Chapitre 6: Le cadeau

Le cadeau

 

Le séjour à Telegraph Cove fut assez décevant. Rien de spécial à en dire. Je n’ai pas vu d’orques et j’ai eu tendance à me traîner d’ennui d’un bout à l’autre de la baie, sans même avoir envie d’explorer davantage les environs, constamment affublée du spectre de Jeanne. Une escapade assez éprouvante, en somme. À quoi m’attendais-je ? Un rétablissement de quarante années de prise d’otage en moins d’un trimestre ?

Un drame frappe toujours deux fois : quand il se produit, et quand il laisse ses empreintes sur le sol dévasté de la mémoire. On appelle ce phénomène un traumatisme. Ma convalescence, je le crains, sera bien longue et tourmentée. Pour l’heure, la terre sur laquelle j’aimerais cultiver un futur plus lumineux est encore trop aride. Puisse la pluie tomber en suffisance, nettoyer les plaies et fertiliser le terrain d’un avenir plus radieux.

Tel un signe du destin, la roue flamboyante du soleil cesse de tournoyer et laisse la place aux rayons transparents d’une averse. J’enclenche les essuie-glaces en même temps que la musique : Girl on fire d’Alicia Keys.

J’ai quitté le bateau depuis plus de cinq heures. Entre temps, le ciel s’est assombri et la lune prend ses droits sur les ténèbres. Oh non ! Please ! Pas une crise d’angoisse maintenant ! Apeurée, je jette une série d’œillades dans les rétroviseurs. Ma raison sait pertinemment que le siège arrière est vide et, pourtant, ma tension s’affole. J’ai le front, la nuque, le dos qui dégoulinent de sueurs froides. Mes mains deviennent affreusement moites au point que le volant m’échappe. Je gare la voiture sur le bas-côté et j’en sors précipitamment. La pluie et le calme des lieux m’apaisent peu à peu. Par précaution, je décide de faire les trois kilomètres restants à pied.

C’est un peu fort : je viens d’avoir des pensées délirantes, terrorisée à l’idée que ma mère puisse se trouver à l’arrière du véhicule. Pourvu que je ne sois pas aux portes de la folie, ce serait le comble !

Je passe les doigts encore flageolants dans mes cheveux, fais une pause, debout, la tête penchée en arrière, bouche ouverte et avale quelques gouttes. Je me sens terriblement seule. Parfois, j’aimerais… je me dis que… mais non ! Je ne peux pas aimer…

Je n’ai connu que quatre relations assez brèves dont la dernière s’est terminée il y a trois ans. J’avais près de vingt ans quand j’ai vécu une première histoire. Jamais je n’avais embrassé quelqu’un avant Jérôme. D’accord, c’est tardif. Mais je vivais jusqu’alors enfermée derrière les barreaux de la prison maternelle.

À la fac, j’ai pu faire connaissance avec quelques libertés à la fois nouvelles et anxiogènes. Dès que l’on sort de l’isolement qui fut le mien, le monde est encore plus inquiétant qu’il ne l’est déjà.

Nous étions tous deux en troisième année de philologie romane et la musique berçait nos heures après les cours. Il jouait du piano, du violon, de la guitare et du saxophone depuis sa plus tendre enfance. Il avait un don certain dans ce domaine.

Évidemment, ma mère refusa catégoriquement de financer mes études : « Je ne te rendrai pas service en payant tes études ni en t’apportant une quelconque participation, ma fille ! Tu veux voler de tes propres ailes ? Prendre un studio ? Alors, travaille ! », avait-elle argumenté. Se sont succédé des petits boulots : serveuse dans un snack, promeneuse de chiens, femme de ménage. Il était souvent compliqué de combiner les horaires de travail et ceux des cours. Je révisais peu, trop occupée à gagner mon argent, mais aussi épuisée. Heureusement, je pouvais compter sur le soutien moral de Jérôme à qui je consacrais le peu de temps libre restant.

Quand je rentrais chez ma mère pendant quelques congés universitaires pour manger à ma faim, Jérôme venait régulièrement jouer de la guitare dans la cour intérieure. Ce qui avait le pouvoir d’exaspérer Jeanne et de me faire sourire devant cet agacement. Pourquoi cela lui déplaisait-il autant ? Ce garçon se présentait deux fois par semaine sur les escaliers de notre demeure. Et c’était trop selon madame. Forcément, ses récitations de l’alphabet, lors de ses ébats, étaient des plus normales tandis que mon copain était insolent, hautain et médiocre. Voilà ses termes exacts répétés en boucle. La jalousie de Jeanne devait sans doute motiver cette rage.

