Chapitre 6 -- La modulation d'une Reine

Par Capella

Bien qu’Armand le lui ait toujours interdit, Emily se trouvait assise sur son lit, et ce, vêtue de son pantalon. La princesse sortait d’un bain venu l’aider à apaiser son esprit, et depuis le temps qu’elle s’était éloignée du palais, il lui serait sans doute difficile de trouver le moindre vêtement sale dans sa penderie. Aussi jugea-t-elle acceptable, pour une fois, de laisser entrer en contact le jean avec le tissu de sa couette.

Ruminant sa colère en esprit, elle considérait le tapis rouge sur lequel était placé son lit, avant de monter lentement vers son bureau vide, jouxtant une armoire bondée de livres d’histoire, de géographie et de textes politiques d’anciens rois, ou membres du conseil. Tous lui servaient d’inspiration et de leçons qu’elle révisait d’elle-même pour son avenir, pour peu, du moins, que son père cessât une bonne fois pour toutes d’essayer dans l’entraver dans ses objectifs.

Elle se laissa choir sur son lit, battant des jambes dans le vide, dépitée, agacée, fatiguée.

Elle sursauta quand un visage familier apparut à elle, se redressant soudain sur son lit pour faire face à son oncle qui venait d’arriver. Dans ses mains se trouvait un rectangle de métal semblable à celui d’une clé d’ordinateur.

Je suis donc la seule à ne pas avoir la clé de ma propre chambre ? Enfin, ce serait un joli déni de ne pas me croire prisonnière, sinon dans la forme, du moins dans les faits.

Adressant un sourire cynique à Roy, seul frère de son père le Roi, celui-ci lui renvoya un rictus un peu plus guindé qu’elle.

« Ta chambre t’avait manquée ? » dit-il avec des gestes secs. Sa façon de signer était quelque peu agressive due au manque de pratique, mais Emily s’y était habituée depuis le temps qu’elle le côtoyait.

« Nous allons dire ça », répondit-elle, moins portée vers une envie d’en rire en ce jour.

Roy s’approcha d’elle, tira une chaise de son bureau et s’y assit tranquillement. « Il faut dire que dans toute cette histoire tu ne facilites pas vraiment ton cas, toi… Je reconnais que s’allier au Cor du Sommeil, c’était une bonne idée, mais tu sais comme moi que si tu n’as pas Symphonie avec toi, autant te dire que tu as déjà perdu. »

Emily baissa le regard, morne, frustrée, et, en plus du reste, dégoutée de n’avoir aucun allié, même en celle qui l’avait élevée, alors que l’on n’avait rien à faire de plus que d’attendre, car elle était légitime. Elle trouvait cela désolant qu’on lui préférât une tradition. En fait, elle trouvait même plus enrageant de voir son père et sa mère la rassurer par des mots doux plutôt que de lui dire sans ambages qu’on la méprisait pour être née. Sa mère biologique avait au moins eu la décence d’être plus claire.

« J’aurais adoré le savoir avant de perdre, renvoya-t-elle. Je suppose que tant pis, je suis vouée à rester dans l’ombre de Kyss. » Elle réfléchit un petit instant, avant de tordre ses lèvres, circonspecte. « Tu penses que je pourrais lui souffler des directions ? Sera-t-il assez naïf pour me permettre de dominer en son nom ?

— Je vais être honnête, ça m’étonnerait, car il va recevoir une éducation pour diriger, et… ce genre de choses impliquent souvent d’apprendre à contrecarrer les ruses de son entourage… Cela dit, je te propose peut-être un peu mieux que ça. »

La princesse le considéra avec des yeux pleins d’expectatives. Elle se demanda après-coup ce qu’elle pouvait encore espérer pour la tirer de cette situation, mais l’espoir fut plus dominant que le cynisme.

« Ton frère t’apprécie. Propose-lui donc de prendre le trône, mais de te le rendre aussitôt installé dessus. En lui répétant sans cesse combien cela te fait du mal, combien tu travailles dur pour ça, combien ton père se montre injuste, il grandira en voulant te faire plaisir. C’est ce que j’ose croire, en tout cas. »

Emily ne répondit pas tout de suite. Portant une main à son menton, elle réfléchit avec ardeur, mais au bout du compte, elle soupira tristement.

« Je retarde de dix ans, au moins, mon trône, et en prime, je mise tout sur la bonté de mon petit frère. Il n’a que six ans, je ne sais même pas comment il va tourner.

— Certes… Mais ça vaut le coup d’essayer, non ?

