Le Morveux
–– Non Jean-Yves, tu es fou ? M’offrir un chien ? Je ne peux pas !
Je débite le tout en une seule expiration.
–– Tu es sûre ?
–– Oui ! Pas envie qu’il mette le bordel et pisse partout, en plus ! je confirme.
–– O.K., je comprends. Pas de souci, je le ramène alors.
Il exprime cela d’un air faussement léger, le chiot contre lui, tandis qu’il se dirige vers la voiture.
–– On se tient au courant pour la petite fête ? Dès que Sophie ira mieux, bien entendu, ajoute-t-il en poussant la voix au fur et à mesure de son éloignement.
Les mots restent coincés dans mes cordes vocales. Sans attendre de réponse, il grimpe dans son SUV et roule avec une lenteur un peu louche. Mes pieds ont compris ce que mon cerveau ne veut pas enregistrer et me propulsent dans sa direction. Il accélère. Je cours. J’entrevois la tête du chiot, dressé sur les pattes arrière, sa frimousse rivée sur moi.
Jean-Yves décide de mettre un terme à ce test. Il descend du véhicule et m’interroge, très amusé, les lèvres fendues jusqu’aux oreilles :
–– Alors, tu le veux ou pas ? On n’aime pas te savoir seule ici sans protection, Sophie et moi. Il fera un excellent gardien, tu verras.
Je profite de cet argument :
–– Oui, vous avez raison. Je viens justement de me faire la réflexion. Je le prends.
Il ouvre la portière, le petit berger allemand saute du siège et va se vautrer littéralement dans le gravier et la boue. Je jette un regard entendu à Jean-Yves et, sur un ton solennel, je remercie son initiative, ne laissant rien paraître du trouble qui m’anime.
–– Tu verras, il va changer ta vie, conclut-il, confiant.
–– Bah, il est juste là pour monter la garde, c’est tout. Il sera utile.
Je ne remarque même pas le départ de Jean-Yves, hypnotisée et pétrifiée. Je prends une bonne dizaine de profondes inspirations avant de remonter au chalet.
Dans l’objectif d’éviter tout contact, je prends l’ascenseur (oui, j’ai un ascenseur…). Les portes à peine ouvertes, il se rue dans le living-room. Super ! Une entrée réussie ! Le parquet à longues lattes mates est moucheté d’empreintes boueuses. « Non ! Pas le ta… »
Pas le temps de terminer cette phrase : il se roule sur le tapis anciennement couleur crème. Reste calme Elena, respire. Vite, de quoi le recouvrir ! Ah voilà ! Ce plaid fera l’affaire. Il est en cachemire, mais si je monte dénicher autre chose, à mon retour, le séjour aura l’aspect d’une peinture impressionniste. Tant pis ! Hop ! Je jette la couverture sur le diablotin, l’emprisonne à l’intérieur et le conduis à la douche. Le pommeau à quelques centimètres au-dessus de son arrière-train, il gémit et gratte les murs en ardoises. A-t-il le projet d’endommager tout ce qui sera à sa portée ? « Tu sais l’heure qu’il est ? Je suis exténuée ! Je termine et au lit ! »
Il cesse immédiatement toute jérémiade et me dévisage sans bouger d’un cil pendant que je frictionne son pelage à l’aide d’une serviette de bain. J’avale péniblement ma salive, intimidée par les prunelles couleur noisette de cette boule de poils qui ne dépasse pas les vingt centimètres au garrot.
« Au lit », j’ai dit. Mais où vais-je l’installer ? Je tente une boîte en carton remplie de serviettes, placée dans la buanderie. Sans surprise, je l’entends hurler à la mort depuis le rez-de-chaussée. L’épuisement de ces derniers jours provoque des tensions dans l’une de mes paupières qui clignote nerveusement. Exceptionnellement, je le dépose près du lit et, on l’aura deviné, il se hisse sur celui-ci. Hors de question de l’accepter sur la couette ! J’abdique et l’emporte dans la véranda, un matelas gonflable, initialement réservé au lac, sous le bras. L’avantage de cette pièce est qu’il urinera sur le carrelage plutôt que de gâcher le parquet de la chambre.
