Chapitre 7 | les Prométhéens

Underground utopia dynasties and dystopia
Fear is never a option;
so dying's not a real phobia
I'm beating the odds
Rising to every occasion
as if I defeated the gods
Switch up the mod
Nothing but champions
comin' up rolled in one little squad

Denzel Curry, Dynasties & dystopia.

 

La bibliothèque de la Garde, majestueuse et solennelle, était un véritable sanctuaire, empreint de savoir et d’histoire. Elle renfermait des trésors d’informations, de tout temps, de tout lieu, et possédait une place privilégiée sur l’île des Gardiens. L’Atalante s’y était rendue à l’aube, au complet, puisque l’entraînement passait aussi par la connaissance du terrain, de l’ennemi et des enjeux. L’unité s’était installée dans un coin reculé, à l’abri des regards et des oreilles des quelques lève-tôt qui y étudiaient déjà. Les soldats étaient réunis autour d’une grande table, dans des fauteuils confortables, des tablettes, des cartes et des ouvrages disposés devant eux.

Soline, cependant, restait à l’écart. Son altercation avec Mereg pesait toujours sur son esprit et sur l’équipe, malgré les excuses qu’elle avait faites et le pardon qu’elle avait reçu. Elle était allongée sur une banquette, à plat ventre, entourée de gros livres qu’elle feuilletait en silence. Ses yeux suivaient les lignes des pages et elle gribouillait quelques notes dans un carnet, mais elle ne prenait pas part aux discussions de ses camarades. Aloïs, Yun, Vangelis et Félix étaient les plus loquaces du groupe. Ils échangeaient des détails à la volée, tant sur leurs ennemis que sur les légendes liées aux artefacts.

— Selon ces documents, les Prométhéens opèrent principalement dans les régions reculées d’Europe, au pied des montagnes ou au bord des falaises. Ils préfèrent les territoires difficiles d’accès pour échapper aux forces de sécurité et ils ont tendance à frapper là où la Garde est moins tolérée, annonça Aloïs pendant qu’elle examinait un rapport sur les tactiques des Prométhéens, les lieux de leurs bases présumées et leurs cibles favorites.
— Ça correspond aux informations que j’ai pu obtenir de mon côté. Ils évitent les zones urbanisées et utilisent des caches souterraines. Ils sont bien organisés et bien équipés, ce qui rend leur traque délicate, ajouta Félix, après avoir analysé ses notes.

Yun était penchée au-dessus d’une carte du monde, étalée sur la table. Elle entourait les régions où les Prométhéens avaient été signalés et où des conflits avaient eu lieu. Le plan se teinta rapidement de rouge. Sans décrocher ses yeux de celle-ci, Yun affirma :

— Il nous faudra des infos actualisées, pas seulement les vieilles données. Ces rapports remontent à quelques années et beaucoup de choses ont changé depuis. Vangelis, tu peux regarder sur internet si tu trouves autre chose, s’il te plait ?

Vangelis s’exécuta. Il fit défiler plusieurs sites sur l’écran de son ordinateur portable et ajouta de nouveaux points de localisation, non loin de ceux de Yun.

— Vu leurs déplacements et les dégâts qu’ils laissent après leur passage, je pense que la plupart de leurs membres sont des ex-militaires, des mercenaires ou des experts en guérilla. Ils ne sont pas à prendre à la légère. Nous devrons élaborer une tactique solide pour pouvoir entrer chez eux, sans qu’ils nous choppent.

Jivan releva les yeux de son livre, interloqué.

— Désolé, mais… intervint-il. Ce n’est pas aux supérieurs d’établir une stratégie pour nous, normalement ? On est simplement censé obéir, non ?

Un rictus amusé se forma sur les lèvres de Félix.

— Toi, t’es jamais allé en mission, je me trompe ?

Jivan croisa les bras sur sa poitrine.

