n’était que modérément rassurant de cheminer avec ce grand vide à leur gauche. Ils s’arrêtaient souvent pour se ravitailler. Cette partie des bois était peuplée de poissons volants, certains qui battaient des nageoires, d’autres qui se soulevaient à l’aide d’une poche d’air chaud ou qui se propulsaient en expulsant un jet d’eau, à la façon d’une fusée. Il y avait aussi des fruits volants, qui se servaient de leurs feuilles comme d’une paire d’ailes ou bien qui se trouvaient catapultés par l’arbre sur lequel ils avaient poussé. Un peu plus loin, ils tombèrent sur un troupeau de tasses de chocolat chaud volantes, perchées sur leurs soucoupes volantes et accompagnées de croissants volants. Esther et Alain ne se firent pas prier.
Enfin, aux alentours de midi, ils comprirent qu’ils étaient arrivés au bon endroit.
« C’est quoi, tous ces nuages ?
- Certainement pas un phénomène naturel.
- Tu crois que ce sont des nuages, genre, solides ? Qu’on peut marcher dessus ?
- Je ne sais pas. »
De l’autre côté du bord du monde, dans le vide cosmique, flottaient des dizaines de nuages d’un blanc pur. Immobiles, ils brillaient à la lumière du soleil et s’étendaient comme un long tapis blanc d’une centaine de mètres de largeur. On aurait dit un chemin tracé pour eux.
Mais si jamais ce n’était pas un chemin, si jamais ces nuages n’étaient que de simples gouttelettes d’eau en suspension dans l’air, alors il n’y aurait rien pour retenir quiconque poserait le pied dessus.
« Je vais voir ce que ça donne », proposa Esteban.
Il se changea aussitôt en oiseau et prit son envol. Les trois autres restèrent quelques minutes à contempler son vol ; puis il disparut derrière un nuage.
« Bon ! s’écria Esther. Il serait peut-être temps de penser au déjeuner.
- Tu viens de t’empiffrer de croissants, s’étonna Alain, tu n’as tout de même pas déjà faim ?
- Je pensais surtout à ce soir : si jamais nous quittons la forêt, il faudra faire des provisions.
- Ça se tient. »
Alain esquiva une chaussure volante qui passait par là et se mit en quête de plantes comestibles. Trois tubercules et une poignée de graines plus tard, Esteban réapparut avec une bonne et une mauvaise nouvelle.
« Les nuages ont la texture d’une barbe à papa. Ils peuvent supporter le poids d’un condor, et j’ai appuyé autant que j’ai pu, ils me paraissent solides. Je pense qu’on peut marcher dessus. Par contre, ça ne m’a pas l’air très pratique. »
Huitième jour du mois du dragon d’argent
Esteban avait raison. On peut marcher dessus. Et ce n’est pas pratique, mais alors pas du tout. Nous avons mis vingt minutes avant de réussir à monter dessus. En résumé, nous avons grimpé à l’arbre le plus proche du bord, aux branches les plus hautes et les plus avancées au-dessus du vide. Le premier nuage était un peu en-deçà, il fallait sauter le plus loin possible et espérer retomber dessus. Heureusement, Esteban a une corde, pour nous retenir au cas où nous manquions notre coup. Comme je suis petite et légère, j’ai pu m’avancer davantage sur la branche ; j’ai réussi à atteindre le nuage du premier coup, ce dont je ne suis pas peu fière. Esteban n’a eu aucun mal à faire de même, évidemment. Il faut dire que c’est plus facile quand on est une panthère. Mais Alain et Ana ont eu plus de mal. Il leur a fallu deux ou trois essais chacun, et à chaque fois, nous craignions que la corde ou la branche ne soit pas assez solide. Heureusement, elles ne se sont pas rompues et nous sommes à présent tous les quatre sains et saufs sur les nuages.
Mais une fois dessus, ce n’est pas terminé ! Ces horribles nuages, on dirait vraiment de la barbe à papa. Lorsque je me suis écrasée – peu gracieusement, je dois dire – sur la surface du nuage, j’ai eu l’impression de me faire engluer dans une toile d’araignée. Il me faudra des heures pour nettoyer mes vêtements ! Et pour marcher, ce n’est pas non plus une sinécure, puisque ces maudits nuages nous collent aux chaussures. Encore une fois, j’ai de la chance d’être petite et légère, parce que les autres s’enfoncent jusqu’aux chevilles. En plus, ils n’ont pas goût de barbe à papa du tout (plutôt de crottes de dragon ; j’ai goûté, ne riez pas SVP).