— Dix ans. » Elle ne se sentit pas l’envie de développer plus pour exprimer en quoi ce seul argument était un frein.

« Que te reste-t-il d’autre, sinon ? » rétorqua son oncle avec un sourire jaune.

Qu’il eût raison ne signifiait pas que la princesse devait impérativement s’y plier. Au contraire, elle n’irait jamais suivre le courant pour faire plaisir à ces petits démons rieurs qui peuplaient ce château. Pourquoi prendre la voix de la facilité quand l’on pouvait choisir celle qui pousserait les autres à se tailler les veines de rage ?

« Il me reste mille et une autres solutions », bluffa-t-elle. Et elle croisa les bras, agacée par son propre mensonge.

Roy se gratta la joue, ses épaules s’agitant en quelques petites saccades. Il n’avait qu’à pas y croire, si cela lui chantait. Elle n’irait pas jusqu’à le punir une fois installée en tant que Reine, mais lui adresser un sourire torve et un « je te l’avais bien dit » restait raisonnable.

« Tu sais, je crois en toi et te soutiens. Je ne cesse de trouver les actes de ton père un peu injustes et insultants, mais sois réaliste. Tu n’es pas assez forte pour affronter un Roi. Je veux dire, à moins de l’assassiner… Et hors de question que je te laisse faire ça. Et puis, ça te ferait plus de mal que de bien, à toi aussi. »

Elle acquiesça. Cette conversation, ils l’avaient déjà eue, quand après une énième humiliation, son oncle était venu la trouver dans sa chambre pour s’assurer qu’elle ne ferait pas l’impensable contre son père. Roi, juge partial et cruel, il restait toutefois intouchable sans que les remords ne vinssent la ronger ensuite. Le trône ne vaudrait jamais la vie de cet homme…

Au moment où elle baissa le regard, elle découvrit que la porte s’ouvrit, la poussant à aussitôt relever le visage vers l’Opéra qui était apparu. Une jeune femme à la peau chocolat, aux cheveux noirs et aux yeux orangés. Tess, sœur aînée de son propre Opéra à elle, et esclave personnel de son père le Roi.

« Princesse Emily, votre père désir vous voir », transmit Roy.

L’intéressée opina du chef et se leva. Après la bourde de trop, elle s’attendait à ne pas s’en sortir avec une tape sur les doigts, mais à cette idée, sans doute par besoin viscéral de se gausser de l’Aventurier Emery Do lui-même, s’il s’était trouvé là, elle eut un grand sourire. Elle se leva, sentit une douce souffrance parcourir sa cuisse ceinte de bandage, mais fit de son mieux pour l’ignorer. En passant à côté de son oncle, elle se figea.

« Il y a toujours des solutions pour moi de vaincre l’injustice. J’ai fait une promesse au Cor du Sommeil ; je serais Reine. »

Par solutions, elle en voyait déjà plusieurs en son for intérieur. S’allier à la maison majeure des Do, au fief de Reprise, par exemple. Le chef de famille était un homme difficile à cerner, en sus d’être un taciturne, mais il serait un bel allié. Theon Do avait cru bon d’apprendre la langue des signes en apprenant le mal qui pesait sur la princesse légitime. Il avait vite abandonné, en conséquence de quoi il ne cessait d’offrir des regards embarrassés à la jeune femme quand il la voyait.

Les Mi restaient un parti intéressant, mais trop imprévisibles. Depuis leurs premiers ancêtres, ils vivaient avec le mot d’ordre de leur devise : « La musique est un jeu, alors glissons sur notre partition. » S’ils trouvaient drôle de trahir Emily pour mieux la sauver après, ils le feraient, et son cœur n’était sans doute pas rodé pour supporter ces gens-là.

Les La… Elle préféra oublier l’idée. Trop à cheval sur les règles, ça leur arracherait sans doute le visage que d’offrir ne serait-ce qu’un sourire poli à l’écoute de la demande de la princesse.

S’agissant des Fa, en tant que maison mineure montante… l’idée restait intéressante. Restait à envisager qu’ils aient assez de ressource pour lui porter assistance.

Pourquoi tout paraît tellement plus dur quand on ne doit pas tuer l’ennemi…

Sur cette pensée, elle finissait de traverser le couloir, tout droit vers les appartements d’Adamantite Ré.