L’aube commence à s’infiltrer dans l’horizon, je me réveille courbatue, des frissons partout et un poids au niveau du thorax. Je constate rapidement les causes de cet inconfort : ce cerbère a croqué le matelas totalement dégonflé et il dort, les quatre fers en l’air, sur ma poitrine.
Je garde les détails de cette charmante matinée passée à nettoyer les excréments, ramasser la terre sortie des plantes ainsi que les restes d’un dictionnaire de poche.
Nous partons en promenade dans l’idée de récupérer mon véhicule. De là, direction Chilliwack où je me procurerai un « kit chiot » indispensable : panier, collier, laisse, stock de nourriture, brosse et un lot de jouets en tout genre dans l’espoir de garder mes meubles plus ou moins intacts. Inutile de préciser que la canaille velue a négocié sa place sur le siège passager. La posture fière, ceinture attachée, il aboie avant chaque virage, me lance des œillades approbatrices si je ralentis et des grognements aigus dans le cas contraire, sous de faux airs de copilote.
Aux feux, un sosie de Poncherello vient frapper à la vitre en faisant des moulinets de la main. J’exécute l’ordre du motard et la baisse. Un casque sur la tête et de grosses lunettes aux verres fumés, il me sermonne sur la présence d’un chien à l’avant, complétant ma collection d’un nouveau procès-verbal. L’économie de la province reposerait-elle sur cette pratique ?
Satisfaite de ces emplettes, je suis soulagée de rentrer avec une envie pressante de m’étendre sur le canapé. Une fois les clés balancées sur la table de salon, je sors les achats que je dispose le plus efficacement possible. J’ouvre grand la porte-fenêtre invitant l’air rafraîchissant du Mount Breakenridge à s’engouffrer dans le séjour.
Devant la télévision, difficile de suivre la météo avec les couinements infernaux du hérisson en caoutchouc. J’augmente le son. Ne l’entendant plus, je me redresse et aperçois son popotin noir bifurquer dans la cuisine. Ma curiosité le suit. Il mange ses croquettes, ou plutôt il les avale, ce goinfre. Prise en flagrant délit de filature, je le vois s’arrêter net, une oreille fainéante et l’autre aux aguets. Ses petits bourgeons plantés dans les miens, il semble m’évaluer avec circonspection. Le générique d’une émission populaire à laquelle je suis justement invitée fin novembre m’interpelle. À pas de loup, je rejoins le salon au moment où le chiot débarque, semant des croquettes sur son trajet. Dans sa course, il me double et, de justesse, j’évite sa patte. L’ayant remarqué, il se met à piailler à gorge déployée. Quel drama queen, celui-là ! Je suis en chaussettes et je ne l’ai pas touché. Je tourne résolument le dos à ses plaintes en toc. Le comédien en herbe interrompt ce cinéma, je me penche vers lui et il recommence de plus belle ! Ces lamentations me font presque rire quand il lève non pas la patte que j’ai failli écraser, mais l’autre !
Drapée dans un plaid, j’épie le cabot étalé de tout son long, les pattes arrière arquées comme celles d’une grenouille, la gueule en avant mordillant sa proie. Ce petit malin sait l’intérêt que je lui porte et pointe sa truffe dans ma direction. Mon épiderme réagit. Il abandonne le jeu et m’analyse. Ma poitrine se réchauffe. Au même instant, nous poussons chacun un long soupir. Au même instant, nous inclinons chacun la tête sur la gauche, sur la rive du cœur, l’air de se demander : « Qu’est-ce que je vais faire de toi ? »
Il approche lentement, je revois SunLee, mon soleil éteint. SunLee, je ne t’oublierai jamais, car je t’aimerai toujours. Rien ni personne ne te remplacera. Ce clébard sera un chien de garde, rien de plus.
Le berger allemand se poste face à moi. Il me décoche un regard qui a pour effet de me désorienter de mes acquis. Sa patte atterrit sur ma main. Je ne peux expliquer d’où ça me vient, mais je comprends qu’il veut poser son empreinte, fusionner, s’ancrer dans le port de mes jours même sombres. Il tourne le museau vers la baie vitrée, je l’imite. Le soleil brille…
Jean-Yves avait raison : en moins de vingt-quatre heures, il change déjà ma vie, ce Morveux…