Passer d’un nuage à l’autre n’est pas non plus une mince affaire. Bon, voyons le verre à moitié plein : au moins, nous n’avons pas eu à recommencer nos acrobaties et nos vols planés, puisque les nuages sont reliés entre eux par plusieurs chemins différents. D’abord, il y a les ponts de glace. Ça fait très « conte merveilleux » dit comme ça, des nuages blancs reliés par des ponts de glace, mais je vous assure que ça n’a rien de merveilleux. Ils glissent et ils sont très froids, à tel point qu’il faut se couvrir les mains avec nos manches pour se tenir aux rambardes et ne pas glisser. C’est presque un soulagement de retrouver les nuages : ils sont tellement collants qu’au moins, on n’a pas peur de tomber !
Les éclairs sont déjà plus étranges. Ce sont des arcades d’un bleu électrique qui apparaissent de temps en temps d’un nuage à l’autre pendant une durée de quelques dizaines de secondes. Alain en a touché un accidentellement, et nous nous sommes aperçus qu’ils n’étaient pas mortels. Ils sont solides, ils chauffent et ils grésillent, c’est assez perturbant. De plus, il faut se dépêcher de les traverser, avant qu’ils ne disparaissent. Mais au moins, ces machins sont à peu près praticables.
Pas comme les arc-en-ciel.
J’ai honte de l’avouer, mais j’ai soudain été prise d’une envie irrésistible d’en toucher un. Il faut dire que ce sont de magnifiques rubans de lumière pure, aux couleurs irisées, un peu comme un bonbon Diamenthe. Mal m’en a pris : je me suis retrouvée aspirée dans un flux de je-ne-sais-quoi et, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, je me suis retrouvée éjectée sur le nuage d’au-dessus. En voyant que ça allait vite et que c’était visiblement sans danger, les autres m’ont suivie. Ana et Esteban ont trouvé ça très drôle. Alain, non. Pour une fois, je suis d’accord avec lui. Le mot « horrible » est celui qui correspond le mieux à cette sensation. Plus jamais je ne retourne dans une de ces horreurs. Je préfère encore me geler les mains sur un pont de glace !
Après une heure à galérer dans la barbe à papa, Esteban repéra enfin quelque chose de nouveau.
« Eh ! Regardez le nuage vert.
- Où ça ?
- Tu vois le nuage rosé, à droite ? Un peu plus à gauche, au-dessus.
- Ah, oui, le nuage vert. D’accord. Ce n’est pas très joli. Et alors ?
- Je crois que ce sont des plantes. »
Encore une demi-heure plus tard, ils parvinrent enfin au nuage en question. C’étaient des plantes, en effet. Des carottes, des radis, des nakats, des bettes, et même un pommier.
« Quoi ? Seulement ça ? C'est une arnaque !
- Où est le problème, Esther ? Tu n’aimes que les pommes de terre ?
- Pas du tout ! Mais au bout du monde, ce serait la moindre des choses d’avoir des plantes… exotiques, non ? Des arbres lumineux ? Des fleurs qui parlent ?
- Peut-être qu'une fois avalés, ils révèlent des effets secondaires amusants, suggéra Ana.
- Oui, eh bien, cette fois-ci, ce n’est pas moi qui vérifie, pesta Esteban. Je déteste avoir les cheveux fuchsia. »
Ana grommela – ses tests chimiques étaient rangés tout au fond de son sac – mais elle se mit tout de même à la tâche. Elle découpa des petits morceaux de légumes qu’elle mit à tremper dans des fioles de produits divers, elle les pressa pour en recueillir le jus, puis elle demanda à Esther de chauffer ou de refroidir tel ou tel mélange.
« Voilà. Nous aurons les résultats dans quelques heures. Mais bon, vous savez, en sciences, on ne peut jamais être sûr du résultat avant d’essayer. »
Ils avançaient lentement ; mais le soir venu, ils arrivèrent en vue d’un splendide palais haut et scintillant. Il semblait fait uniquement en cristal, et ses hautes tours s’élançaient à l’assaut du ciel comme une tour de Babel translucide. Nul doute que si les rois de l’Ekellar avaient eu l’orgueil de construire un pareil château, les dieux l’auraient détruit sur-le-champ.