Dans son imposant séjour de cuivre vanille en tous sens, le Roi, ceint de meubles, de fauteuil, de service à thé, de boîtes à macarons et de babioles en cuivre-chant, paraissait presque seul. Les deux gardes qui attendaient au fond de la pièce, droits et invisibles, pouvaient être des statuts qu’elle n’en serait pas plus étonnée.

Lui prenant délicatement le bras, Tess la mena vers le siège face au Roi, dans lequel la princesse s’assit. Son regard était braqué sur son père, aigu. Son sourire allait d’une oreille à l’autre, et son cœur battait à tout rompre.

Elle eut au moins sa victoire en voyant le Roi s’affaler en soupirant, s’engonçant dans sa robe améthyste aux broderies noires. Dans un mouvement de cheveux roux, il se tourna vers Roy, qui les avait suivis jusque-là.

« Si vous avez besoin d’un interprète, mon Opéra est plus familier avec ma langue que mon oncle », fit-elle avec une expression de défi.

Roy lui envoya un sourire dépité, avant de se tourner vers son frère pour lui transmettre ces mots. Il en fut quitte pour s’affaler plus, la paume de sa main sur son front.

« Pense plutôt à ta situation, ma fille. » Il se tourna vers une table sur laquelle était disposé un service à thé. « Tu veux de quoi boire ? »

Elle leva deux doigts à son épaule opposée, et descendant à la façon d’un coup d’épée, elle exprimait un refus catégorique.

« Soit… » Il prit le soin de se redresser, entremêlant ses doigts entre eux. « Ce que tu as fait pourrait être considéré comme une révolte envers ton Roi, et pour cela, je pourrais te tuer.

— J’aurais été fière d’essayer, au moins.

— Petite impertinente. Peu importe de quoi les grands Chant ont voulu me punir, je crois qu’avoir vécu tant d’années auprès d’une enfant aussi explosive aura suffi à purger ma dette.

— Et qui en prime ne peut vous entendre. Le monde vous a décidément permis de donner naissance à une abomination.

— Cesse immédiatement. »

Emily s’enfonça dans son siège, les lèvres tremblantes, car elle s’empêchait de sourire de joie à avoir obtenu ce qu’elle cherchait à obtenir. Son père dut le deviner, car il secouait la tête de dépit.

« Une véritable enfant… Mais soit, si cela te fait plaisir d’entendre que je t’aime comme tu es, tu peux me le demander directement que je ne serais pas avare d’éloges à ton propos… lorsqu’il ne s’agit pas de parler succession, en tout cas. Cela ne fait même pas un jour que tu es revenue, et je me vois déjà obligée d’arpenter les couloirs du château pour attraper tous ceux que j’entends t’insulter. Néanmoins, entre fille et princesse, tu es deux problèmes différents. »

Emily croisa les bras, attendant qu’il parlât. S’être fait complimenter lui donnait assez de baume au cœur pour exacerber son insolence.

« Dès ce soir, et je n’attendrais pas que le soleil se lève une nouvelle fois avant de régler ce problème, tu diras au peuple que le trône revient à Kyss. En échange tu retrouves ta liberté, je te laisse même immédiatement te venger de Séon, si ça t’en dit. Peu importe. »

La princesse se renfrogna, son regard se faisant plus froid à l’adresse de son père qu’elle avait décidé de fixer, les lèvres pincées et tordue de mécontentement. Malheureusement, elle ne pouvait tenir son regard noir bien longtemps, car il lui fallait revenir à Roy pour s’exprimer.

« Vous ne m’aimez pas ? » Elle vit bien que cette question fut source d’inconfort, et même d’agacement, chez son père. « J’ai beau m’entraîner dur, faire de mon mieux pour accumuler tous les savoirs des anciens Rois de ce monde, vous refusez de m’avoir pour Reine simplement car je serais obligée, comme n’importe qui, de reléguer toutes les tâches incluant ma voix. »

Il se détourna un instant de son regard, les mains crispées. Cette réaction équivoque aurait pu être de l’embarras, de la confusion, une prise de conscience même ! Si cela pouvait être quelque chose de blessant pour lui, elle ne s’en plaindrait pas.

