Chapitre 6 - Le journal

— Charlie ! Cha-rlie !

Ces mots furent les premiers que Charlie entendit à son réveil. D’ailleurs, ils étaient la cause de son réveil. Après la disparition du chat, elle se rappelait s’être allongée sur le futon, encore habillée et ensuite, plus rien. Le néant. Un sommeil plat, sans rêve, comme s’il n’avait duré qu’une seconde. 
Elle avait envie de quémander quelques minutes supplémentaires au chaud, enveloppée dans sa couette, mais son amie était bien trop tenace.

— On parle de toi dans le journal ! Dites-moi Madame Henley, quel effet ça fait d’être célèbre ? ironisa Gwen, en se parant d’un accent soutenu.

Charlie se saisit du journal que Gwen exhibait fièrement. Elle n’était pas sure de vouloir en connaître le contenu, mais il fallait qu’elle sache si son nom était cité, afin de se préparer à affronter ses parents, qu’elle avait omis de prévenir. 
Il s’agissait visiblement de l’information principale du jour, puisqu’elle faisait les gros titres. On pouvait lire en gras et souligné : « Incendie à la bibliothèque de l’Université ; près de cent personnes évacuées ». 
La Tribune était imagée par une photo mettant en scène une dizaine de badauds, visiblement choqués et regroupés à l’entrée du célèbre bâtiment en proie aux flammes. La suite n’augurait rien de bon.

« Les étudiants de la prestigieuse université sont, depuis hier matin, privés de bibliothèque.

Alors qu’ils avaient le nez dans leurs bouquins, plusieurs d’entre eux ont constaté que de la fumée s’échappait en provenance de la section scientifique, au fond du bâtiment.

Rapidement dépêchés sur place, les pompiers se sont affairés à maîtriser les flammes alors que la centaine d’étudiants et employés présents sur les lieux étaient évacués.

Une jeune fille, récemment entrée en première année de sciences humaines et sociales et qui s’est trouvée surprise par les flammes, a été courageusement évacuée par un employé de la bibliothèque. Celui-ci, encore choqué par les évènements, nous a confié avoir pris tous les risques pour sortir l’étudiante du cœur de l’incendie.

Si aucune victime n’est donc à déplorer, d’importants dégât matériels ont été constatés et notamment une collection inestimable d’ouvrages scientifiques datant du siècle dernier.

Selon le Capitaine Bannerman, responsable de l’intervention, la structure du bâtiment ne serait pas endommagée.

Il souligne, pour autant, la rare intensité de l’incendie et la possibilité d’une explosion, décrite pas les témoins comme une bourrasque violente de vent, suivie d’une montée en puissance des flammes.

C’est en tout vingt-sept pompiers qui ont été mobilisés pour lutter contre ce mystérieux incendie. Sa cause reste, à ce jour, inconnue. »

Soulagée, Charlie plaqua le journal contre sa poitrine. Son nom n’était pas cité et sa promotion ne comptait pas moins de deux cent étudiants. Même si ses parents voyaient l’article, il lui serait aisé d’inculper une de ses camarades.

— Rends-le moi, il faut que je l’encadre, dit Gwen en riant. Bon, je vais à la boulangerie chercher le petit déjeuner de Madame la célébrité. Si tu veux mon avis, tu devrais profiter de mon absence pour aller prendre une douche. C’est pas que tu sens pas bon mais... Ben en fait, si, c’est exactement ça !

Gwen posa le journal sur le plan de travail et, fière de sa blague, quitta le cabanon en gloussant.

Charlie se sentit soulagée d’être seule. Il lui fallait mettre de l’ordre dans ses pensées et réfléchir à la façon dont elle allait aborder sa prochaine rencontre avec le chat. Pour se faire, elle avait besoin de calme ; qualificatif indéniablement inadapté au tempérament de son amie. 
Elle fila sous la douche et, revigorée par l’eau fumante qui réchauffait sa peau, lista mentalement les questions qui lui brûlaient les lèvres depuis sa rencontre avec Ezra. Au terme de sa réflexion et profitant de cet instant de sérénité, elle se laissa aller à imaginer ce lieux magique qu’elle avait brièvement visité la veille, en rêve.

Un bruit sourd la ramena à la réalité. Cachée derrière le paravent, elle sortit de la douche et enroula une serviette autour de son corps humide. Elle trouva l’intrus aux yeux violets assis sur le plan de travail de la cuisine, visiblement obnubilé par quelque chose qu’elle ne distinguait pas. Une tasse, brisée en mille morceaux, gisait au sol.

— Il va falloir apprendre à...

— Nous devons partir, la coupa Ezra, les yeux rivés sur le journal du jour. Maintenant !

Charlie resta un instant sidérée par l’injonction de l’intrus, qui n’avait vraiment pas l’air de plaisanter.

— Je n’irai nulle part dans cette tenue, tenta-t-elle pour détendre l’atmosphère, les mains posées sur sa taille.

Le chat fit pivoter lentement sa tête jusqu’à avoir la jeune fille dans sa ligne de mire et lui asséna un regard glacial. La température de la pièce sembla chuter instantanément alors qu’un frisson lui parcourut le corps. Pour un « protecteur », il n’était vraiment pas commode ! 
Une fraction de seconde plus tard, elle sentit la chaleur d’un pull épais en mohair effleurer sa peau. Ce pull, c’était le sien ! Elle baissa la tête et se vit vêtue des habits qu’elle avait emportés la veille.

— Comment..., murmura-t-elle.

— Peut-être que votre survie vous importe peu mais sachez que moi, j’y suis très attaché. Nous partons immédiatement !

Sur ces mots, la valise de Charlie disparut ainsi que toutes les affaires qu’elle avait éparpillées dans la pièce.

— Non ! s’exclama Charlie avec assurance. Je ne bougerai pas d’ici ! Je vous rappelle que nous avons un accord. Et puis, je ne partirai pas d’ici sans avoir dit au revoir à Gwen !

— Vous êtes aussi têtue que vos ancêtres, siffla Ezra. J’imagine que vous avez lu l’article ?

Charlie acquiesça subtilement de la tête.

— Et bien, continua-t-il, c’est la raison pour laquelle je dois vous mettre en sécurité. « Un mystérieux incendie », « aucune cause connue », « rare intensité », « une jeune fille au cœur des flammes ». Ai-je besoin d’en dire davantage ?

— Dites-moi plutôt où vous voulez en venir !

La chat maugréa et leva les yeux au ciel, ostensiblement exaspéré.

— Il est évident pour les initiés que cet incendie est d’origine magique !

Charlie ne comprenait pas la soit disant urgence de la situation. Ce chat avait visiblement le chic pour extrapoler et il était hors de question de rythmer sa vie au gré des désirs de Monsieur. Elle devait rapidement mettre les choses au clair.

— Et alors ? lança Charlie, l’air penaud. Vous avez dit hier que nous étions les deux seuls magiciens encore en vie.

Ezra sembla dérouté par la réponse de la jeune fille. Il marqua une courte pause pendant laquelle son expression, jusqu’alors froide et à la limite de l’indignation, s’adoucit sensiblement.

— C’est effectivement ce que j’ai dit, admit-il, les yeux fixés au sol, mais la réalité est bien plus complexe que cela. Il existe une société secrète, La Ligue, créée par des normains après la Grande Guerre. Ces gens sont habités par la haine et n’ont jamais cessé de nous traquer. Ils ont volé, brulé et même tué tout ce qui avait un lien avec la magie. Leur objectif principal est, et a toujours été, d’empêcher la prophétie de se réaliser. Croyez-moi, je connais leurs méthodes : maintenant qu’ils savent que vous existez, ils ne reculeront devant rien pour vous trouver.

La gorge de Charlie se noua, comme si quelque chose y était coincé. Vraisemblablement, ces nouvelles informations avaient du mal à passer. Il n’avait jamais été question de s’embarquer dans des histoires fantaisistes de sectes rancunières et encore moins de mettre sa vie en danger ! 
Elle se demanda comment elle avait pu, en l’espace de vingt quatre heures, voir sa vie changer à ce point. Si elle n’avait pas trouvé le livre, elle serait certainement sur les bancs de l’Université, occupée à divaguer, pendant qu’un professeur monotone exposerait une quelconque théorie ennuyeuse. 
Si elle ne l’avait pas trouvé, quelle différence cela aurait-il fait ? A quoi bon rétablir la magie dans un monde où les magiciens étaient tous déjà morts ? Il ne s’agissait pas ici de sauver des êtres vivants, mais bien un concept dont, de toute évidence, l’humanité se passait très bien.

— Je pense que nous nous sommes mal compris, annonça Charlie. J’étais d’accord pour apprendre à pratiquer la magie, pas pour me faire pourchasser par des fanatiques. Je pense qu’il vaut mieux en rester là !

— Il est trop tard pour tergiverser. Je vous demande de vous satisfaire de ces explications pour le moment. Nous aurons tout le temps d’en discuter une fois arrivés chez vos grands-parents.

— Chez mes grands-parents ? S’indigna Charlie. Vous rêvez ! Je ne leur ferais pas le plaisir de leur demander l’asile, escortée par un chat de gouttière parlant !

— Ils nous attendent déjà.