Comme il faudrait encore plusieurs heures de marche pour l’atteindre, ils décidèrent de monter le camp ici. Les barbes à papa géantes avaient au moins le mérite d’être confortables. Cela leur changeait après toutes ces nuits passées sur un tas de feuilles ! Les tests d’Ana n’identifièrent aucune substance douteuse dans les légumes ; et après s’être partagé une carotte, ils constatèrent qu’aucun d’eux ne se voyait obligé de parler en vers ou pousser une paire d’oreilles velues.
Avec ces plantes et les restes des bois-peinture, ils eurent de quoi faire un repas convenable. Mais Esteban avait peur pour les prochains jours. Leurs maigres réserves tiendraient-elles ? Et Ana avait-elle encore des ingrédients magiques ?
« Ne t’inquiète pas pour ça, répondit-elle. Dans la forêt, il y avait tout ce dont une jeteuse-de-sorts peut rêver. J’ai reconstitué mon stock pour les semaines à venir.
- Quoi ? demanda Esther.
- J’ai dit que ce n’était pas un problème, que j’avais tout ce dont…
- J’ai entendu ! Mais de quoi parles-tu ?
- Ben, des ingrédients magiques ! Tu n’as pas entendu la question d’Esteban ? »
Elle la regarda d’un air perplexe. Alain, lui, la fixa avec surprise. Se pourrait-il qu’elle soit…
« Tu crois vraiment ?
- Tu vois !
- Quoi, là non plus, tu n’as rien dit ?
- Excusez-moi, intervint Esteban, mais de quoi parlez-vous ? »
Alain se tourna vers lui avec un grand sourire.
« Ana est également télépathe ! Depuis hier au moins, elle lit dans nos pensées sans s’en rendre compte. Moi aussi, la première fois, je croyais que Nicolas m’avait parlé.
- Télépathe ? Mais c’est génial ! s’écria Esteban. Il faudra que je t’apprenne le polymorphisme. Il paraît que plus on maîtrise de pouvoirs différents, plus c’est facile d’en développer d’autres. Commence par l’orang-outan, ça pèse à peu près un humain et c’est pas franchement différent.
- Sans parler des pouvoirs un peu exotiques, comme la télékinésie ou la voyance… Tu imagines, si tu pouvais nous faire léviter ? Plus besoin de marcher sur ces maudits nuages !
- Eh, du calme ! »
Ana avait l’impression que son cerveau débordait. D’abord, ils atteignaient le bout du monde ; ensuite, ils s’empêtraient dans une substance gluante et visqueuse qui flottait dans le ciel ; et maintenant, elle apprenait qu’elle lisait dans les pensées des autres sans même s’en rendre compte !
« S’il vous plaît, ne mettons pas le chapeau avant le shampoing. D’abord, on trouve Cristalline ; ensuite, on rentre aux Îles ; et seulement après, je verrai pour prendre éventuellement des cours supplémentaires. Je suis juste une jeteuse-de-sorts de cycle inférieur, pas une étudiante en dernière année de maîtrise. »
En songeant à sa scolarité, elle se rembrunit. Après… Lorsqu’ils seraient rentrés aux Îles… Tout serait différent. Elle avait coupé les ponts avec sa famille. Elle ne pourrait pas rentrer chez elle sans les mettre en danger. Elle devrait laisser tomber les sciences et rejoindre l’École à temps plein. Mais elle pourrait inventer tous les sortilèges qu’elle voudrait, prendre des options supplémentaires, développer sa télépathie, valider sa fin de cycle inférieur, puis peut-être, passer le plus haut diplôme de magie des Îles : la Maîtrise ! Une vie disparaissait devant elle pour laisser place à une autre, terriblement plus audacieuse. Cela lui faisait un peu peur…
Mais pour l’instant, elle était au bout du monde et il était temps de dormir. À chaque jour suffisait sa peine.