« Les Terres de Do, et maintenant de Ré, abritent des êtres au sommet de leur famille respective, expliqua son père. Les Do capables de faire des échos de leurs propres voix, ne possédaient pas de conseil pour assister les souverains. Ces derniers parlaient, et cette deuxième voix qu’ils pouvaient créer leur répondait. Les Ré qui n’en avaient pas les moyens, ont façonné leur conseil, en plus de trouver leur orgueil dans la fabrication d’armes insensées. L’Aiguille des Ré est la fabrication d’un Roi Ré. Comprends-tu où je veux en venir ? » Il se redressa encore un peu, piquant ses coudes contre ses cuisses et essayant d’offrir à la jeune femme son expression la plus sereine. « Une Ré incapable de tout cela sur le trône s’attiserait la colère du peuple, le mépris des nobles. Je suis attaché à la tradition, moi-même considère plus juste que le prochain dirigeant puisse parler et entendre, mais savoir que je fais aussi cela pour toi m’empêchera de revenir sur cette décision. Alors ne va pas croire que je ne t’aime pas, je t’en prie. »

Emily leva la tête vers le plafond, éreintée comme après quatre nuits blanches à la seule écoute d’un soliloque. Une centaine d’idées de réponses venaient flotter à l’intérieur de son crâne pour remettre un peu ce Roi à sa place, et lui prouver que jamais elle ne se laisserait intimider par des nobles. Elle pourrait même lui parler de ce que le peuple pensait vraiment à l’idée d’avoir une Reine comme elle, et les éloges qui allaient avec. Mais non. Elle resta sur son quant-à-soi. Elle n’avait pas besoin d’expliquer à son père qu’elle pourrait obtenir le soutien du peuple pour le renverser. Il le découvrirait en temps et en heure. À la place, elle se redressa, un petit sourire mutin sur le visage.

« Je ne peux pas croire qu’un père qui parle à sa fille par l’intermédiaire de son frère, plutôt que de prendre le temps d’apprendre à communiquer avec elle, puisse l’aimer. »

Roy s’immobilisa après quelques mots, considérant Emily avec inquiétude. Elle lui jeta un regard intime aux blizzards d’hiver de Baryton, et d’un mouvement de tête, lui enjoignait de transcrire mot pour mot ce qu’elle venait d’énoncer.

Quand un silence pesant et gênant gagna la pièce, Emily sut qu’il avait obéi. Quand un éclair de peine traversa les iris de son père, elle sourit.

« Laissez-moi cependant vous dire quelque chose. J’accepte vos termes. Ce soir, j’annoncerai au peuple que mon petit frère prend ma place. Mais à une condition… Bien sûr, je ne suis pas en état de négocier franchement, mais autorisez-moi à le faire : libérez mon Opéra. »

Le mécanisme dans l’esprit d’Adamantite parut repartir, car après un spasme de la mâchoire et une seconde à ribouler des yeux, il se redressa sur son siège, acquiesçant avec douceur.

« Je… J’entends, mais non. Ton Opéra s’est révolté contre son Roi.

— Sous les ordres de sa maîtresse.

— Qu’il n’a pas cherché à apaiser. Son rôle est de te servir, et de te protéger. Si je ne t’aimais pas… » Il marqua une pause. « Si je ne t’aimais pas, il aurait ainsi causé ta mort par cette révolte. »

Emily eut un haussement d’épaule désinvolte, croisant les jambes de son pantalon sur son siège.

« Oui mais vous m’aimez. Problème réglé. Ces termes sont ma condition pour devenir une petite fille sage, me marier à un membre de notre maison, et rejoindre la garde des Cappela. Bon, sur ce point, peu importe, je parviendrai à vous convaincre. Si je ne deviens pas reine, au moins soldate. Enfin, pour que mes ambitions se réduisent à cela, rendez-moi mon esclave. » Elle se figea, gardant les mains à hauteur de poitrine comme si le temps s’était arrêté. « Arrêtez-vous là, mon oncle, et ne dites pas ce que je viens de dire. Demandez à mon père de me rendre mon ami, plutôt »

Quand ces paroles lui vinrent, Emily était prête à le voir grommeler une réponse acerbe concernant son avis sur ce qu’était Armand pour elle, mais à la place, elle le vit blêmir, affichant un sourire au faîte de la nervosité.

« C’est peut-être un peu tard, pour cela… »

Emily ne bougea pas. Son regard était dirigé vers son père, mais elle ne le voyait plus. Elle venait de perdre tous les sens qui lui restaient. Elle eut un petit rire pétri d’angoisse.

« Tu te fous de ma gueule ? »

Elle se leva de son siège, puis tomba à genoux, se rattrapant sur la table basse dans un geste précipité. Roy et les gardes de la pièce firent un pas en avant pour lui porter secours, mais elle leva un bras pour les arrêter, puis le deuxième pour signer.

« Je. Veux. Armand. »

Immobilité générale.