— Je soigne les gens, d’habitude. Je suis médecin, pas combattant. Je n’ai pas besoin d’aller en mission en dehors de l’île : les soldats estropiés viennent directement à moi, à l’infirmerie. D’ailleurs, je devrais peut-être vous apprendre quelques gestes et sorts de premiers secours…
— Oui, on sera presque seuls sur le terrain. Si l’un de nous est blessé, avoir les bases pourra nous aider. J’ajoute ça à la liste des choses à faire avant de partir, assura Aloïs. Et pour répondre à ta question, les supérieurs nous donnent les grandes lignes et les ordres de mission… Le reste, une fois en opération, c’est à nous de gérer. Voilà pourquoi on doit être paré à toutes les éventualités.
— Voilà pourquoi on serre également les fesses pour ne pas se retrouver livrés à nous-même à l’entrée d’une grotte. Ou pourquoi on essaye de se préparer suffisamment pour ne pas se faire prendre par surprise par une explosion quand on s’engage dans une chasse à la Chimère.

La voix morne de Soline fit sursauter les membres de l’Atalante, qui se tournèrent à l’unisson vers leur meneuse, tous étonnés par son intervention.

— Eh bah ! On peut dire que tu sais encourager les troupes, s’exclama Orion.

Soline haussa les épaules en retour.

— Je dis simplement la vérité, Sullivan. Si j’avais mieux anticipé la mission, avec Perseus, nous aurions pu prévoir la possibilité d’un guet-apens ou, au moins, trouver une porte de sortie.

Elle ferma son livre, se redressa sur la banquette et fit face à ses compagnons, les scrutant avant de continuer son explication.

— Nous pensions que c’était une intervention de routine, mais ce n’était pas le cas et je suis la seule à avoir survécu, cette nuit-là. Je ne referai pas cette erreur avec vous. Donc, poursuivons nos recherches sur les failles de nos ennemis et d’étudier le terrain.

D’un même mouvement, l’Atalante hocha la tête. Après quelques minutes de réflexion silencieuses, Mereg prit la parole.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé sur leurs motivations ? C’est très flou de mon côté.
— Elles ne sont pas plus claires dans ce que je lis, répondit Félix. Leur idéologie reste secrète. Nous ne savons pas grand-chose, à part qu’ils sont hérétiques de l’ordre établi et opposés à la Garde depuis des décennies.
— Ils semblent se concentrer sur la déstabilisation de régions entières, ainsi que sur la capture de monstres et le commerce d’artefacts magiques. Leurs objectifs sont obscurs, mais il doit y avoir une raison derrière tout cela, poursuivit Orion.

Il disposa ensuite ses feuilles au milieu de la table pour que les autres puissent les lire à leur tour. Aloïs consulta les documents d’un peu plus près et surligna quelques mots sur chaque photocopie. Ses sourcils se froncèrent à la fin de son observation.

— Peut-être qu’ils cherchent juste à perturber l’ordre mondial en semant le chaos et en créant des conflits, suggéra-t-elle. Ça pourrait les aider à atteindre leurs buts, quels qu’ils soient.

Jivan fit une grimace, en pensant à l’aspect médical de la situation.

— En tout cas, ils n’ont pas l’air de se soucier des pertes humaines. Les rapports parlent de civils pris en otage, utilisés comme boucliers ou rats de labo. Il y a une absence totale de compassion.

Orion se redressa subitement dans son fauteuil et écarta les bras pour manifester sa répulsion.

— Ce sont des réfractaires, évidemment qu’ils n’ont aucune compassion ! Tout ce qu’ils veulent c’est abolir le pouvoir et les règles pour pouvoir mener leurs petites affaires en toute impunité !
— Attends une minute, Sullivan ! s’indigna Mereg. Tous les réfractaires ne sont pas prêts à se joindre à une secte terroriste. Mes parents critiquent ouvertement le gouvernement en place, mais ils ne se lanceraient jamais dans ce genre d’activités extrêmes !

Une grimace déforma le visage d’Orion. Ses camarades ne surent pas s’il était surpris ou dégouté.

— Tes parents, peut-être… Mais ces gens-là n’ont aucune discipline et montent des populations entières contre nous, partout où ils passent ! Ils veulent utiliser la magie comme bon leur semble, sans contrainte ni régulation. C’est en partie à cause d’eux que des catastrophes magiques arrivent, donc ça ne m’étonne pas qu’ils rejoignent les Prométhéens à un moment ou un autre de leur vie !
— Parce que t’en connais beaucoup pour savoir ce qu’ils désirent et ce qu’ils pensent ? rugit Mereg.