Ana fit des rêves étranges cette nuit-là. Dans ses songes, elle avait inventé un sortilège qui faisait léviter les télépathes. Elle s'était envolée jusqu'à la lune où des orangs-outans voulaient lui faire manger des ingrédients magiques invisibles ; mais, en fait, il s’agissait d’arc-en-ciel qui lui entortillaient la langue. En conséquence, un des singes se transforma en Mme Denavalle, sa prof de biologie. Celle-ci la menaça d'empaler sa sœur Naïs sur une corne de licorneau ailé, à moins qu’elle ne réponde correctement à des questions sur la bataille du coq d’argent. Ana protestait, car cet épisode historique n’était qu’au programme de terminale P. Mais là-dessus, Nicolas Rausle, le frère d’Alain, arriva à dos de chouette ; il brûla le singe-prof grâce à une orange piquée au bout d’une épée, avant de l'inviter au bal dans le palais de cristal.
« Désolée, j’y vais avec l’écureuil de Roellep.
- Ana ! Mais réveille-toi, bon sang ! »
Elle ouvrit les yeux. Et le spectacle qu’elle découvrit lui glaça le sang.
Auguste Eraseher les avait retrouvés.
Alain et Auguste se faisaient face et se jaugeaient du regard. Alain avait cette fois-ci l’épée de glace confectionnée par Esther, qui restait une bien meilleure arme que le petit sabre d’Ana ; mais le nuage lui faisait perdre en mobilité, mobilité dont il aurait eu bien besoin face à un adversaire plus grand et lourd que lui. De son côté, Auguste avait bien compris son avantage face à Alain ; mais Alain n’était pas seul. Esteban avait encoché une flèche dans son arc, et même s’il gardait son arme baissée pour l’instant, nul doute qu’il était prêt à tirer. De son côté, Ana, enfin réveillée, tenait son sabre dans sa main droite et un flacon de jus de ratolliane dans sa main gauche. Le jus de ratolliane n’avait aucune utilité en lui-même, mais c’était un coup de bluff : dans la mesure où Auguste l’avait déjà vue jeter une potion explosive, peut-être qu’il allait se méfier.
Derrière eux, Esther se tenait assise, immobile, le regard fixe, comme une statue de glace. En vérité, à l’intérieur d’elle-même, elle était aux prises avec un maelstrom d’émotions. Devait-elle paniquer ? Se cacher derrière Alain ? Insulter Auguste ? L’attaquer ? Essayer de se calmer ? Utiliser ses pouvoirs magiques ? Sauter du nuage ? Se rendre à son frère ? Elle ne savait plus quoi faire, elle était complètement perdue, elle n’arrivait pas à se décider, elle restait bloquée dans une superposition de tous ces états sans aucun qui ne parvenait à prendre le dessus.
« Ceci est un avertissement, lança Alain d’une voix assurée. Esther est notre coéquipière. Aucun de nous ne vous laissera toucher à elle. Partez et il ne nous arrivera rien.
- Vous ne comprenez pas. Je fais cela pour l’aider ! Elle est possédée par un démon. J’essaie de la sauver !
- Elle n’est pas possédée par un démon, intervint Ana. Toutes les études monstrologiques ont démontré que la possession n’excède pas quelques dizaines de minutes pour les humains et les elfes. Et elle n’a pas un seul symptôme.
- Alors cela signifie que Père a raison. Estelle n’est pas une elfe. »
Ana et Esteban levèrent les yeux au ciel. Ce qu’il disait n’avait tout bonnement aucun sens.
« Pas une elfe ? C’est ta sœur !
- Non, justement, rétorqua Auguste. Elle n’est pas ma sœur biologique. Elle a été adoptée. »
Il y eut un silence. Bon, peut-être qu’elle avait été adoptée. Et alors ? Ce n’était pas une raison pour la torturer en essayant de la priver de sa magie. Les hypothétiques origines monstrueuses d’Esther n’étaient fondées sur absolument rien, c’était juste un prétexte pour Auguste pour se dédouaner de sa magicophobie.