« Soit. Amenez-le, et présentez-le convenablement. Prenez du cuivre Tonalia, si nécessaire. »

Emily considérait la table. Son oncle s’approchait d’elle pour lui parler ; elle ne levait pas le visage. Tess lui apportait à boire ; elle ne détournait pas le regard. Roy se tournait vers son frère ; elle n’entendait que son cœur battre. La seule musique qu’elle était à jamais capable de deviner…

Quand l’on revint dans la pièce, elle se tourna vers Armand qui ouvrit aussitôt la bouche en la voyant, pour céder sa surprise à un grand sourire.

Elle ne l’imita pas. Un bandage blanc était enroulé autour de sa main gauche composé de quatre doigts. Sur la moitié droite de son visage se trouvait un quart de masque de cuivre doré, dissimulant son front, son œil, et la moitié de sa joue.

Emily se leva comme un ressort, avança en gestes malaisés vers le garçon, et posa sa main sur sa joue, les yeux mouillés. Un sourire nerveux, crispé, douloureux, naquit sur le visage de la princesse. Elle serra le poing, son autre paume sclérosée sur l’épaule d’Armand.

Je vais le tuer. Il ne mérite pas d’être Roi. Il ne mérite pas d’être mon père.

Elle n’avait pas d’épée, mais des poings pour lui briser la mâchoire. Des doigts pour lui crever les yeux. Assez vive, elle pourrait peut-être lui faire assez mal pour l’empêcher de chanter et transformer la pièce entière en une arme de destruction, et l’achever ensuite avant qu’il ne recouvrît ses esprits.

À l’instant où elle se retourna vers le Roi avec un sourire torve, elle sentait son visage se faire ramener contre Armand tandis qu’un autre bras du garçon s’enroulait sous sa poitrine. Avec la main qu’il avait utilisée pour blottir son visage contre son épaule, il caressa tendrement ses cheveux.

Elle vit son père froncer les sourcils, Roy se frotter les mains d’embarras, et Tess, porter une main douloureuse à sa poitrine. Emily ne put s’empêcher de sourire avec la férocité d’un félin.

Elle est belle ta tradition, n’est-ce pas ? Un Opéra qui câline ta fille la princesse ! Un Opéra que j’aimerais à jamais plus que toi, espèce… sale… Ahhh… Putain !

Elle fondit en larmes, serrant Armand dans ses bras avec une violence qu’elle ne maîtrisait plus. Elle fut heureuse de le sentir lui caresser les cheveux, son autre bras enroulé autour de son dos. Oubliant pourquoi elle se trouvait ici, elle se calma en ne pensant qu’à son contact.

Elle suivit, quand elle sentit le garçon quitter la pièce, et en l’espace d’un battement de cil, elle se trouvait dans les jardins royaux. Quand le vent s’ajouta au câlin d’Armand, ses pleurs diminuèrent. Les larmes se tarirent. Son cœur battit moins vite, ses poumons réapprirent à avaler de l’air.

Elle se sentit alors être repoussée un instant, et entre le voile de ses larmes, elle voyait les mains s’agiter :

« Emily, allons-y. »

Le sourire du garçon lui fit un bien fou. Elle porta une main à son cœur, ses lèvres l’imitant. Mais aussitôt qu’elle vit la portion de cuivre qui dissimulait son visage ; qu’elle essaya d’y voir au travers pour se demander à quoi ressemblait la peau qui se trouvait dessous, que sa gorge se noua derechef.

Armand tendit sa main. Doucement, Emily la saisit, sa paume venant vivement se mêler à celle du garçon. Sans la brusquer, il l’invita à marcher, entre les buissons, les fleurs et les chemins pavés de pierre. Au-dessus de leur tête, les rayons du soleil se pressaient autour des lumières artificielles du royaume pour baigner la cité d’éclats dorés. Les bâtiments, beiges, accrochaient tous ces scintillements pour produire les leurs.

Les oiseaux volaient entre les immeubles, le tramway, navette couleur de vermeil, filait sur des rails invisibles à travers la ville. Les insectes battaient de leurs ailes proches des fleuristes ou des terrasses dans lesquelles l’on se régalait de produits parfois trop sucrés pour ne pas se faire discret des guêpes.