La sérénité de la bibliothèque fut immédiatement brisée et, tout autour d’eux, les soldats sursautèrent. L’Atalante devint le centre de l’attention, ce qui n’empêcha pas Orion d’intensifier ses accusations.

— Pas besoin de les connaître, il suffit d’ouvrir un bouquin, Mereg ! Regarde devant toi et dis-moi que tu ne vois aucun lien entre les camps de réfractaires et les attaques des Prométhéens.

La colère de Mereg enfla.

— Tu fais des généralités ! gronda-t-elle. On dit souvent que certains Gardiens sont des tyrans et abusent du pouvoir, ça ne veut pas dire que nous en sommes tous… et heureusement !

Soline se racla la gorge et se leva pour interrompre la dispute en cours, à la suite des œillades mécontentes lancées par les bibliothécaires et quelques élèves.

— Si je peux me permettre… Je crois que tu oublies quelque chose d’important, Orion. Tu as grandi avec des privilèges, entourés par des hauts gradés. Tu as toujours été considéré comme un meneur et ta réputation te donne beaucoup d’avantages. Ta perspective est biaisée ! Ton point de vue n’est qu’une toute petite partie de la vérité.

Orion s’apprêta à répondre, mais Soline le coupa.

— Attends, laisse-moi terminer. Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons pas réduire les Prométhéens à une seule catégorie. C’est facile de les juger, mais nous ne connaissons pas leur histoire, leurs motivations, ou pourquoi ils ont choisi cette voie. Ça n’a certainement rien à voir avec le fait d’être réfractaire. Beaucoup sont respectables et honnêtes, bien qu’ils ne suivent pas nos règles ou ne partagent pas nos convictions. Je suppose que tes parents, Mereg, font partie de ceux-là.

Mereg hocha la tête, reconnaissante qu’au moins un membre de son unité prenne son parti. Contrairement aux autres, Orion n’était pas surpris que Soline se dresse contre lui. Leurs divergences — d’avis, de statut et de privilèges — étaient la source même de leur concurrence. Il campa sur ses positions, devenant plus dur dans ses propos.

— Vous ne comprenez pas… La Garde ne peut pas risquer d’être laxiste ou de faire des distinctions. C’est une institution militaire. Notre devoir est de combattre pour protéger notre société et ses valeurs. Ma famille a fait des sacrifices et concessions pendant des générations ! C’est pour ça que nous possédons des postes à hautes responsabilités.

Mereg roula des yeux, excédée.

— Des siècles de gratification et de respect, ça ne signifie pas que vous avez toujours raison. Vous avez des œillères, vous ne comprenez pas que dans cette masse de réfractaires, il y a des opprimés. Des innocents qui cherchent juste à survivre là où l’on ne leur offre aucune opportunité. Tout le monde n’a pas la chance de naître dans la famille Sullivan.
— Je suis d’accord avec Mereg, reconfirma Soline. C’est à nous, les nouvelles générations, de faire en sorte que les différences s’amenuisent. La paix ne signifie pas que nous devons être des tyrans. Utilise ton pouvoir et le prestige de ton nom pour influencer les décisions au lieu de les défendre aveuglément.
— Je n’ai aucune influence sur les décisions de ma famille, et encore moins de la Garde, nia Orion, avec colère. Je dois obéir si je ne veux pas qu’ils m’excluent. Ce n’est pas aussi simple que tu le crois, Barnes.

À chaque réplique d’Orion, Soline sentait que le fossé de leurs différences se creusait un peu plus. Une pointe d’agacement s’immisça dans sa voix :

— Je vois que tu restes fidèle à toi-même et à tes semblables. Encore une fois, tu agis comme tous les enfants de la nuit : tu te terres dans les ténèbres et tu espères que les autres se battront et plaideront ta cause à ta place. Un soldat n’est pas censé se planquer derrière son insigne ou sa réputation, peu importe son grade.

Orion fit claquer sa langue sur son palais.

— Et toi, tu es aussi prétentieuse et moralisatrice qu’Helios. Tu finiras par te brûler à force de t’enflammer à chaque fois que quelqu’un ose avoir un avis différent du tien. Je me demande pourquoi je t’ai défendu, hier soir. T’es incapable de te maîtriser et tu vas nous entraîner dans ta chute !
— Ça suffit !