Ce qu’elle ignorait, c’était que je m’échappais, la nuit tombée, et allais le retrouver. Je regagnais mes appartements, subrepticement, au lever du jour.

Au bout de trois mois, en plus de l’énergie réservée à mes gagne-pain, Jeanne multiplia ses sollicitations : je devais faire les courses, ranger le grenier, nettoyer le sol, et l’écouter parler d’une vie qu’elle inventait. J’étais éreintée à en avoir la vision trouble. Ma relation en pâtissait mais, malgré cela, Jérôme était fidèle à sa patience.

Seulement, après avoir prononcé les trois mots fatidiques, il s’est vu de plus en plus éconduit par mon détachement. Son « je t’aime » me laissait plus que perplexe. Il ne pouvait pas m’aimer, c’était impossible. De l’estime, du désir, je pouvais le concevoir, mais rien de plus. Cette déclaration d’amour avait tout gâché. Je ne partageais pas ces sentiments et j’ai rompu. Cette aventure a duré six mois et j’en garde un doux souvenir.

À l’automne de mes vingt-quatre ans, j’ai rencontré la charmante Lucie. J’accompagnais ma mère à un défilé de mode quand elle est apparue sur le podium et m’a souri. Faire un peu de mannequinat arrondissait ses fins de mois. De mon côté, je venais de signer un contrat dans un lycée en tant que professeure de littérature et j’entamais la rédaction d’un premier roman : La Mort du poète.

Nous étions d’une grande complicité avec Lucie. Elle s’adonnait à sa passion qu’était la peinture acrylique pendant que je grattais des pages. Nous partagions nos impressions sur nos œuvres réciproques, chacune surnommant l’autre l’Artiste !

J’avais enfin un logement ! Je me sentais prête à m’ouvrir aux autres et envisageais toutes les possibilités de mon émancipation. Et si cette chanson avait existé à l’époque, oui, je l’aurais volontiers chantée : Libérée, délivrée !!! Très franchement, je suis persuadée qu’un tas de femmes ont prononcé ces paroles, ne fût-ce qu’en se débarrassant d’un amant trop encombrant ou d’un soutien-gorge trop étouffant.

C’était sans compter l’incrustation quasi quotidienne de Jeanne. Je me demande même si certains voisins ne l’ont pas prise pour ma colocataire. Elle jugeait chaque détail de mon organisation, ma façon de décorer et d’entretenir mon intérieur, les vêtements que je portais au travail, les rares personnes que je fréquentais, les décisions que je prenais et, bien entendu, la personne de Lucie. D’après elle, ma compagne n’était pas assez belle pour ce métier, pas assez mature, pas assez raffinée ; trop maigre, trop bavarde, trop sophistiquée, mais au-delà de tout trop bien pour moi.

Jeanne m’avertissait souvent : « Tu verras, quand ta chérie se rendra compte du monstre que tu es, elle te quittera. Personne ne voudra s’engager avec toi, tu crois quoi ? En plus, dans cette profession, ce ne sont pas les occasions qui manquent, si tu vois ce que je veux dire… Elle a déjà sûrement quelqu’un d’autre sous la main. Heureusement que je suis là, sinon tu serais seule sans moi ! Qui d’autre pourrait te supporter ? »

Je ne savais comment réagir à ces propos, car mes croyances sur ma propre valeur rejoignaient ces injonctions.

Au milieu du printemps, la voix de plus en plus animée par la lassitude, Lucie a préféré mettre un terme à notre couple. La conversation s’est déroulée au téléphone dans le but d’éviter Jeanne. Les causes : l’omniprésence de ma mère et ses réflexions déplacées ainsi que ma passivité face à ce problème. Je n’ai rien dit. C’était mieux comme ça, de toute façon…

Un malheur n’arrivant jamais seul, ma liberté acquise fut de courte durée. Le logement que j’occupais avait des vices cachés. La mérule s’invita, provoquant en moi une allergie respiratoire. À la même période, Jeanne avait décidé de passer à la vitesse supérieure dans ses plans machiavéliques. Chaque jour, elle contactait l’établissement scolaire dans lequel j’exerçais ou, pire, elle s’y présentait de façon impromptue. J’ai, plus d’une fois, été humiliée à cause de ses entrées fracassantes dans la classe. Mon emploi me fila entre les doigts, en moins d’une année. Virée ! C’était la punition de Jeanne ne supportant pas me voir en dehors de ma cellule. Je n’ai même pas pris la peine de postuler dans une autre école. À quoi bon ? J’étais au bout du rouleau.