Les yeux mouillés, le visage souriant, elle se laissait entraîner par Armand à travers la ville. Dans le Nuage, elle admira la vue en parlant avec le garçon, souriant, et riant plus que de coutume. Dans la ville haute, ils se dirigeaient vers la Tortue de cuivre, et ce fut seulement à cet instant qu’Emily osa poser sa question :

« Les gardes m’ont laissé sortir ? »

Jusqu’ici, elle avait eu peur d’imaginer qu’en prendre conscience pût les attirer pour ramener la princesse dans l’enceinte de ce château qui, désormais, lui faisait terriblement peur. Imaginer qu’Armand aurait pu ne jamais revenir des cachots, cela venait de concasser tous ses rêves de royaume et de promesse de Cor. Emily voulait fuir, fuir très loin, et ne plus jamais mettre les pieds dans un monde tel que celui-ci.

« Oui. Ton père a accepté à nous faire sortir pour nous occuper de… ceci… » il désigna la boutique. « Avant que tu ne fasses ton annonce. De toute façon, je lui ai dit que dans ton état, il serait préférable pour tout le monde de te laisser souffler. Bon il y a des gardes, par contre, mais ils ont eu la bonne grâce d’attendre un peu plus loin. On pourrait fuir par les égouts, tiens », conclut-il sur un visage ironique.

Emily considéra, curieuse, Armand tirer sur la corde. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit. Séon apparut avec un regard morose, qui vira à l’horreur en reconnaissant l’Opéra. Il ouvrit la bouche, mais une paume venait la recouvrir. La violence de l’acte fit basculer Séon à la renverse. D’un geste, Armand saisissait une dague à sa ceinture et d’un autre, il tranchait la gorge du vieil homme.

L’Opéra se leva, se passant une main dans les cheveux pour les arranger un peu, puis revint à Emily. Elle fronça les sourcils, considérant le cadavre avec attention, avant de dévier vers son ami.

« C’est ce qu’ils veulent, l’éliminer… » se souvint-elle. Elle poussa un soupir, ses épaules se relâchèrent. « Et en même temps… tant mieux.

— Oui, ce traître est à sa place, désormais. »

Les lumières de la ville mêlèrent aux éclats vermillon du sang quelques reflets de blancs. Une somptueuse étoile, prenant naissance entre l’or et le rouge de l’au-delà.

« Emi… »

En voyant Armand attirer son attention, elle se tourna pleinement vers lui.

« J’aimerais te demander quelque chose. S’il te plait.

— Tout ce que tu voudras. Toujours.

— Pourrais-tu m’aider à… libérer les Opéra ?

— Bien sûr. Oui. Oui, oui, si tu veux, je le ferai.

— Merci… Merci infiniment, Emi, fit-il avec beaucoup d’émotion, tirant un sourire à la jeune femme.

— C’est normal. Mais il faudra attendre que j’aie mon trône, Armand.

— Hein ? Non, on ne peut pas attendre aussi longtemps. »

Il fit un pas en avant, le regard inquiet. Il secoua une fois de plus la tête, la lumière traversant ses cheveux de jais, faisant éclater sa peau bronzée.

« Le temps que tu te fasses des alliés… Non, on doit les sauver maintenant. »

Emily sentit un vent frais passer sur sa peau, lui crispant les bras, elle qui n’était vêtue que d’un haut sans manches.

« J’entends, mais le trône… », fit-elle avec gêne.

Et elle recula, abasourdie. Armand venait de hurler quelque chose, terrifié, les poings serrés. Il se rendit compte de sa faute, car à son tour, il fit un pas en arrière, la paupière prise de mouvements convulsifs.

« Pardon… Pardon… » Il baissa le regard.

Emily avança. Elle fit glisser un doigt sur sa joue, le temps d’un instant.

« Pardon, mais encore ? Qu’est-ce qui peut bien te pousser à crier sur ta princesse ? » lui sourit-elle.

En voyant son expression, Armand l’imita, rougissant avec embarras.

« J’ai passé ma vie à voir ce qu’on faisait aux Opéra, ce qu’on était pour vous, ce qu’on valait. Aujourd’hui, j’ai senti que si un Ré l’ordonnait, je pourrais perdre la vie. Et c’est une autre Ré qui m’a épargné de ce sort. Ma valeur ne dépend que de vous… J’ai peur pour moi, pour ma sœur, pour les autres, qu’un jour, pour aider et aimer notre maître, nous finissions exécutés. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt, mais il faut dire qu’à être traité comme un ami plutôt qu’un servant, j’ai peut-être minoré le cas de ma propre famille… »

Il regarda un instant ses mains, cherchant ses mots, tremblant.