Le poing d’Aloïs frappa contre la table, coupant court au conflit. Si ses yeux lançaient des éclairs, son intonation, en revanche, se voulait bienveillante.

— Orion, il n’y a pas qu’une façon de voir les choses. Tu sais t’adapter, n’est-ce pas ? Peu importe nos différences sociales ou nos opinions, nous devons travailler ensemble, et ça va nécessiter un certain degré d’indulgence de notre part. Tu ne peux pas être aussi radical, ce n’est pas sain.

Aloïs se tourna ensuite vers Soline.

— En tant que leadeuse, tu ne peux pas répondre à chaque désaccord avec de la violence et de l’agressivité. Je peux comprendre ton mécontentement, mais, tu es celle qui doit unir cette équipe, pas la diviser.
— Je n’ai pas choisi d’être cheffe…, soupira Soline.
— Tu n’as pourtant pas le choix, intervint Vangelis. Tout comme nous, tu dois accepter la situation. Ces tensions dans l’unité, ça ne va pas être possible… Ça nous posera problème en mission. Vous devez arrêter de vous tirer dans les pattes et commencer à vous faire un minimum confiance.

Félix ne put s’empêcher d’ajouter un commentaire, légèrement sarcastique, mais véritable :

— Pourquoi êtes-vous toujours en train de vous battre pour savoir qui est le meilleur ou qui a raison ?
— Par habitude, répondirent Soline et Orion, presque en cœur. Cette simultanéité arracha un sourire au reste de l’équipe.
— Eh bien, voilà ! Vous êtes enfin d’accord sur quelque chose ! se réjouit Jivan, les mains jointes en direction du ciel, au-dessus de sa tête.

La tension se dissipa peu à peu, pendant que le silence retombait sur les épaules de l’Atalante. Soline, soucieuse de l’harmonie de son groupe, décida de faire un effort. Elle se rassit, à table cette fois, et inspira longuement, avant d’annoncer :

— Je m’excuse d’être un peu… excessive et à cran. J’ai beaucoup de mal à digérer les choses, vous le voyez bien, mais je sais que pour vous aussi ce n’est pas simple. J’espère que nous pourrons surmonter nos différences et former une équipe solide.

Elle baissa légèrement la tête et mordit sa lèvre inférieure, de peur que les regards dirigés vers elle se chargent de reproches. La main de Yun vint à nouveau trouver la sienne, par dessous la table. Ce geste lui donna suffisamment de courage pour continuer dans son élan.

— Pourquoi ne pas mettre nos tensions de côté, au moins pour l’instant, et aller nous entraîner à l’arène de simulation ce soir ? La plupart des unités seront en repos, cela pourrait être un bon moyen de fortifier notre cohésion.
— D’accord, Barnes, capitula Orion. Je suis prêt à essayer d’apaiser les tensions, si cela peut renforcer notre groupe.
— Pour cette fois, j’accepte, soupira Mereg. Mais si l’un de vous recommence à se croire plus légitime qu’il ne l’est, je n’hésiterai pas à le remettre à sa place, définitivement. On est tous censés avoir le même rang et suivre le même chemin.

Avant que le conflit reprenne de plus belle à cause des nouvelles remarques de Mereg, Vangelis frappa dans ses mains et conclut :

— Parfait, alors rendez-vous ce soir, à vingt heures, dans l’arène de simulation !

Sans avoir l’aval ou la confirmation de qui que ce soit, il remballa ses affaires et quitta la table. Orion et Félix lui emboitèrent le pas, un ouvrage chacun sous le bras. Mereg attendit que leurs silhouettes disparaissent dans le couloir, puis s’en alla aussi, Jivan à ses côtés, tandis que Yun, Aloïs et Soline décidèrent de rester quelques heures de plus au fond de la bibliothèque. De nouvelles notes s’accumulèrent dans leurs carnets ou sur leurs cartes, jusqu’à ce qu’elles ne sachent plus où chercher et aillent se promener dans les jardins. Soline aurait pu s’éclipser un nombre incalculable de fois, mais, en fin compte, la compagnie d’autres Gardiennes n’était pas si désagréable… Même si Yun et Aloïs ne ressemblaient en rien à ses anciens acolytes.

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