Au chômage, j’ai fait une demande de logement social tout en travaillant au noir en tant qu’agent d’entretien chez des particuliers, et je donnais parfois des cours de français en privé. Je vivais, en ce temps, dans une pièce de neuf mètres carrés, située dans les caves d’un immeuble. Il y faisait très froid, humide et j’étais constamment malade, ne pouvant me soigner correctement. Je dus d’ailleurs combattre une pneumonie assez coriace. Seule.

Les maisons d’édition refusaient mes manuscrits et je ramais, ramais, ramais. Restait la solution de l’autoédition, mais à un prix très élevé. J’ai augmenté mes heures de travail et diminué chacune de mes consommations, misant tout sur mon talent. En plus d’avoir froid, j’ai eu faim. Je devais compter chaque centime lors de mes achats au supermarché. Ma calculatrice en main, j’arpentais les rayons à la recherche des produits les moins coûteux. J’étais souvent contrainte d’en sortir de mon caddie à la caisse, quand il s’avérait que mon compte avait été débité des frais d’intérêt qui ne cessaient d’augmenter. J’ai connu la honte de la pauvreté. Je quittais les lieux, accablée par le désespoir et l’épuisement à la fois physique et moral. Passant à côté d’un S.D.F. habitué du quartier, je lui déposai ma dernière pièce. Au-delà de connaître le prix de chaque chose, on en connaît mieux que quiconque la valeur quand on ne possède pas grand-chose, pour ne pas dire rien. On connaît aussi, mieux que quiconque, la grandeur de l’entraide et de l’amitié. Quand on vit dans la pauvreté, on devient souvent les personnes les plus généreuses qui soient. D’une certaine manière, les plus pauvres sont les plus riches. Il y a une logique d’être sans le sou au sein d’une famille démunie. Mais avoir faim alors qu’on travaille et que notre mère vit dans le luxe, ce n’est pas normal.

Mon poids s’évaporait à vue d’œil et Jeanne me surnommait Olive, faisant référence à la compagne de Popeye, un vieux personnage de dessins animés. Ma machine à laver était en panne et je galérais dans les lavoirs publics. J’avoue avoir quelquefois utilisé la lessiveuse de clients absents lors de mes travaux de nettoyage. À bout de force, souffrant d’anémie, l’esprit embué, j’ai osé confier mon désarroi à Jeanne et demandé le prêt d’une de ses deux machines. Quelle grossière erreur ! Le lecteur n’en reviendra peut-être pas d’apprendre que cette dernière en fut scandalisée, me traitant de petite garce ingrate et culottée. Elle consultait justement un psychologue, soi-disant en conséquence des soucis dont j’étais l’origine. Jeanne me rapporta vicieusement les impressions de celui-ci : j’étais une personne malade, égocentrique et toxique. Mon incrédulité devant ce baratin était évidente. Elle jugea que je me victimisais et son ultime conclusion fut : « Si t’es si malheureuse, t’attends quoi pour te suicider ? »

Un monticule de sacrifices plus tard, autoéditée et appréciée du public, une grande maison d’édition m’a accueillie. Ici encore, Jeanne s’en était attribué le mérite. Il ne faisait aucun doute que ce succès dépendait uniquement de son nom, sa célébrité même périmée. Face à la presse, bien entendu, elle vantait les atouts de sa descendance, fruits logiques de l’hérédité maternelle.

À la fin d’une séance de dédicace donnée le jour de mon trentième anniversaire, j’ai croisé le chemin de Miguel, un lecteur. Mon troisième polar venait de sortir : Le Marécage rouge. Grâce à une carrière littéraire en pleine ascension, j’avais pu abandonner les soucis d’argent et mes craintes pour l’avenir.