« Nous l’avons trouvée dans le temple du dieu des nuages, à Sunamy. Un petit bébé de quelques jours à peine. J’avais neuf ans à l’époque, j’étais enfant unique et mes parents ne réussissaient pas à avoir un autre enfant. Alors ils l’ont adoptée. Nous ne savions pas à l’époque… »
Alain fit semblant de s’intéresser à ce que racontait Auguste, mais il n’en avait pas grand-chose à faire des états d’âme d’un salaud gonflé de préjugés. Il se concentra plutôt sur la situation et comment il allait la gérer. Il fallait se débarrasser d’Auguste, définitivement si possible pour qu’il ne revienne pas les embêter, mais le meurtre était peut-être une solution un peu extrême.
Il faurzt démander de l’zaide à Cristststlline, fit la voix d’Ana dans son esprit.
Eh, pas mal ! Ton premier message télépathique. Un peu bruité, mais intelligible. Et d’ailleurs, ce n’est pas une mauvaise idée. Tu veux y aller, ou tu préfères que je m’en charge ? Quoi que, c’est peut-être une meilleure idée d’envoyer Esteban, puisque c’est le plus rapide d’entre nous.
Après encore quelques discussions télépathiques, ils réalisèrent qu’Esteban n’avait qu’à se transformer en oiseau. Certes, il ne pourrait pas se retransformer une fois arrivé chez Cristalline, mais cette dernière savait très probablement lire dans les pensées. Cela lui permettrait de ne pas se soucier des nuages et d’aller beaucoup plus vite. Et même si cela le fatiguait de rester trop longtemps sous forme animale, il se sentait capable de parcourir l’aller-retour.
« Elle m’a brûlé, elle a failli me tuer, elle a parfois des crises démoniaques, elle a volé de l’argent à nos parents, poursuivait Auguste. Et puis au vu de sa peau diaphane, il y a forcément quelque chose qui cloche avec elle. Toujours pas convaincus ? De toute façon, je ne sais pas pourquoi je perds mon temps à convaincre des lobbyistes de la magie endoctrinés par un vieillard sénile de cent vingt ans. Laissez-moi supprimer Estelle et je consens à ne vous faire aucun mal. Eh mais, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? »
Esteban venait de s’envoler. Du point de vue d’un elfe peu accoutumé aux pratiques magiques, cela devait être particulier : le corps du polymorphe s’était effondré sur lui-même, laissant place à un oiseau aux larges ailes et à un tas de matière informe.
« Nos conditions n’ont pas changé. Vous nous laissez tranquille, nous vous laissons tranquille. Vous vous attaquez à l’une d’entre nous, nous nous défendrons tous ensemble. Allez-vous-en à présent, Auguste Eraseher. »
Mais après le départ d’Esteban, ils n’étaient plus que deux ; et Auguste s’estima capable de les affronter en même temps. Il dégaina un glaive, Alain se mit en garde et Ana se décala pour une défense optimale. Le combat était engagé.
Très vite, Auguste Eraseher se rendit compte qu’il avait été trop optimiste. Certes, il était un militaire entraîné et ne faisait face qu’à deux gamins, mais l’un des deux gamins se débrouillait mieux que prévu. Il ne pouvait pas savoir qu’il avait en face de lui l’ex-prince héritier du royaume d’Ekellar. En plus, les nuages collants gênaient sérieusement sa progression : à chaque fois qu’Auguste essayait de soulever un pied pour avancer, il se prenait immanquablement un coup sur le bras ou la jambe. Il ripostait, évidemment ; mais sur un pied, il manquait sérieusement de stabilité et il ne pouvait pas frapper aussi fort que ce qu’il aurait aimé.
Alors il décida de tenter le tout pour le tout.
Le Nariflorois massif se laissa tomber de tout son poids sur Alain. Le jeune garçon s’écrasa dans le nuage, suffoquant sous les quatre-vingt kilos de chair et de muscle qui venaient de s’abattre sur lui. Ana s’empressa de riposter et planta sa lame dans l’épaule d’Auguste. Hélas, cela ne l’arrêta pas. En fait, Auguste avait abandonné l’idée de survivre et de rentrer aux Îles. Tout ce qu’il voulait, c’était débarrasser le monde de ce qu’il pensait être un monstre. Peu importe s’il mourait dans la minute qui suivait. Il se voyait déjà en martyr anonyme, sauveur de l’elfité et l’humanité injustement méconnu, sacrifié sans autre ambition que le pur altruisme. Ignorant la douleur, il se releva, maintenant Alain collé dans le nuage en l’écrasant toujours sous son genou ; il saisit Ana par le poignet, la tira par-dessus son épaule blessée et la jeta au sol avec tant de violence que si cela n’avait pas été un nuage, elle se serait brisé la nuque. Mais on était sur les nuages ; ainsi, sa tête s’enfonça presque en douceur dans la masse nébuleuse. Elle se retrouva plantée à l’envers dans le nuage, un peu étouffée mais sans trop de mal ; elle fut même capable d’envoyer son pied à la figure de son agresseur.