« Je veux simplement… me faire des amis, n’avoir jamais la chance de me faire torturer pour avoir osé obéir à un ordre. Et puis, ma famille, forcément, je prends conscience qu’elle n’a pas eu autant de chance que moi. Elle n’a pas eu de maître aussi bon… Et eux qui sourient et rient dès qu’ils me voient, comment j’aurais pu deviner s’ils se contentent de laisser sous-entendre que tout est normal dans leur vie… »

Sa poitrine se souleva à un rythme plus violent, tandis que ses yeux s’embuaient. Emily fit aussitôt un pas en avant pour le calmer, mais il poursuivait avant :

« Je me doute que ton père n’est pas méchant, mais ma grande sœur a-t-elle une vie, sinon lui servir du thé ? Je suis heureux de t’aider, de te voir sourire sans cesse, de savoir que ta détermination est inaltérable, mais… ma famille ! Mes pairs, moi… J’ai peur.

— Alors je vais arrêter de perdre la moindre seconde pour récupérer ma place. Je vais saisir le trône sous peu, peu importe ce que cela me coûte. Je le ferai, pour toi.

— Non… Non, tu ne comprends pas Emi. Je n’ai pas les épaules pour tenir. Je comprends un peu Séon, en vérité… Je le comprends même beaucoup. Ta promesse, c’est une promesse d’être heureux plus tard. Pour ça, il faut accepter le sacrifice qui est de souffrir maintenant. »

Une première larme coula de l’œil du garçon. Une deuxième, de celui d’Emily, quand elle prit véritablement confiance que son Armand, celui incapable de courir trop longtemps sans s’essouffler, venait d’être torturé pour elle.

« C’est vrai que l’idée de voir mes descendants heureux car la Reine Emily Ré leur aura offert un avenir est attrayante, mais moi aussi, je veux pouvoir être heureux, ne pas mourir, souffrir… Même si c’est le prix à payer pour se battre pour la bonne cause, je… je ne sais pas, je ne veux pas. Je… suis désolé. Je ne suis pas aussi courageux que toi, Emi.

— Non, tu l’es mille fois plus. »

Elle fit un pas en avant.

« Tu as souffert pour moi, tu as fabriqué pour moi, tu as fait des efforts pour moi. Tu as été une partie de mon âme. Tu as été mon Opéra. »

Quand Armand hoqueta en pleurant, Emily fondit sur lui, lui enserrant le cou. Avec violence, il lui renvoya l’étreinte, blottissant sa tête contre sa nuque. Elle se mordilla la lèvre pour être digne une simple petite seconde, mais n’y tenant pas, elle pleura un peu plus contre lui.

Elle s’en voulut. De ne pas pouvoir parler, d’être incapable de faire des mots de ses cordes vocales. Elle eut honte d’être née comme elle l’était, car cela signifiait ne pas pouvoir dire à quel point elle aimait Armand sans avoir besoin de couper court à cette étreinte.

Mais comme elle avait toujours su le faire, elle privilégia le silence. Elle décida de transmettre ce message à travers ses bras qui bataillaient pour se refermer toujours un peu plus fort autour de lieu. Ainsi, elle découvrit que jamais des mots n’auraient pu prononcer avec autant de violence ce qu’elle ressentait.

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Cléooo
Posté le 13/05/2024
Salut Capella !

J'ai été surprise par l'étrange début de chapitre. Pourquoi Emily n'a pas le droit d'être assise sur son lit en pantalon ? xD J'ai le sentiment que quelque chose m'échappe...

"Les deux gardes qui attendaient au (...), pouvaient être des statuts qu’elle n’en serait pas plus étonnée." -> aurait pu être me semblerait mieux pour la concordance des temps.

"je me vois déjà obligée d’arpenter" -> obligé

"je te laisse même immédiatement te venger de Séon" -> ça a été expéditif en effet. Je pensais qu'on aurait au moins un échange entre les persos. Et je ne comprends pas la logique du roi, ou du moins celle de Séon, qui s'en est remis à quelqu'un qui allait le trahir en faveur de sa fille...

"Quand un silence pesant et gênant gagna la pièce, Emily sut qu’il avait obéi." -> atmosphère plutôt que silence ?

Bon, pour mon commentaire global sur le chapitre, je dirais que je commence à me demander où va ton histoire. Emily va annoncer qu'elle renonce au trône tout en continuant secrètement de le vouloir. Mais du coup ça va être compliqué si ses alliés la trahissent au fur et à mesure, et ça me paraît difficile qu'elle soit discrète. Va-t-elle partir voir le pays un peu ? J'espère, sinon j'ai peur que ça tourne en rond.