Il était photographe animalier et parcourait la planète. Espagnol, il m’apprenait la langue de mon père, interdite par Jeanne. Il est clair que l’envie de parler l’espagnol m’avait toujours habitée. Cependant, j’avais bêtement et tristement intégré son bannissement. La présence de Miguel dans mes routines était positivement déstabilisante. À travers lui, j’entrevoyais des perspectives plus larges et plus adaptées à mes besoins. Partir en voyage en était un exemple. Moi qui m’étais mentalement limitée aux déplacements purement professionnels, j’avais soif d’expériences bucoliques et culturelles étrangères.

Nous avions décidé de faire un tour d’Europe à bord d’un camping-car autonome. Il prenait des photos et j’écrivais. Ce furent des semaines riches en apprentissages divers. Malgré tout, je ne me sentais pas libre. J’emportais ma prison partout où je me rendais. L’avantage avec les conceptions, c’est qu’elles peuvent être « de poche ».

Jeanne me téléphonait plusieurs fois par jour. Si je faisais le choix d’ignorer ses appels, elle contactait mon entourage. C’était infantilisant et humiliant, m’obligeant à me soumettre à ses exigences, encore et toujours. Elle déballait alors un monologue monotone et culpabilisant. Selon ses dires, réfléchir aux conséquences de mes actes devenait impératif, car elle n’aurait pas constamment la bonté de me recevoir chez elle. Je devais être honteuse de l’avoir délaissée au profit d’un inconnu qui me quitterait bientôt. Endurer ces doubles contraintes était à la limite de la psychose : ne pas répondre aux communications me rendait ingrate, égoïste, et décrocher me valait des sermons.

La fin de cette odyssée sonna le glas de notre liaison, une semaine avant Noël, après que j’eus reçu une demande en mariage. Non pas qu’elle était prématurée, mais elle était tout simplement inutile. Je me sentais bien avec lui, j’étais contente de pratiquer l’espagnol et heureuse d’avoir approché cette partie de mon identité. Mais voilà : je ne l’aimais pas. Et de toute façon, comme on l’aura compris, je ne pouvais pas m’engager à long terme.

Très contrariée par mes silences, Jeanne mit tout en œuvre dans le but de me peiner. Elle les voulait, ces larmes retirées de mon visage depuis l’enfance, et elle éprouvait de la haine envers cela. Cette apparence avait sans cesse été un barrage tentant d’endiguer la zone inondable de ma dignité : non, Jeanne, je ne te ferai pas ce plaisir ! Elle se vengea en appuyant sur l’une des cordes les plus sensibles. Elle commença par nier ma double nationalité : j’étais belge et rien d’autre. Elle proclama ensuite que tous les Espagnols se ressemblaient : prétentieux, arrogants et trop bruyants. Nous ne sommes pas prétentieux, nous avons conscience de nos capacités. Nous ne sommes pas arrogants, nous sommes fiers de notre culture. Nous ne sommes pas bruyants, nous sommes passionnés, car la chaleur du soleil coule dans nos veines…

Quant à ma dernière relation de couple, j’y viendrai plus tard…

Même si l’amour n’a habité mon cœur dans aucune des histoires que j’ai vécues, j’ai souffert. J’ai souffert en vivant dans la peur constante d’être démasquée, d’être perçue comme un monstre et qu’une fois ma « vraie nature » dévoilée, on cesse de me désirer. J’ai souffert du sabotage de Jeanne, mais davantage du mien. J’ai souffert d’être vouée à la solitude. J’ai souffert de n’avoir jamais été amoureuse, de n’avoir jamais eu l’occasion de dire « je t’aime », même si je savais que c’était mieux ainsi.

En plus de ne pouvoir aimer, je ne veux pas tomber dans cette dynamique où chacun s’adresse à l’autre pour s’écouter parler. Où cet « autre » n’est qu’un miroir dans lequel on aime se réfléchir parce qu’il montre l’image qu’on y projette : celui ou celle qu’on voudrait être. Plaire à quelqu’un dans l’intention de se plaire à soi-même. Il devient un moyen, un biais, un couloir que l’on emprunte pour passer d’un « je suis » à un « j’existe ». Jusqu’au jour où la réalité écrase l’illusion née de cette idéalisation. Le miroir se brise et on se prend les éclats de verre en pleine âme. On recolle les morceaux, mais le reflet n’est plus le même. Il change, ON change. On recommence avec un nouvel « autre », le portrait devient de plus en plus flou et ne ressemble plus à rien. C’est à cet instant qu’on dit : « Je me suis oublié(e). » Ce n’est pas faux, mais pas tout à fait vrai. On a oublié notre vérité en se glissant dans la peau d’un moi idéal avec le piètre espoir de s’aimer. L’autre, l’autre, l’autre… l’autre, c’est toujours soi ! Nous sommes des narcissiques en puissance. Alors, l’amour ? Fi !