Auguste repoussa la jambe d’Ana et s’extirpa du nuage. Il se moquait bien des deux humains qu’il venait de mettre à terre : sa cible était Estelle. Mais la petite futée en avait profité pour mettre les voiles. Ah, pourquoi n’avait-il pas écouté son père ? Pourquoi s’était-il obstiné à essayer de la sauver alors qu’elle ne pouvait pas l’être ? Pourquoi lui avait-il fallu si longtemps avant de se résoudre à l’inévitable ?
Soudain, il l’aperçut. Elle avait pris un éclair pour monter sur un nuage adjacent. L’éclair s’était éteint pour l’instant, mais ce n’était pas grave, il n’avait qu’à attendre le prochain. Déjà, il voyait les premières étincelles à la base du nuage, qui annonçaient la naissance d’un nouvel arc.
Esther les vit, elle aussi. Mais cette fois-ci, elle n’était plus une petite fille terrorisée. Cette fois-ci, il était hors de question qu’elle laisse Auguste s’en tirer comme ça. Elle se concentra sur les étincelles électriques. Pourquoi seraient-elles différentes des étincelles de feu ? La jeune fille n’avait jamais été aussi maîtresse de ses pouvoirs magiques. Elle canalisa son énergie jusque dans ces petits germes d’éclair ; elle les poussa à grandir, grandir encore et encore, et à se diriger vers Auguste.
Un quart de seconde plus tard, Auguste Eraseher n’était plus qu’un tas de cendres encore parcouru de petits courants électriques.
Esther mit encore quelques secondes avant de se rendre compte de ce qu’elle venait de faire. Contrôler la foudre ? Tous les Maîtres qui s’y étaient essayés avaient été expulsés dans l’au-delà. C’était supposé être impossible. Elle se rassura en se disant que ce n’était pas de la foudre ordinaire. Enfin quoi, on pouvait même marcher dessus ! Non, en vérité, ce qui la bouleversait, c’était la mort de son frère. Elle avait du mal à admettre que c’était fini. Auguste Eraseher n’était plus de ce monde. Et c’était elle qui l’avait tué. Elle ne s’était pas laissée faire… et elle était devenue une meurtrière ? Elle n’était plus en danger. Elle avait définitivement rompu avec son passé. Même si c’était la dixième fois qu’elle croyait rompre définitivement avec son passé. Elle était épuisée. Elle avait enchaîné une crise de panique, une fuite effrénée dans un nuage collant et un tour de magie d’une puissance inouïe. Elle commençait à voir complètement flou. Elle se laissa tomber sur le nuage comme une poupée de chiffons.
Et loin, très loin à la limite de sa conscience, elle vit un oiseau se transformer en elfe et annoncer joyeusement :
« J’ai trouvé Cristalline ! »
J'avais une petite interrogation : Alain va à l'école en Dragon. Pourquoi est-ce qu'ils n'en ont pas pris pour leur voyage ?
Sinon, continue comme ça ! J'adore l'évolution des personnages, les liens solides qu'ils batissent entre eux, et ces paysages farfelus.
Ah les dragons... Eh bien, c'est un peu la même justification qu'à la question "pourquoi Frodon n'a-t-il pas été emmené jusqu'à la montagne du destin par un aigle géant"...
L'explication officielle est que les dragons sont des grosses bêtes qui peuvent parcourir de longues distances mais doivent aussi dormir longtemps et manger beaucoup, et que ce serait trop compliqué de gérer un dragon dans un pays sauvage. Ou alors on peut dire que les dragons dressés risquent de redevenir sauvages dans leur habitat naturel (la forêt), quelle justification te semble la plus convaincante ?
Je vais rajouter ça dans le chapitre où Maître Cornélius leur annonce leur départ, je pense.