J'ai été un peu surprise par le burst d'Armand en fin de chapitre. Je ne l'avais pas vu venir, je n'ai pas eu le sentiment, dans les autres chapitres, qu'il plaignait beaucoup sa caste. Je dirais que ça lui donne du relief sans vraiment être une surprise, dans cette univers plein de différences sociales marquées.

Je suis un peu étonnée aussi qu'il se permette d'être si familier devant le roi avec ce qu'il vient de subir. Ça n'illustre pas très bien sa peur quant à ce qu'il vient de vivre.

-> en tout cas tout ce passage Emily/Armand vraiment dans la continuité d'une relation un peu trop passionnée pour être fraternelle.

Voilà pour ce chapitre, j'essaye de lire la suite bientôt :)
Capella
Posté le 14/05/2024
Coucou !
"J'ai été surprise par l'étrange début de chapitre. Pourquoi Emily n'a pas le droit d'être assise sur son lit en pantalon ? xD J'ai le sentiment que quelque chose m'échappe..."
C'est ce que ma mère dit tout le temps alors Armand le dit aussi à Emily, c'est tout, mdr

"Je suis un peu étonnée aussi qu'il se permette d'être si familier devant le roi avec ce qu'il vient de subir. Ça n'illustre pas très bien sa peur quant à ce qu'il vient de vivre."
Au contraire il savait que s'il faisait rien, Emily aurait fait n'importe quoi, et là c'était cata. Je pense que pour lui mieux valait ça et un rappel à l'ordre que de laisser sa soeur faire une grosse bêtise.

Enfin, pour le côté tourne en rond, très intéressant à noter comme retour. Tu me diras ton avis global sur la question, mais ça peut effectivement être important à prendre en compte si c'est le cas plus tard !

Merci pour ton retour, mes partiels ont pas commencé, mais j'ai terminé mes révisions (et le dossier de la Voix des Ré en prime haha), donc le rythme de lecture va s'améliorer !
Capella
Posté le 14/05/2024
Ah et je dois préciser quelque chose ! Le livre ne devrait -- j'espère -- pas tourner en rond, car en finalité, il fera autour des 250 pages (j'espère avoisiner les 300 sinon c'est un peu dommage). Donc c'est court, dans les faits. Là t'es quasi arrivée à la moitié, pour te dire
Cléooo
Posté le 14/05/2024
"C'est ce que ma mère dit tout le temps alors Armand le dit aussi à Emily, c'est tout" -> oh je vois ! Moi aussi j'ai une mère maniaque, mais ça, je n'avais jamais eu xD Je ne sais pas si tout le monde fera le rapprochement.

Je ne pensais pas être déjà à la moitié ! En effet, roman très court alors :) Très bien, je te ferai un retour global à la fin de toute manière ! Là au compte-goutte on donne les idées qui me passent par la tête, mais c'est toujours plus intéressant après avoir lu la conclusion.

Je lis ton prochain chapitre demain je pense :)

À bientôt!
Daichi
Posté le 10/05/2024
Eh ! Excellent chapitre. Malgré la grosse incohérence de la jambe d’Emi (ou alors j’ai rien pigé, mais : comment ça se fait qu'elle n'ai aucune blessure ?).

Tout était bien en vrai. L’exposition du lore et du scénario. Les sentiments des personnages, sans trop de « tell ». L’opposition des entendants et de la sourde était prenant aussi. Les conflits familiaux, plus complexes qu’ils n’y paraissent.

Et surtout Armand : c’était très bien. On sent la peur – bon ok elle est VRAIMENT tell, mais pas QUE. On la ressent, donc ça va. En même temps ça passe par le dialogue + on est pas sur son point de vue, donc tu ne peux pas faire autrement.

Mais bref : j’étais pris dans ses émotions, assez contraires, et dans ses doutes. Dans le fait que pour lui, l’avenir ne compte plus. Ne peut même pas compter. Il n’a et n’aura jamais réellement d’avenir tant qu’il reste un simple objet, ami ou non. Il veut fuir et être heureux. Je m’attendais presque à une trahison à la fin du chapitre (qui sait, plus tard ? :) ).

C’était vraiment bien. Je prends conscience que faire de l’intériorité c’est bien trop nécessaire pour s’attacher aux personnages du coup… Je devrais en prendre de la graine.

Note des 6 chapitres : 17/20. A chaud, pas à froid hein, calmos :)
Capella
Posté le 11/05/2024
A froid maintenant c'est 19/20 i guess
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