Le seul être que j’ai vraiment aimé est mon Golden Retriever, SunLee. J’en ai mal à l’estomac. On dirait que mes organes se compriment et se déplacent. L’air ne passe plus dans mes poumons. Ce corps semble rejeter la vie. Je m’effondre, à genoux, dans la boue. Je n’entends plus, je ne vois plus, je ne sens plus. Le néant.

Quand je parviens à me secouer et sortir de cette apnée, je lance ma voix dans le vide et mes cris deviennent des hurlements de colère qui se répercutent sur les murs glacés du silence. SunLee ! Tu me manques ! J’ai besoin d’aimer…

Je tente de tenir les larmes en échec, mais elles gagnent toujours la partie, autant essayer d’arrêter la course d’une rivière. J’entends au loin les gémissements d’un animal sauvage qui font écho en moi et me ramènent à cette réalité bien triste d’avoir beaucoup trop pleuré. Au bout d’un temps, les mouchoirs ne suffisent plus. Je les troque contre des rouleaux de papier toilette. L’importance de leur consommation provoque des songes où ma chambre, la maison, la rue et ses bâtiments sont faits de ces bandes tantôt blanches, bleues ou roses. Blanc, bleu, rose : les couleurs de ma douleur portée comme un drapeau.

Mes esprits retrouvés, je réalise que j’ai parcouru la moitié du chemin qui me sépare du chalet. Le dernier kilomètre se poursuit sous la cape froide de la nuit. Je suis étonnée de recevoir un appel à une heure aussi tardive ; c’est Jean-Yves :

–– Elena, c’est Jean, tout va bien ?

–– Oui, oui ça va. Figure-toi que je me suis posé la même question à ton sujet quand j’ai vu que tu me sonnais maintenant.

–– Tu m’avais dit que tu rentrerais vers cette heure-ci et ne te voyant pas arriver…

–– Comment ça ? Tu es chez moi ?

–– Oui, voilà. On devait venir demain mais Sof n’est pas très bien, on va devoir reporter notre petite fête et il fallait que je t’apporte ton cadeau.

Effarée, je lui réponds en pouffant de rire :

–– T’es sérieux ? Ça ne pouvait pas attendre ?

–– Ben, pas vraiment non. Je sors du boulot là, en fait, et ton cadeau s’y trouvait, réplique-t-il le ton devenu un peu hésitant.

–– Ah O.K., je suis là dans environ quinze minutes. Je suis à pied, je t’expliquerai plus tard…

–– À tout de suite alors !

Je n’en reviens pas : conduire deux heures, en pleine nuit, pour m’offrir un cadeau. Qu’est-ce qui peut bien valoir ce déplacement ?

Jean-Yves est tourné côté lac. Quand il me fait face, je vacille et frôle l’effondrement au propre comme au figuré. Un essaim d’émotions contradictoires fond sur moi. Attaquée de toute part, je suis pétrifiée, car non immunisée contre le venin qui tente de m’infecter ou, plus précisément, de m’affecter. Paradoxalement, ce venin est aussi un antidote…

Sans avoir reçu l’information de mon cerveau, mes jambes me mènent vers lui. À mon approche, Jean-Yves me tend le cadeau. Ses bras restent figés dans l’attente de ma réaction. Je ne le regarde pas vraiment, ça pourrait être dangereux. Je ne le touche pas, ça me condamnerait à perpétuité. Et, par-dessus tout, je fais un effort surhumain pour me maîtriser dans l’espoir que cela ne se produise pas à cet instant, car mon fléau se manifeste sans appel dès que l’émotion est forte.

Il vient de l’unité de police, ses parents sont flics, il a deux mois et demi et c’est un berger allemand…

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez